Les châteaux ont la mauvaise réputation d'abriter en leurs vastes flancs quelques échappés des pays célestes. En toute franchise, cette croyance populaire mérite d'être prise au sérieux !
J'ose l'affirmer même à ceux qui se gaussent des fameuses déambulations d'êtres pâles aux corps immatériels errant dans les greniers poussiéreux ou surgissant du fond d'une lugubre armoire empestant l'encaustique.
Les châteaux gardent parfois des trésors, la plupart du temps il s'agit de contes auxquels on finit par accorder un semblant de vérité. Mais ce qu'ils détiennent du plus rustique manoir au plus mirobolant des palais d'époque classique, ce sont d'amers et d'étranges secrets, de beaux et tendres souvenirs, et un attachement sans faille à leurs anciens habitants.
C'est-là leur pleine et entière vocation, renforcée encore par l'esprit de courtoisie et la tenace volonté de protéger autrui contre tempêtes, guerres, chagrins d'amour ou épidémies. Les ruines jouent aussi ce rôle dans la mesure de leurs moyens bien sûr, mais sans perdre cette vertu essentielle de dévouement invétérée.
L'ennui vient de leur sombre humeur, parfois aussi implacable que celle d'un chevalier revenant vaincu d'un tournois flamboyant ou d'un châtelain d'hier ou d'aujourd'hui affrontant la ruine de ses vignobles.la voracité des taxes, charges et impôts, ou pire le naufrage de ses illusions.
Certains châteaux vous souhaitent toutefois la bienvenue avec effusion et reconnaissance, vous leur plaisez, ils en sont les premiers étonnés et ravis ! et ils se parent d'une atmosphère exquise, vous avez ainsi la douce et fugace certitude d'appartenir à leur monde, de rejoindre un chapitre de leur roman écrit par une main invisible.
Hélas, d'autres vaisseaux empierrés ont la manie de vous prendre en grippe sans que vous leur eussiez causé le moindre dommage. Je vous le répète, cela vient de leur méchant caractère, et vous aurez beau vous répandre en compliments sur leur architecture fabuleuse ou l'allure incomparable de leurs tours austères, ils ne changeront pas !
Votre désarmante tentative de séduction ne désarmera jamais ces irascibles bâtiments, et tournera même à votre détriment. L'esprit des lieux ira parfois jusqu'à vous infliger ce qui m'est arrivé voici quelques années : un rêve hanté après une visite aboutissant, par ma faute autant que par celle d'invisibles vieux habitants particulièrement revêches, à un rejet des plus bizarres.
C'était il y a environ quatre ou cinq ans, j'allais sans méfiance aucune rendre honneur à l'heure du thé,(ce qui explique mon manque de prudence!) à une blanche citadelle trônant, à l'instar d'une suzeraine taciturne, sur ses pelouses impeccables.
Monumentale et autoritaire, admirable de ses anciens remparts à ses tours hiératiques, mais froide, mais sévère, cette énorme maison me toisa aussitôt et j'éprouvai le sentiment d'être fort peu de chose sur cette terre ou du moins dans ce jardin clos.
Je venais d'une maison moins ancienne mais riante, gracieuse et sans prétention : je compris que la partie serait inégale et la visite perdue.
Pourtant, on se comporta de la manière la plus polie du monde ; on me fit voir les pièces les plus remarquables au point que je les remarquai plus ; on me suggéra enfin de patienter en un salon désert d'où émanait une sourde tristesse, c'était pour me rendre le sourire et j'y gagnai une mine accablée ...
Le soleil se posait à peine sur les tableaux luisants, les meubles trop parfaits pour émouvoir, les murs trop lisses, les tentures trop épaisses. Cette pièce superbe respirait l'élégance et inspirait l'envie de fuir à tout jamais. Un drame suintait entre les beaux portraits aux cadres d'or et les fauteuils dégoulinants de cire d'abeille. Une phrase sauta dans ma mémoire :
« Méfiez-vous des chats, hypocrites, élégants et sanguinaires ! ».
Or, je suis du côté des félins domestiques et ce jugement lapidaire m'agace inconsidérément.
Ce château cachait-il une âme de chat ?
En ce cas, pourquoi tant de méfiance à mon égard ?
