jeudi 1 juillet 2021

L'art de rendre heureux ou la romancière Elizabeth Goudge



Au vert pays des romancières anglaises

Ce texte est dédié à ma cousine anglaise Margaret de Salis, disparue voici cinq ans, qui était intarissable sur Elisabeth Goudge

Souvenez-vous des livres de votre adolescence !

Aimiez-vous les romans, déjà désuets à l'époque de votre adolescence, que de très distinguées femmes de Lettres britanniques, en tailleurs de tweed et double-rangs de perles, inventaient en leurs manoirs noyés sous les brumes vaporeuses de Cornouailles, ou au fond de leurs cottages réchauffés par les timides rayons du pâle soleil se posant parfois sur les jardins du Devon ?

Imaginez un instant ce prodige : vous avez à nouveau l'âge de courir le monde sur les ailes du vent, vous dirigez votre invisible personne dans les secrets d'un château anglais, d'une île battue des tempêtes , d'un volcan éteint, d'une villa épargnée par le Vésuve. Surtout, vous entrez comme un vieil ami au sein d'un cercle de famille en ignorant que ses membres reviendront hanter votre vie...

Parvenu à l'âge où l'on affecte de connaître les joies et douleurs de ce bas-monde, vous pensiez peut-être que les héros de papier s'effaçaient autant que les anciennes amours, que l'horizon n'avait cure de ces amitiés spirituelles qui tinrent tant de place et furent un si grand réconfort en vos vertes années .

C'était oublier le hasard, ce lutin moqueur qui s'amuse à jouer des tours aux mortels trop sûrs d'eux.

On me prie un matin de conseiller un roman qui soit véritablement prenant, délicieusement démodé, d'une écriture fine et sensible, quelque chose qui ne semble plus exister sur les rayons des librairies. Or, si ma bibliothèque est bien fournie, mon humeur souffre de tracasseries impromptues ; j'ai l'esprit ailleurs tout en ne voulant décevoir cette lectrice qui me fait confiance. Ma main cherche, parmi les livres empilés en désordre ; j'attrape un volume rouge sur lequel brille ce titre doré : 

« Le Domaine Enchanté ».

J'éprouve un sentiment bizarre, un mélange de culpabilité et de mélancolie, mais on attend mon avis éclairé ...

« C'est un roman d' un femme de Lettres anglaise qui fut célèbre il y a longtemps, Elisabeth Goudge. L' histoire se passe à la veille de la seconde guerre mondiale, dans un manoir au nom ravissant »Damerosehay », le château de la Dame Rose, au bord de la mer : un récit facile mais tout de même …enfin, je ne l'ai pas ouvert depuis des siècles. Aucune importance, lisez-le, soit vous pleurerez d'ennui, soit vous viendrez en hâte me demander la suite. »

La porte se referme sur le livre; soudain j'ai l'impression d'avoir abandonné un ami entre des mains indifférentes.

Ce roman ! C'est le premier d'une trilogie dont je n'ai lu le dernier tome qu'en anglais, mais comme les deux autres ont compté autrefois ! Et je viens d'en laisser un entre des mains indifférentes ! Je ne le reverrai jamais peut-être ! Mon adolescence était toute entière dans ces pages et j'ai laissé dormir ce que j'avais adoré..

Elizabeth Goudge ! tour à tour ensorcelante et suffocante, capable de tisser des récits étincelants de spiritualité ou au contraire d'une aimable simplicité.

Seuls les cœurs de pierre ne subissent l'envoûtement de ces histoires débordantes de tendre compréhension envers les enfants timides et réservés, ceux qu'un rien bouleverse et que ravissent la douceur d'un chat ou la compagnie d'un bon chien !

Romancière solitaire et fervente, âme subtile sondant les coeurs en proie aux vertiges des passions, créatrice aimant avec fidélité, angoisse et compassion ses familles de papier …un flot de titres tourbillonne comme feuilles d'automne poussées par le vent : «l 'Arche dans la tempête », « Le Pays du Dauphin vert », « La Cité des Cloches » ; récits aussi vaporeux que des poèmes en prose, et bouleversés d'amour et de folie sous l'écriture d'une rare élégance !

Mais, celui que je désire ardemment relire c'est « L'Auberge du Pèlerin », second volet du « Domaine enchanté » étourdiment prêté . Cette fois, je réclame l'assistance d'une librairie en ligne et, miracle de nos temps modernes, je commande en deux secondes non pas un mais deux tomes de la trilogie des «  Elliot de Damerosehay ».

