Pages Capriotes
Lettre à un ami qui doute de Capri
Mon ami,
Vous avez l'impertinence d'ironiser en me demandant ce qui m'attache à cette petite île du golfe de Naples connue de la terre entière et ne présentant plus aucun secret..
Sans doute, ce parti-pris vous paraît-il le propre d'un esprit fort raisonnable ...
Or, c'est le contraire, seuls les gens dénués de prudence s'autorisent à lancer des jugements aussi lapidaires.
Le brillant écrivain italien et grand amoureux de Capri, Cesare de Seta, admirable pourfendeur des idées fausses et aventureux promeneur des sentiers vertigineux de ce divin rocher, l'a dépeint d'un trait lapidaire :
« De Capri, on a tout vu ; tout a été dit, écrit , peint et photographié ; il ne reste plus qu' à la parcourir à contre-sens, à la caresser à rebrousse-poil...
Comme dans une chasse au trésor, le promeneur partira de n'importe quel point... même s'il se laisse guider par le hasard, il traversera des espaces et découvrira des lieux qui ne le décevront pas. »
Ces belles paroles sont la profession de foi de chaque voyageur qui, à peine sur le quai,écoute la chanson des eaux sur la plage minuscule,lève ses yeux ravis vers le cirque de montagnes noyées de brume bleue, le rayonnant cortège des jardins d'orangers, le bouquet des blanches colonnes piquetant les murailles de clairs rocher .
Enfin, perdant la tête, ou retrouvant sa raison de vivre, comme on voudra, le voilà qui se prend de passion pour ce roc d'intangible beauté.
Hélas, en ce bas-monde, de dures et âpres contingences nous forcent à délaisser nos rêves. L'île ciselée par son splendide isolement brilla d'un éclat parfait et lointain, à l'instar d'une étoile oubliée sur la mer des anciens Grecs, tout au long de cette interminable et terrible année qui nous vît prisonniers chez nous. Contrainte qui ne fut rien à côté des si graves craintes qui nous taraudaient sur l'avenir de nos pays.
Capri resta solitaire, admirable de beauté écrasante et charmante à la fois, embaumée de parfums voluptueux. Citadelle miroitante juchée sur ses eaux de cristal qui, selon les confidences extasiées de nos amis, reprirent les ineffables nuances de turquoise et de rose améthyste d'avant les foules conquérantes ...
J'y suis retournée par miracle au dernier automne, nous voici déjà en été. Les lettres amicales adoucissent l'exil, car c'est bien de cela qu'il s'agit ; ceux qui souffrent d'être éloignés de ce rocher, si effrayant le soir quand le vent secoue les forêts à pic et réveille les mystères ensevelis au fond des grottes, si joyeux le jour sous les flots de lumière diaphane, se sentiront toujours privés de leur patrie d'élection
La vie heureusement cache d'extravagantes surprises et donne le meilleur après le pire. Peut-être reverrais-je, plus vite que je n'ose l'espérer, l'ondoiement rouge au cœur de la nuit de l'escalier Phénicien, qui fut peut-être l'oeuvre extraordinaire des pirates Grecs , frères d'armes d'Ulysse et ennemis comme lui des perfides Sirènes aux ailes de mouette ...
Mon ami, croyez-moi : Capri possède le même pouvoir d'attraction que le monde de Narnia, ce pays où l'on revient par le pur hasard et sans l'avoir cherché.
Aussi capricieuse que ce prodige, la mémoire tient heureusement lieu de promenade miraculeuse.
Je me souviens d'une errance sous les feux déchaînés du soleil de fin d'été et une sensation de vertige me saisit. Nous descendions au pas de course la via Camerelle en ondoyant entre deux ruisseaux de touristes masqués jusqu'aux dents et déterminés à vider leur compte en banque, ou du moins à faire semblant.
