vendredi 18 juin 2021

A Sète sur un nuage avec un peintre et un poète: Albert Marquet et Paul Valéry





L'autre jour une barrière de pluie, lugubre à l'instar d'un tourment secret, nous séparait des rivages joyeux de l'été. La déprime nous métamorphosait en personnes irascibles, les radiateurs s'évertuaient en vain dans une maison battue d'âpres courants d'air, l'horizon s'étalait sur une mer de mélancolie ...

C 'était un samedi matin, et la sombre perspective de nous morfondre une minute de plus nous fit perdre la tête ; la même impulsion s'empara de nos tristes humeurs : partir, fuir, mais où ?

Un souvenir ensoleillé tinta alors dans ma mémoire, un tableau d'un maître qui n'aimait rien tant que peindre les ports de Méditerranée, puis un début d'interminable poème appris en classe de seconde :


« Ce toit tranquille, où marchent des colombes,

Entre les pins palpite, entre les tombes ;

Midi le juste y compose de feux

La mer, la mer toujours recommencée !

O récompense après une pensée

Qu'un long regard sur le calme des Dieux !


Et en fanfare, la strophe ultime de l'incantation ailée qui emporte l'âme inquiète vers l'ivresse marine :


« Le vent se lève ! … il faut tenter de vivre !

L'air immense ouvre et referme mon livre,

La vague en poudre ose jaillir des rocs !

Envolez-vous, pages toutes éblouies !

Rompez, vagues ! Rompez d'eaux réjouies

Ce toit tranquille où picoraient des focs ! »


«  Paul Valéry ! C'est cela ! Le vent se lève, vivons, et réservons tout de suite une chambre à Sète ! » dis-je d'un ton suppliant à l'Homme-mari étonné, mais prêt à me suivre pourvu que nous arrivions en pays chaud le plus vite possible.

Tout en parcourant la liste des hôtels de la « Venise » du Languedoc, je lui vantais avec enthousiasme l'excellence du poisson local, la douceur des canaux bordant les quais, le pittoresque des barques de pêche, la poésie pure de Paul Valéry, la fameuse chanson de l'impertinent Brassens (dont je ne me souvenais plus guère) les attraits du Musée installé dans un monument des plus modernes et des plus épurés, et le charmant Grand Hôtel qui servit d'atelier au peintre Albert Marquet, amoureux éperdu des rives chatoyantes de notre mer adorée .

« Eh bien, pourquoi chercher ? Allons au Grand Hôtel, en cette fin de confinement et de couvre-feu drastique, on va nous accueillir comme des survivants et nous aurons droit à des prix d'amis  ! »


Toujours frissonnants, un monceau de lainages en main, nous démarrâmes en trombe vers la cité des eaux paisibles. Sète se mirait dans nos souvenirs comme une île ombragée de bosquets de pins et ruisselante de vie sur ses quais bordés de façades évoquant les suaves nuances des tresses de guimauve !

Serions-nous dépités devant son visage de fin de printemps après les affres d'une année terrible ?

Au moins, un tableau d'Albert Marquet, d'une grâce infinie dans sa pureté de nacre et ses ondoiements bleues, nous attendrait au Musée : les « Voiliers à Sète » ne nous décevraient certainement pas ! C'est cela l'apanage des belles œuvres, elles vous réconfortent, vous exaltent, vous libèrent, vous prouvent la valeur de l'existence, la vérité de l'ordre du monde, la beauté sans laquelle la terre ne tournerait pas rond, et encore mieux, elles vous rajeunissent et vous rendent éternellement heureux.

Aucune maison n'est plus précieuse aux hommes que le Musée, sanctuaire des Muses, ces sages filles de Zeus, qui s'activent avec ferveur au sein des ces grands bateaux immobiles...surtout en Province où le silence respectueux est de rigueur.

La pluie eût l'obligeance de s'apaiser sur une route vide, bientôt les vignobles florissants s'alignèrent comme des armées vaillantes sur les plaines du Languedoc. Soudain, les dansants bosquets de pins couvrirent de leurs verts parasols l'horizon dégagé par un vent impétueux venu de la mer.

Une heure après, nous longeâmes des marais piquetés de roseaux, franchirent des robines, et aperçurent une petite montagne engloutie en ses jardins : Sète levée au-dessus de ses canaux en ribambelle !

