Pages Capriotes
Le « Stile Caprese ": Colonnes, treilles, majoliques et café délicieux
Déambuler sur les étroites voies romaines de Capri, flâner sur ses balcons du vertige, arpenter ses escaliers de pierre depuis la mer jusqu'aux rochers à pic, là où croissent des fleurs roses, jaunes et blanches aux parfums assez entêtants pour vous jeter dans un divin état d'ébriété, suffit à faire un poète du mortel le plus hermétique à la poésie.
C'est le premier miracle îlien !
Ensuite, l'oeil soudain perspicace, l'âme charmée et le cœur ouvert, vous risquez de connaître une seconde révélation, celle du style Capriote .
Depuis la crique mondaine de Marina Piccola aux forêts de pins des montagnes, tout le monde vous interrogera : « Comprenez-vous ce qu'est le style Caprese maintenant que vous devenez un habitué, un amoureux, un fidèle ? Le style Caprese ! Ne le voyez-vous partout, vous qui trébuchez sur les sentiers empierrés bordant les gouffres ? Vous ,le cœur serré, le visage troublé par la troublante mélopée des eaux de clair saphir ? Vous qui prenez ce chant lancinant pour l'appel d'une sirène sensible à vos charmes., dites-nous ce qui se cache sous ces mots : stile Caprese ! »
Le style Capriote !
Simplicité et pureté, harmonie Grecque et robustesse Romaine, l'art d'être Capriote à Capri et rien de moins …
Mot lapidaire exprime l'essence-même de ce style inégalable et inégalé, héritier de la beauté classique : le style Capriote, c'est l'art de la colonne !
Si vous avez l'insigne bonne fortune de séjourner libre et détaché d'envies inutiles sur cette île embrasée de lumière courant en ruisseaux sur ses flancs d'or et de pourpre, le dieu Hasard s'ingéniera à parsemer vos errances de blanches colonnes tendues sur le vide, le ciel, la mer et souvent vos espérances ou vos chimères.
Vous croirez voir des temples Grecs, des sanctuaires Latins, des Palais Romains, là où vivent de simples, de charmantes familles réunies sous un toit digne des princes et rois de l'Odyssée. Vous serez ébloui, étourdi, éperdu face au décor essentiel, évident, obligatoire sur le roc îlien : une rangée de colonnes rondes,puissantes, vigoureuses, antiques, modernes, de marbre dur ou de terre cuite tendre, à notre époque aussi, avouons-le, parfois de matériaux moins nobles, mais toujours enroulées de vignes, et enrubannées de jasmin.
Capri tout entière est embellie de pergolas ombreuses et d'allées à l'allure de déesses pétrifiées !
Sur chaque terrasse, au fond d'un jardin secret, aux détours des sentiers fermés de buissons odorants, votre regard suit l'envol de ces colonnes sublimes et Capriotes, ce qui revient au même …Le jeune voyageur Prussien, Ferdinand Gregorovius, bienheureux sans un sou en poche à une époque où l'argent ne faisait ni le bonheur ni le mérite d'un honnête homme, aborda Capri l'esprit riche de visions antiques, et le cœur bouleversé par les gracieuses îliennes aux anneaux d'or et sourires enchanteurs.
Or, il ne tarda guère à saisir le secret du « stile Caprese » et sa définition vaut encore à notre sinistre époque où l'on vous ordonne d'être politiquement correct au nom d'une vertu trop autoritaire pour être généreuse.
L'ami Ferdinand confiait ainsi la douceur de sa révélation de l'art de vivre à Capri:
« Les maisons, petites et blanches , ont des toits en terrasse, où, le soir, les jeunes filles vont prendre le frais et contempler l'étendue de la mer teintée de rose..Ces habitations sont généralement entourées d'une galerie, embellie par des pampres qui retombent en festons … mais leur plus bel ornement consiste en un soubassement de maçonnerie à double rangée, sur lesquels s'élèvent les pilastres qui soutiennent les traverses en bois où s'enroule la vigne. Tous ces pilastres et ces colonnes donnent à ces jolies demeures, même les plus pauvres, un aspect grandiose, et à leur architecture un caractère classique. »
Le jeune écrivain du voyage résumait à la perfection les attraits et caractères d'un style majestueux, et souvent hiératique, quand on le découvre au faîte des âpres belvédères défiant les périls au bord de leurs falaises effilées.