A l'époque des empereurs de Rome, les courtisans taraudés par l'ennui insulaire et titillés par l'envie de parader dans les douze palais bâtis par une main d'oeuvre habituée aux exploits architecturaux, ne faisaient-ils autre chose ? Les ruelles débordantes de joyaux se sont installées à l'emplacement exact de l'ancien forum, la même fièvre anime ceux qui depuis deux mille ans ne voient en Capri qu'un marché du luxe déplacé sur un rocher …
Notre fuite nous fit descendre trop vite le long de hauts murs romains, traverser la houle des mortels cherchant l'esprit de la beauté ou un rafraîchissement à l'ombre des Jardins d'auguste, et choisir sans y penser un sentier creusé dans le roc .
Où allions-nous ? Vers la mer, ou vers l'Antiquité, ou encore une grotte aux rites magiques, un belvédère hallucinant, une passerelle fragile tendue au dessus de l'écume ? Qu'importait !
Pourquoi toujours se donner un but ? Marcher pour rien c'est suspendre le temps en laissant ses rêveries se dévider à l'instar d'un fil d'Ariane. Ne sommes-nous prisonniers d'un labyrinthe intérieur ? La liberté de déambuler selon notre ignorant caprice ne nous sauve-t-elle de la tyrannie du conformisme ?
Fiers de notre intègre indépendance de cœur et d'âme, nous endurâmes quelques heures de bienheureuse souffrance à flanc de falaise. Le théâtre cosmopolite fleurissant au bourg de Capri n'était même plus un écho. Le silence d'un lieu hanté par des ailes invisibles frappait de son emprise éternelle escaliers écroulés et chemins taillées entre d'épais buissons odorants et d'énormes rochers poudrés de lumière.
Une flaque sanglante étincela au sommet d'un entassement cyclopéen : c'était la maison que Malaparte avait édifiée afin d'égaler la démesure de l'endroit ; combat perdu d'avance en cette île où la nature l'emporte toujours par sa sauvage grandeur !
Le temple aux degrés pompeusement Maya de l'écrivain sulfureux nous parût presque modeste !
En tout cas, il nous servit de boussole, nous devions nous rapprocher de la grotte de Matermania, vouée en des temps fort reculés à des cultes barbares importés sur l'île…Tibère, si l'on ajoute foi à une légende bien cruelle, y aurait sacrifié le bel adolescent Hypate, au dieu Mithra. Mensonge politique ou triste vérité ?
On a attribué un long cortège de crimes d'horreurs au morose empereur, depuis Suétone, qui s'ingénia trente années après sa mort au large de Capri à ensanglanter sa mémoire. Les preuves manquent souvent, le doute subsiste, pourquoi un homme qui couvrit l'île de monuments sublimes, de jardins et bosquets, de vergers fertiles, et de citernes prodiguant leurs bienfaits à un rocher privé d'eau de source, se serait-il acharné sur son prochain ?
Hélas, le souvenir du meurtre d'Hypate traverse les siècles : le jeune écrivain Ferdinand Gregorovius affirma que, lors de ses promenades Capriotes en mille huit cent cinquante, le marbre lui avait parlé de manière quasi surnaturelle !
Ainsi déchiffra-t-il dans les entrailles de la grotte maudite, cette terrible péripétie gravée voici deux mille ans, sur une plaque mystérieusement envolée depuis sa touchante découverte :
« ô Styx, esprits propices qui avez ici votre dû, accueillez-moi, malheureux qu'une mort soudaine a enlevé brusquement dans la fleur des ans et dans l'innocence.
Les faveurs de César m'attendaient également ; mais à présent, il n'y a plus d'espoir.
Je n'étais pas encore arrivé à l'âge de vingt ans, ni même de quinze ans,
je ne jouirai plus de la splendide vue du soleil.
Hypate fut mon nom. ».
Nous eûmes une pensée pour ce pauvre jeune éphèbe et, je l'avoue, n'osâmes jeter un coup d'oeil en cet antre mortuaire encore hanté par des forces surgies de la nuit du monde … Le bleu profond de la mer paisible n'apaisa guère nos obscurs pressentiments et nous reprîmes notre marche en craignant de croiser le fantôme du bel Hypate assis sur un mur romain effondré.
L'île fastueuse révélait ses ombres même en plein soleil ...
À peine plus loin, nous eûmes le choix embarrassant de grimper sur un escalier de pierre à la limite de l'effondrement, ou de descendre à pic sur un sentier que nulle chèvre douée de bon sens n'aurait eu l'étourderie de suivre.