« C'est une catastrophe, s'écria l'Homme-Mari, ce confinement m'a rendu fou, j'ignore où se trouve ce maudit Grand Hôtel, et nous avons tous deux oubliés nos portables, nous allons errer pendant longtemps, et si nous réussissons à trouver, je crois avoir laissé la réservation à la maison, c'est presque certain : ils ne nous laisseront même pas entrer ... »

«  La vie est belle, dis-je, regarde par là, on ne voit que lui ! C'est le second phare de la ville ! »

Au bout d'un premier canal, s'ouvrait un second qui portait un beau bâtiment d'allure Belle Epoque sur la façade duquel se détachait cette précieuse indication à l'instar d'un fanion royal :  « Grand Hôtel ».

Un escalier encadré de deux déesses porteuses de flambeaux, le sourire d'une charmante personne qui se garda de la moindre remarque notre étourderie et tout de suite l'atmosphère prenante d'un lieu hors des tumultes du monde !

Dans le vaste hall, l'extravagante architecture des balcons intérieurs, courant autour des trois étages, donnait un sentiment de liberté désinvolte. Cet immense patio évoquait les bruissements des robes longues aux soieries froufroutantes, la discrète volupté des valses désuètes, les échos des bavardages distingués, les murmures des fausses et vraies confidences parmi les sofas de velours.

Tout un art de vivre qui nous manque parfois avec une troublante acuité …

L'hôtel se paraît à chaque étage de salons aux commodes lustrées, de portraits émouvants, de malles rebondies oubliées par des voyageurs partis vers des contrées inconnues. A chaque pas, le silence devenait éloquent, la pénombre hantée... l'esprit du lieu nous souhaitait-il la bienvenue à sa façon ?

Intimidés, nous ouvrîmes la porte de notre chambre avec une clef ancienne, (à notre muet contentement) et entrâmes dans une pièce ronde, évoquant la salle du gardien d'un phare : trois hautes fenêtres plongeaient sur les canaux, la lumière vivace transformait cette chambre d'hôtel en atelier d'artiste ou ermitage d'écrivain. Albert Marquet avait certainement vécu des heures détachées de tout ce qui n'était pas sa sensible vision des eaux étincelantes !

L'homme-mari trop épuisé pour sentir l'inspiration si ce n'est celle d'une sieste, ferma soigneusement les persiennes et se replia sur son repos.

Il me fallait absolument respirer la ville et tant pis pour la chaleur dévorant tout sur son passage !

L'été déferlait sur Sète en vagues brûlantes ; au bord des canaux, d'innombrables terrasses vibraient de rires et d'appels, des enfants chahutaient gentiment devant les barques ; et des processions d'élégantes en robes fleuries trottinaient devant les tentantes boutiques du cœur de la ville.

Pour quelqu'un qui vient de supporter une année de confinement et contraintes au tréfonds d'une campagne humide c'est l'incroyable retour à la vie !

Je vais au hasard, cherchant l'itinéraire le plus rapide menant au fameux Musée Paul Valéry, et à force de grimper dans les ruelles, je finis par me perdre.

Demander son chemin avec l'obligation de porter un masque cachant votre bonne mine est toujours une épreuve, mais j'ai la chance de ne pas terroriser une aimable Sètoise qui en profite pour engager la conversation.

Sète a quelque chose de l'Italie du Sud, parler à son prochain, fut-il rouge sous son masque de tissu bleu, fait partie des plaisirs simples donnés par le Ciel !

«  Je ne vous conseille pas d'aller à pied au Musée Paul Valèry par cette chaleur, me dit-elle sans ambages ; vous comprennez, juste avant, il faut grimper la côte des Bédouins, c'est vraiment pénible ...prenez le bus en face du Monoprix. Faites-le pour moi, sinon , je penserai à vous et à votre mari demain, et je serais inquiète. »

Interloquée devant tant de gentille véhémence, je ne proteste pas.

Satisfaite de mon obéissance, l'inconnue me raconte sa ville ; soudain, elle me confie : »

Mon enfant (ce qui me semble très flatteur!), j'aurai bientôt cent ans, voilà pourquoi j'ai si peur d'escalader ma ville bien-aimée ! »

Cette fois, je suis éberluée ! Du coup, nous ôtons nos masques, mais la charmante Sètoise ne me paraît pas si âgée ! Cette ville garderait-elle le secret de la fontaine de Jouvence ?

Nous nous serrons la main, tant pis pour les contraintes, et l'inconnue plante son regard bleu dans mes yeux en me disant d'une voix douce :

« La seule chose qui compte sur cette terre, c'est d'aimer ! »

Ais-je rencontré un ange ?

D'humeur guillerette, j'interroge tout de même, à mon retour,les très attentifs récéptionnistes du Grand Hôtel sur le péril de cette « terrible côte des Bédouins ».

