Pages Capriotes
L'envie de bavarder à Capri ne meurt pas, même si sous le masque le charme du sourire est devenu subtil ! Tant pis encore si la sensation pénible d'étouffer dans ce bout de chiffon obligatoire métamorphose une aimable rencontre en épreuve héroïque !
L'essentiel tient bon : la volonté d'écouter son prochain avant de lui répondre avec une vibrante conviction, la manie charmante de s'aider de ses mains afin de souligner ses mots les plus vifs. Sans oublier, le bel enthousiasme spontané, apanage de toute discussion courtoise, humaniste, mais franche, mais énergique.En somme, rien ne change et les masques sont vaincus !
Ma mémoire vole ; nous sommes en décembre, je descends d'Anacapri à Capri en pleurant plus qu'une fontaine, le bateau attend déjà à Marina Grande, comment se résoudre à quitter l'île ?
Si seulement une tempête farouche, implacable se levait ! Autour de moi, le doux italien chante dans le petit bus débordant de déesses antiques et de dames au regard sévère. Nous oscillons de virages en virages sur la route la plus périlleuse du monde, le vide nous nargue sous la lumière pure de ce matin d'hiver. Parmi les coups de klaxon féroces, comme un fleuve se jetant dans la mer, bruissent et gazouillent les confidences et bavardages que rythment de passionnés : « Allora, allora, allora... »
Bouleversée, je sanglote sans honte face au grandiose spectacle sculpté de beauté surnaturelle qui est le quotidien des îliens en toute saison : la baie de Naples protégée par son volcan placide, parcourue de frissons de cristal, parsemée d' îles, si lointaines et si proches, et en face de notre descente brinquebalante, les falaises d'or bruni du Monte Tiberio défiant les profondeurs marines.
Je crains que mon cœur n'éclate, je ne peux partir, et une terrible angoisse me taraude : si nous ne revenions jamais ? Qui serait assez arrogant pour ne craindre les terribles secousses de la destinée ?
Je viens de penser à haute voix, cela arrive souvent dans un pays où parler est une preuve de savoir-vivre ! Une dame dont l'âge n'a aucune espèce d'importance,(à Capri, personne n'en a de bien défini), assise sur le siège avant, se retourne et me détaille sans pitié. Ses yeux ont la même teinte que celle des vagues pourfendant les rochers au pied des précipices s'ouvrant au-dessous de notre route.
Elle évoque une sirène qui se serait grimée afin de se mêler sans façon aux habitants de son ancien royaume.
"Vous aimez à ce point l'île ?" Je tente désespérément de bafouiller une réponse sensée, l'inconnue a un vague sourire, puis d'un geste autoritaire, la voilà qui serre ma main, ses prunelles bleu- turquoise s'enfoncent dans les miennes, sa voix rauque me donne soudain le « tu » réservé aux vieilles connaissances :
« Ceux qui aiment vraiment Capri reviennent toujours ici comme mon ancêtre ; tu veux connaître son histoire ? »
Ensorcelée, apaisée, consolée, je réponds d'un ton timide « Mi piace ! »
L'étrange dame approuve et se présente en entremêlant un gracieux français avec son italien des plus élégants :
« Je suis Pamela, un prénom anglais, j'en ai hérité de mon ancêtre qui était fille d'un anglais distingué.
Je t'explique cela tout de suite si tu cesses de de pleurnicher.Tu agaces le bus entier et perturbe le chauffeur, cela sera ta faute si nous basculons sur les statues gisant sous la mer juste en bas du gouffre … Je continue ,vois-tu mon histoire remonte haut car je suis...enfin, disons que je suis aussi vieille que les grottes de l'île … »
Je manque de respirer, qui est cette femme ?
« Ne cherche pas à comprendre », ajoute-t-elle en un murmure inquiétant noyé dans un froissement de tôle.
L'intrépide petit bus frôle un camion et en profite pour foncer droit sur un entassement monstrueux de rocs ! arrive le tournant, nous sommes sauvés !
Personne ne bronche tant cette conduite hallucinante s'inscrit dans l'effarante routine capriote. Ma singulière voisine ferme à demi les yeux comme si le sommeil s'emparait d'elle. Puis, elle ouvre grand son étincelant regard d'aigue-marine et reprend :
« Le père de mon ancêtre était un lord. Cela n'a rien que de très naturel ; à partir du jour où il Signor Pagano envoya deux grans diables de Tedeschi à la découverte de la Grotta Azzura, (que tout le monde connaissait ici depuis les Grecs soit dit en passant), les Anglais fortunés qui s'ennuyaient sur leur île froide ont cru que le paradis fleurissait chez nous.