L'homme-mari nous pria d'agir selon notre conscience, il était au bout de la soif, et ne désirait qu'une chose : agoniser en paix sous un bosquet de pins...
Frappés d'épouvante et pénétrés de honte, nous le décidâmes à chercher un improbable café sur les hauteurs. Notre fatigue nous rendit indifférent aux parfums capiteux s'élevant des genêts aux fleurs sucrées, aveugles à la beauté irréelle partout répandue en ces solitudes bruissantes, peuplées d'oiseaux de mer, de pins-parasol et de débris antiques. Nos yeux abattus ne cherchaient qu'un détail prouvant que la civilisation existait encore …
Je fus soudain prise d'un doute affreux : et si nous étions passé de l'autre côté du temps ? Tout peut arriver à Capri !
Aurions-nous empruntés une porte ouvrant à l'époque d'Auguste ? Risquions-nous d'être réduits en esclavage par les centurions de Tibère , nous les Gaulois entrés sur l'île sans motif sérieux ? Pire, si Capri était encore aux mains des pirates Grecs, serions-nous échangés comme de la vulgaire marchandise ?
Un cri de joie m'ôta ces élucubrations de la tête, Fils-Cadet pointait du doigt une haie d'épineux froissée de fleurs qui s'élargissait au sommet des rocs découpés par les hâches des Titans:
« Regardez là-haut ! je vois un balcon avec des parasols, c'est un café ! nous sommes sauvés !
C'était vite dit ! Une grosse demi-heure de lente ascension taciturne, de pierre en pierre , s'imposa avant d'atteindre un paradis ; devant une grotte s'étendait une terrasse jonchée de tables ornées de nappes à petits carreaux rouges et blancs.
La patronne se précipita vers ces trois Français fripés, suants, et mourants de soif, en personne habituée à secourir son prochain. Une carafe d'eau se matérialisa sur la table la plus proche du gouffre, et une voix étonnée nous pria de nous expliquer.
Venait-on d'en bas ? Depuis la Piazzetta ? « Mais quelle idée ! Personne n'a plus la vaillance de prendre ce sentier du Pizzolungo pour admirer l'Arco Naturale ! il fallait passer par la via Matermania, sans vous fatiguer ... Comment, vous ne savez-même pas le nom de ce bar ? Mais il fut le plus célèbre de l'île ! Malaparte y venait presque chaque jour avec toute une flopée d'amis»
Nous ne savions rien à part ceci : l'eau était fraîche, les jus de citron délicieux, et un être humain compatissant nous étourdissait de son doux italien -capriote.
Le repos nous rendit nos esprits, et au moins pour fils-cadet et moi-même, l'usage de nos jambes. La lumière se fit : nous prenions le frais au bar des » Grotelles », aménagé dans des cavernes où s'abritèrent les premiers habitants de l'île...
« Venez voir, Signora ! ».
J'entrai dans une vaste salle baignant dans la pénombre, et saluai avec tout le respect exigé la photo de Malaparte, grand habitué du bar fondé par la grand-tante de notre pétillante hôtesse, faisant ses confidences au très ironique et érudit Norman Douglas. J'éprouvai une émotion si visible qu'elle me gagna définitivement l'estime de la patronne. « Cela fait bien dix ans, Signora, que je n'avais vu une personne pleurant presque devant cette photo ! Je vous apporte du limoncello, c'est mon cadeau ! »
Ranimés par l'elixir capriote, nous eûmes la force d'honorer le gardien tutélaire de l'île, juste après les Faraglioni : l'Arco Naturale ; promenade dansante sur un chemin oscillant entre le vide et le roc, promenade où les dieux réveillés vous frôlent en souriant, promenade incantatoire, entre la mer immobile et le ciel limpide, par- delà l'Arc resplendissant de puissance éternelle…
Certains heureux mortels logent en de fragiles ermitages que l'on croirait accrochés par magie au dessus du précipice, comme nous les enviâmes !
Et comme je les envie encore !
A bientôt !
Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
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Paysage d'Anacapri, la blanche chapelle vouée à l'archange San Michele, première ruine que restaura l'infatigable docteur Munthe...

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