Trois jours après, j'ose relire ce que j'avais tant aimé.

Se plonger dans un roman oublié exige de prendre le risque d'une amère désillusion, Il est prudent de chausser les « lunettes de l'amour » si l'on ose réveiller un amour ancien, en chair et en os ou de papier...Vais-je comprendre les clefs de l'oeuvre de cette magicienne qui m'appris autrefois les délices du surnaturel, serais-je « désenchantée » de la tumultueuse famille Elliot de Damerosehay, des enfants du Frocq s'ébattant libres sur les prairies de l'île de Guernesey, de Marianne et Marguerite, sœurs amoureuses du beau William au « Pays du Dauphin vert » ?

Me voilà imitant Ronsard relisant l'Iliade, je ferme « l'huis sur moi » et nage dans l'eau de ma mémoire.

Dès les premières pages de l'Auberge du Pèlerin, je réalise à ma surprise que je n'ai rien oublié, pas une ligne, pas un sourire, ni la description adorable des enfants , celles plus profondes des secrets des grandes personnes. Les personnages sont vifs, alertes, éternels ; l'intrigue se hâte avec lenteur, en se parant de la poésie du quotidien, de la beauté décatie des maisons drapées de guirlandes de lierre, de la douce dignité de Lucilla, châtelaine de Damerosehay, et des fééries vécues sous les frondaisons du Bois du chevalier.

Quel cortège puissant et rare ! les livres aimés, à l'instar des personnes jadis adorés, jaillissent sans l'ombre d'une ride même des pages sentant le neuf.

L'Arche dans la tempête », premier roman d'Elizabeth Goudge annonce avec une tendre fougue la trilogie de la famille Elliot mais où sont les maladresses d'un romancier débutant ? Le récit des épreuves endurées tour à tour par chaque membre de cette famille d'insulaires tentant de survivre malgré la pauvreté et l'avenir incertain relève d'une maîtrise parfaite.

Aucune mièvrerie inutile, aucun désir de cacher les horreurs de la misère enfantine ou la méchanceté de certains adultes. L'essentiel n'est pourtant pas là. Elizabeth Goudge trentenaire possède déjà sa désarmante facilité de naviguer du visible à l'invisible, sous sa plume, un monde inconnu frissonne, ses héros « voient des choses », ont des pressentiments qui les guident. Ils évoluent dans un univers clôt où les anciennes légendes, les paysages angoissants et sublimes, les rues grouillantes et sulfureuses du quartier pauvre de Saint-Pierre, et le Français, transformé en mélopée chantante, mènent la sarabande

Autour d'eux, l'île de Guernesey palpite comme une terre peuplée de fées et de lutins, tantôt bienveillante, tantôt terrifiante ; sur ses falaises brille une lumière divine apportant l'espoir de la rédemption. Bien loin d'un roman classique, faussement sage et délicieusement pudique, « L'Arche dans la tempête » est aussi une profession de foi en l'amour de la vie, en l'exigence absolue de la Beauté, spirituelle et concrète, et une ode à la ferme- manoir de Bon Repos, roc immémorial affrontant les éléments sans broncher car sanctuaire de l'affection familiale et de la fidélité.

Je ne dévoilerais rien de plus, à vous d'oser suivre la subtile et troublante Elizabeth Goudge sur l'île de son enfance...

La trilogie des Elliot de Damerosehay s'étale sur une dizaine d'années en suivant aventures sentimentales et développement moral d'un aréopage de héros extrêmement attachants ou infiniment agaçants.

Mais, ce sont les maisons qui gouvernent dans l'ombre et remportent les victoires décisives ! Les maisons et aussi les personnages à priori modestes, les vrais »amoureux de la vie » qui donnent sans rien attendre.

Voici le manoir de Damerosehay, dominant la mer de sa gracieuse architecture, isolé au fond d'un parc portant en son cœur un jardin secret réservé aux enfants. Ce domaine est investi de l'inflexible vocation de refuge familial obligeant aux sacrifices mais donnant en échange paix et repos de l'âme et du corps !