A l'instar des Anges, il sont descendus non pas du Ciel mais du bateau qui faisait la navette, depuis Sorrente et ils ont vu que nos filles étaient belles ! Ils les ont apprivoisées par de douces paroles, ils ont volé sur les toiles blanches qu'ils transportaient chaque jour au hasard, soit sur la courte plage de Marina Grande, soit au cœur des palais effondrés au sein des eaux, ou, pour les plus audacieux, dans les profondeurs des grottes, leurs visages, les silhouettes, les poses simples et les manières de nos îliennes ingénues.
Puis les gracieux portraits de ces innocentes ont fait le tour de l'Europe ! Nos filles, descendantes des sirènes, étaient partout ! Et comme si cela ne leur suffisait pas, ces jeunes peintres du beau monde ont imité le maître des enfers, ce sombre Hadès qui osa s'emparer de la fille de Demeter .
Eux aussi ont eu l'audace de ravir nos filles, de les emporter dans leur climat froid ! ces belles enfants qui ne pouvaient vivre ailleurs que sur notre île se sont fanées, attristées, elles ont appris un mot inconnu : malinconia, mélancolie...
Mais la mère de Pamela résista mieux que les autres, son amour de la vie et de Capri, ne l'abandonna jamais même sous les déluges de pluie, les mornes soirées, les avances des curieux du grand monde ou des campagnards intrigués qui voyaient en cette îlienne une espèce de sauvageonne. Très vite, après la naissance de Pamela, leur fille aux yeux de brillante turquoise, la chance voulut que son époux se languisse autant qu'elle des grottes secrètes, de la mer d'un bleu profond, et des montagnes en fleurs ; il rêvait lui aussi d'entendre les disputes entre le bourg de Capri et les gens de la montagne d'Anacapri, de revoir les dauphins qui en ce temps-là cabriolaient vers le Faro, et de bavarder en compagnie de nos gens aimables qui vous parlent sans façon. Il lui manquait ses promenades sur les escaliers de pierre traversant l'île, depuis les vergers de robustes citronniers, jusqu'aux belvédères construits par les Cyclopes que l'on prétend hantés par Tibère ou habités par les Sirènes.... »
« Vous voulez dire que le couple s'est finalement installé à l'année ? » dis-je en la brusquant malgré moi, mais le port approchait !
Nous venions d'enfiler les ultimes lacets menant au bourg de Capri où se préparait le marché de Noël, d'ici peu le conducteur , entre deux saluts et trois coups de freins particulièrement redoutables, piquerait droit sur le port pétrifié dans la limpide sérénité du matin. Je croyais déjà voir les petites barques rouges et bleues sagement étalées sur la minuscule plage de galets.
Qu'allait-il advenir du destin de Pamela, fille distinguée de prodigieux amoureux de Capri ?
Ma voisine allait-elle me promettre la suite de son récit pour une prochaine fois ?
A moins que cette surprenante créature ne soit douée du pouvoir de suspendre le temps …
Les yeux de la conteuse s'élargissent, j'éprouve la bizarre sensation de m'y noyer, je vois une villa ceinte de colonnes grises sur lesquelles s'enroulent des lianes de chèvrefeuille, des jardins en espaliers couverts d'orangers, des marches usées menant au toit en terrasse, et la mer de saphir liquide, ombrée vers le large de diaphanes éclairs mauves...
La voix chantante et assourdie reprend le fil du récit :
« Vers le début du siècle dernier, Anglais et Allemands aux poches bourrées d'or, et même une poignée d' Américains déterminés à égaler les fastes des empereurs de Rome, engageaient, aussitôt débarqués sur l'île, un architecte capables de bâtir les plus somptueuses villas en partant des vestiges antiques.
Mais, le lord et sa capriote d'épouse se contentèrent d'une villa solide, presque austère, privée du luxe factice qui nous donna une si mauvaise réputation !
Pamela, à laquelle sa mère fit don de son amour de la vie et de Capri, grandit dans un jardin dominant le paysage d'Anacapri, un domaine minuscule façonné par des terrasses ombragées d'orangers.A cette époque virevoltait sur nos sentiers, le chevalier des Cailles, cet olibrius qui avait toujours une reine, une impératrice ou une princesse héritière à son bras, ce docteur Munthe qui fit tant de bien et aussi tant de bêtises et se montra si prétentieux !
Pourtant, il valait mieux que ses manières, son cœur avait de la bonté,mais il rêvait mais ne se souciait pas des conséquences de ses rêves .. Et maintenant sa précieuse maison remplie de souvenirs de pacotille attire les visiteurs d'un jour ! On les voit trottiner derrière leur guide qui ne les guide en rien, ils se précipitent vers le point de vue et ne réfléchissent à rien ! Même pas aux belles choses et aux gens aimables qui sont sous leur nez !