Les sourires s'élargissent, on me rassure, ni bus, ni taxi, rien n'est plus facile que de franchir la redoutable montée menant au musée!et le jardin perché au dessus du cimetière marin nous aidera à retrouver notre souffle .. . 

« Pour marcher sans peine, partez en haut du Jardin Simone Weil, la promenade vous plaira ! »

« Eh bien, allons voir ce jardin tout de suite », propose l'Homme-Mari , ravi d'échapper à la ville déchaînée .

Derrière l'hôtel, après une rue débordante, une place couverte de cafés et de gens assoiffés, voici une grille protégeant un sanctuaire d'arbres immenses ; nous la poussons, et un calme enchanté nous sépare à l'instar d'un coup d'épée de cette agitation déjà très estivale. C'est l'heure où s'ébattent les enfants au fil des allées. Perché sur sa pente assez raide, le jardin semble suspendu au dessus de sa fontaine ; une poussière fauve se pose sur les marronniers, un ruisseau court à travers les pelouses, les habitués nous saluent avec une courtoisie discrète.

Quel dommage de ne pas rêver jusqu'à la nuit ! Maudit soit le couvre-feu !

Le lendemain, l'Homme-Mari marche d'un pas assuré vers les cimes de la montagne Saint Clair tandis que je guette la mer à travers ruelles et terrasses. Le lycée Paul Valéry nous frappe par sa noble prestance, mais où se cache le Musée ?

À Sète, il faut monter mais aussi savoir descendre ; au hasard des rues vides peuplés de linge se balançant aux balcons ouvragés de volutes.

Une descente de trop et nous flânons hors du temps sur la place en forme de proue de la Décanale Saint-Louis, sanctuaire à la puissante sérénité, gardien tutélaire de la Foi au cœur de la ville.

Hélas, le pavé brûlant devient vite intolérable ! nous remontons sec : serait-ce la mauvaise côte des Bédouins ? Voici le cimetière, mais la chaleur nous ôte toute émotion !

Comme des naufragés du Sahara, nous nous hâtons avec la vaillance de ceux qui endurent une soif indicible vers les lignes nettes d'un bâtiment sévère cerné de cactus.

Nous touchons au port !  : ce navire hiératique, c'est le Musée !

Plus aucun obstacle, (si ce n'est l'urgent achat d'une bouteille d'eau), ne se dresse entre les « Voiliers à Sète » éternisés par Albert Marquet, voici quasi cent ans, et ses humbles visiteurs.

Après avoir repris bonne figure en calmant l'ardeur de nos teints rougeoyants, nous implorons les Muses de nous accueillir en leur maison.

Une blonde jeune personne vient en leur nom nous prier de nous acquitter du billet ! Ciel ! nous n'y songions plus !

Sur un vaste pan de mur, le tableau tant espéré flotte comme un nuage : une mer au repos et des voiles respirant la brise . Le dessin aiguisé et l'atmosphère rêveuse rythment l'ondoyante vision des eaux traversées de sillages blancs, du quai peuplé de minuscules promeneurs et au loin, des digues pareilles à des remparts immatériels.

Cette évocation irréelle touche par sa magistrale simplicité, saisit le cœur, ranime l'esprit, atteint l'âme ...et donne l'envie irrépressible de repartir avec le tableau sous le bras !

Fuyant la tentation, nous nous réfugions au restaurant, puis attrapons cette fois un bus qui s'en va vers la Vigie : or, nous ignorons absolument où l'on nous emporte !

Amusée, une dame élégante nous prend sous son égide et nous entraîne sur une plage inconnue aux touristes du coté d'un quartier résidentiel.

D'abord, il faut affronter le mystère d'un tunnel, ensuite, miracle, s'ouvre une crique bordée de rochers. On se croirait dans le tableau d'Albert Marquet ! Au loin, les voiliers hument le vent du soir, l'eau est fraîche, la plage parsemée de familles et l'horizon pur.

En cette suave fin d'après-midi surchauffée de soleil fringant, port et canaux s'habillent de lueurs irisées . Recueillie sous l'or en fusion du couchant, la ville révèle sa douce harmonie de fille de la méditerranée.

Au matin, nous remercions le Grand Hôtel de ses généreux efforts envers les voyageurs de dernière minute. En guise d'adieu, sur les canaux, des chants énergiques s'élèvent d'un cortège de barques rouges et bleues …

Adieu ? Non : au revoir !

A bientôt,

Nathalie-Alix de La Panouse

ou Lady Alix





Voiliers à Séte 1924, Albert Marquet, musée Paul Valéry Sète




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