Une seconde vieille maison , sa voisine au sein d'un terroir hors du temps, va lui servir de sœur . Grâce à la ruse de Lucilla, chef de famille devant l'Eternel,son fils, le brave Georges, général doué d'une immense bonté et d'un manque total d'imagination, et ses cinq enfants aux caractères extrêmement variés, s'entichent de » l'Auberge du Pèlerin ». Blottie sur la courbe d'une rivière endormie, cette antique » Maison Dieu », cache en ses flancs robustes une très longue histoire, la famille s'unira ainsi afin de mettre au jour la fresque éclatante de vie couvrant les murs de la chapelle confondue par ses anciens propriétaires avec le garde-manger !

Mais, que seraient ces nobles maisons sans le courage de ceux qui essaient d'y maintenir un art de vivre élégant et généreux malgré les aléas de la fortune et les secousses du cœur ? C'est le sujet de la trilogie !

Une grande dame que le temps effleure à peine, lady Lucilla règne sur Damerosehay et ne cédera sa place qu'au troisième tome.

Lucilla impose sous son sourire charmeur sa loi implacable et ses caprices bienveillants à tous les membres de sa famille ! C'est pour forger l'unité des Elliot qu'elle a jadis décidé d'acheter le « domaine enchanté » de Damerosehay.

Nul n'a le droit de déroger à son idéal : fidélité et beauté.

Fascinante grâce à une volonté acharnée, égoïste sans s'en douter, esthète dans l'âme, elle tente de faire de sa vie une œuvre d'art pour le bien de sa famille, et n'autorise aucune mutinerie. Elle empêchera son petit-fils adoré, le beau David, d'épouser sa superbe belle-soeur, la glaciale Nadine, fraîchement divorcée du pauvre Georges, en avouant son sacrifice de jeune femme : dans sa jeunesse, en dépit de sa passion délirante, elle a décidé de rompre avec l'homme séduisant qui voulait l'enlever à un époux ennuyeux ...

Mais, on pardonne absolument tout à cette grand-mère qui en retour ne vit que pour faire le bonheur des siens, à sa façon s'entend …

L 'héritière morale de lady Lucilla apparaît dans les deux autres volumes, c'est Sally, future châtelain f de Damerosehay dans le troisième tome : « La maison des sources » (« The heart of the family » en version originale)». Fille d'un peintre célèbre cette douce et altruiste jeune femme ignore la force de son pouvoir de séduction elle se donne tout entière au beau et égocentrique David, mais le bonheur du jeune couple ne saurait se réaliser sans l'appui de Lucilla !

La troublante Nadine, femme fatale insatisfaite, manque de peu de ruiner l'oeuvre de Lucilla et ensuite l'espoir amoureux de la timide Sally. Mais le sens du devoir prend toujours le dessus chez les personnages d'Elizabeth Goudge ! Doit-on la remercier ou la détester ?

Notre exquise Femme de Lettres serait-elle une féministe qui s'ignore ? Ses personnages masculins, souvent  moins complexes, relèvent non sans mal les défis des héroïnes ! le plus réussi, à mon avis, est un humble vicaire campagnard, Hilaire, fils de Lucilla . Auprès de cette grande âme modeste, les Elliot déchirés ou perdus trouvent le réconfort et aspirent à un nouvel élan de foi …

Hilaire est le bon pasteur de la famille et des amis blessés gravitant autour des deux manoirs. Seconds rôles doués d'une importance extrême, ces personnages aident les Elliot ravagés par un amour secret ou les horreurs de la guerre à se retrouver, à vaincre leurs démons ...

Mais, à chaque génération, les enfants Elliot, David, Ben, Caroline, Tommy, Jerry, Joséphine, Meg et Robin, jouant dans le jardin sauvage qui leur est réservé l'emportent en vérité et en charme sur les grands personnes : ils illustrent la plénitude de son art chez cette femme de Lettres qui ne fut jamais mère ...

Enfin, au fil de ses romans, jusqu'à la fin de sa vie, Elizabeth Goudge écrivit dans l'espoir farouche de nous montrer que le soleil de la rédemption perce les nuages de l'amertume, que l'amour sincère ne meurt jamais, que l'enfance brille en nous comme une flamme ranimant notre courage.

Comment la juger démodée ?

A bientôt !

Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix



Plage de Petit Bôt Bay à Guernesey:
un décor du Pays du Dauphin Vert ou de
l'Arche dans la tempête d'Elisabeth Goudge


Le Domaine enchanté, l'Auberge du Pèlerin, la Maison des Sources sont proposés par le Mercure de France dans une nouvelle édition !



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