Que ressentent-ils à part l'envie d'envoyer une photo à des gens qui s'en moquent ?
Non, ne me coupe pas !
Nous arrivons, je ne dois pas m'embrouiller avec des bêtises. Plus que le docteur Munthe, J'aimais bien l'homme, fou de notre île, qui a su dépeindre mes sœurs ailées, cachées l'hiver en leurs refuges invisibles aux mortels. Comment ce Norman Douglas devina-t-il que mes sœurs lointaines disputent d'enragées parties de cartes en trompant leur ennui hivernal de belles rasades de cherry ? En voilà un brave homme qui ne s'imposait pas et respectait la partie occulte de l'île ... »
Je perds pied et le port se rapproche...Je tente de revenir au vif du sujet !
« J'apprécie beaucoup cet auteur, « Au Pays des Sirènes » a quelque chose de si envoûtant, mais, nous évoquions l'enfance de Pamela, votre ancêtre qui aima tant la vie et Capri... »
Ma gorge se serre, le chauffeur conduit comme si épouvanter ses passagers faisait partie de l'art de vivre capriote...
Stoïque, la conteuse babille de plus belle, son italien m'échappe hélas ! sans doute l'angoisse du départ m'engourdit-elle l'esprit !
La conteuse se lève, c'est fini !
Or, elle parle soudain en français :
« Ma chère, Pamela est là-haut, à Anacapri, la maison de ses parents existe encore, tu verras certainement les orangers florissants à ton retour si tu fais la « passieggiata de la Migliera » .Son père mourut à Londres encore jeune, il ne supportait plus les brouillards de son pays ! il laissa ses affaires en ordre, et sa famille capriote vécut paisiblement.
Mais il laissa des ordres dans son testament ; et la première Pamela de l'île endura un long exil. D'abord un pensionnat anglais, puis la bonne société de ce sud de l'Angleterre qui nous semble la contrée des Esquimaux, ensuite se présenta un époux anglais, un manoir sous des buissons de roses anglaises, une vie anglaise, une déprime anglaise, c'en fut trop. Une nuit, ses sœurs lointaines, celles des grottes et des falaises, lui lancèrent un appel pendant son sommeil. A l'aube, comme ensorcelée, elle s'enfuit avec son enfant, s'embarqua à Marseille, gagna Naples, se précipita dans la barque d'un pêcheur ami de sa famille, et se jura de ne plus quitter la villa aux colonnes façonnées pour un des palais d'Auguste .
J'ai hérité d'elle ma volonté de rester ici, chez moi ; chez mes lointaines sœurs, celles qui déploient leurs ailes les soirs de tempête, celles que vît Norman Douglas et que virent tant d'autres sans s'en douter ! et je plains ceux qui comme toi ont le cœur en miettes au moment du départ.
N'oublie pas que nous sommes une île où l'on prie, où la foi est sincère, l'éternité vivante : prie devant les oratoires des traverses, prie à Anacapri, dans la jolie église de Santa Sofia, dans la chapelle de San Michele accrochée au vide, prie San Antonio, patron d'Anacapri, San Stefano sur la Piazzetta de Capri, San Costanzo à Marina Grande, la Madona della Follicara à Caprile,c'est le plus joli endroit de l'île et il ne figure sur aucun guide touristique, prie en descendant du Monte Solaro quand tu longeras le jardin où dort Pamela... et tu reviendras chez nous, toujours au moment où tu t'y attendras le moins... »
Nous nous levons, le conducteur plonge sur l'arrêt du Port, la conteuse lève sa main en guise d'adieu, et dans un chuchotement quasi inaudible me lance une ultime injonction :
« On ne prie pas les antiques divinités, mais personne ne t'en voudra si tu les invoques , et elles aussi te ramèneront à Capri... »
Le bus se gare dans une secousse violente, les passagers se ruent vers la sortie, ma voisine disparaît et nous courrons vers le quai où le bateau s'impatiente.J'ignore ce qui va suivre : les mois de confinement, la peur pour ceux que l'on aime, l'angoisse de l'avenir ...
Plusieurs mois plus tard, les voyages reprennent enfin, par miracle, nous séjournons sur l'île. Harassée par l'escalade du Monte Solaro un après-midi d'orage, je supplie Fils Cadet de ralentir notre allure d'aventuriers poursuivis par un troupeau de chèvres. Nous longeons le cimetière d'Anacapri, pareil à un merveilleux jardin.
Je lis sans y penser une inscription :
« Ici repose Pamela qui aima tant la vie et Capri »...
A bientôt !
lady Alix
ou Nathalie-Alix de La Panouse
L'intense poésie d'un simple escalier dans un jardin d'Anacapri
Crédit photos Vicomte Vincent de La Panouse

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