Je vis dans une brume opaque hôte et invités s'installer en entamant un bavardage anodin. Ils me firent l'effet d'êtres sans chair, sans os et sans importance. Pourtant ils levaient leurs verres, riaient et attendaient de moi un enjouement que j'étais incapable de leur donner. Je compris que l'on me prenait pour une voisine arrogante se sentant bien supérieure au commun des mortels !
Je décidai de passer pour quelqu'un d'aimable, dussé-je en mourir, je réunis mes forces et tentai de prononcer un compliment d'usage sur le tableau trônant en face de moi ; hélas ! la voix me manqua, et je bredouillai lamentablement une phrase sans queue ni tête sur le ton d'une agonisante avouant un amour interdit …(Ce qui donna à croire que l'imposante toile pendue avec emphase me déplaisait considérablement !)
On me regardait sans saisir la raison de mon malaise.Comment aurais-pu avouer que l'esprit des lieux m'intimait l'ordre de filer au plus vite ?
Une vague hostile se leva , elle me semblait surgir de chaque côté de la vaste pièce...
Mon cœur se mit à battre de façon presque insupportable, mes oreilles bourdonnèrent, et, en proie à une crise d'angoisse absurde, j'eus le terrible malheur de perdre le fil de la conversation !
« Je suis si désolée, dis-je, l'air me manque,la tête me tourne, puis-je respirer au jardin ? »
Surpris de ce caprice, l'hôte me proposa de déambuler dans ses corridors, peut-être mon malaise disparaîtrait-il au bout de quelques instants si je marchais un peu … Pourquoi aller dans un parc où la chaleur atteignait son paroxysme ? Les murs datant des Troubadours ne me protégeraient-ils au contraire ? Leur fraîcheur ne dissiperait-elle cette espèce de fièvre (qui m'incitait à dire les pires sottises à mon prochain si courtois, pensait-il!) et ce léger vertige ?
Peine perdue, dédaignant ces sages conseils, je saluai la compagnie d'un geste machinal et dévalai la spirale de l'escalier comme si le salut m'attendait en bas des marches.
Au dehors, la lumière loin de m'épuiser me ranima ; le grésillement des insectes, la brise caniculaire me prodiguèrent un réconfort infini : j'étais de l'autre côté du miroir et tout irait bien. Mais il me fallait quitter ce domaine sans regarder en arrière, sans dire adieu.
Le destin obscur mais implacable en avait ainsi décidé et nulle divinité ne changerait son inflexible volonté.
Mon hôte vint à ma poursuite avec une mine peu amène ; manifestement il me prenait pour un monstre d'impolitesse et d'ingratitude. Comment lui explique que sa maison me chassait ? J'osai prétendre que j'allais de mal en pis, et mis ma voiture en marche à un train infernal.
Je me sauvai ainsi sans raison apparente, en semant le doute sur ma santé mentale et le désespoir sur mon éducation …
Je crus m'en être sortie sans dommages,(si ce n'est mon fatal reniement
par l'hôte atteint dans sa fierté), mais la nuit suivante m'accabla de plus belle.
J'avais choisi de taire le récit de cette visite malencontreuse ; toutefois j'éprouvai une fatigue digne de celle que vous récoltez après une journée de marche en montagne.
Le sommeil s'abattit sur moi à l'instar d'une nuit profonde. Je ne tardai pas à revenir dans ce domaine qui m'avait ordonné de fuir. J'entrai à nouveau dans ses pièces emplies d'échos, et l'angoisse de l'après-midi fondit sur moi.Le décor de l'après-midi s'était métamorphosé en quelque chose de très ancien, frustre, déroutant... le désarroi au cœur, je luttai contre le désespoir, de l'absence.
Cette fois, je cherchai quelqu'un .Chaque salle gardait une trace de l'être immatériel que je cherchais en vain, j'avançai et ne trouvai rien.Cette quête dura jusqu'au moment précis où une lumière extraordinaire inonda une pièce que je croyais déserte, je me précipitai, heureuse, réconfortée, et ne trouvai que le vide amer d'une salle abandonnée …
Le chagrin fut si intense que je me réveillai au chant des oiseaux annonçant la bonne nouvelle d'un matin d'été.
La tristesse s'est envolée, le mystère dure encore.
Je me suis jurée de pas déranger les ombres du passé...
A bientôt,
Lady Alix
(ou Nathalie-Alix de La Panouse)
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L'escalier tournant du palais Farnèse à Caprarola vers 1764 Hubert Robert, musée du Louvre, Paris, |
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