Mais que ce « Stile Caprese » devient apaisant, rassurant, dans sa grâce épurée à l'extrême, si vous avez la chance de prendre un café ou un déjeuner sous ses colonnes sculptées par la vive, la soyeuse, la subtile et bleutée, la tendre, l'ensorcelante lumière de l'île !
L'autre jour, nous affrontions , l'homme-mari et moi, les escaliers raides des deux « traverse » biscornues et sinueuses de la via Timpone , espèces de corridors construits afin d'égarer les féroces pirates en des siècles où ils imposaient la loi du plus cruel sur les îles du bassin méditerranéen.
A force de grimper, de descendre, d'attraper au vol une échappée rayonnante sur un jardin de citronniers et une terrasse supportant quatre fières colonnes, nous nous perdîmes dans le coin le plus occulte d'Anacapri, l'étrange quartier Boffe.
Cet étrange mot serait tiré « d'Elbeuf », dit ma légende favorite, patronyme d'un fringant Adjudant, ou Lieutenant, peut-être même Capitaine ou Colonel, titres et grades montant vite en flèche sur les ailes de l'exubérance Capriote !
Cet enthousiaste guerrier délivra Capri des Anglais en octobre mille huit cent huit, et n'eût pas le courage, lui qui avait bouté une garnison entière de Maltais commandés par de pâles officiers aux moustaches blondes, du côté des îles Ponza, de quitter l'île une fois l'acte de reddition signée d'une main tremblante par le gouverneur Hudson Lowe, futur geôlier de Napoléon....
Le sortilège habituel décida de son destin, à l'instar d'un aréopage de soldats, sous-officiers et autres têtes tournées par le vin blanc d'Anacapri et les incandescentes, les ravissantes, les Constanziella, Chiara, ou Laura...(dont les dignes descendantes provoquent la surprise admirative des promeneurs par leur amabilité enjouée, leur distinction naturelle et leur profil ciselé par Praxitèle ou Phidias).
Bâtisseur et humaniste, héros las des batailles, Elbeuf créa le quartier historique qui s'étend au pied d'Anacapri, il fut aimé et donc élu ; si les légendes ne mentent pas, ou à peine, il fit, en bon maire, le bonheur des Anacapriotes.
Sur une île battue de lumière et secouée du souffle d'un air extraordinairement pur, le bizarre Quartier Boffe étonne par ses ombres fraîches, ses rues silencieuses, ses hautes portes arrondies, ses jardins invisibles aux murs clos sur d'insondables secrets …
La clarté du jour nous manqua si vite que nous courûmes presque vers un escalier salvateur tout étincelant au bout d'un tunnel rocheux !
À la sortie, le soleil nous rendit indifférent à notre chemin, nous allâmes le nez au vent, réconfortés par le tintement des campaniles de la suave église de Santa Sofia dont la coupole se levait, protectrice et sereine, au-dessus d'un paysage de grandes maisons blanches, toujours précédées d'une allée bordée de colonnes.
Je réalisai soudain que nous descendions vers la vallée de Caprile, balcon tourné vers l'horizon de mer, vallée où se nichent les plus riches vergers, les maisons les plus anciennes. La plus romantique avec ses jardins en terrasse fut l'oeuvre de la reine de Suède, amoureuse de la chaleur de l'île en hiver ; ce que je comprends fort bien tout en regrettant de ne pouvoir suivre son glorieux exemple !
Or, au tournant de la via Monticelli, juste avant de s'engager sur la voie romaine qui menait dans une tranquillité Olympienne au paradis de Caprile, nous fûmes frappés par la foudre ou plutôt pétrifiés d'admiration et de convoitise.
Devant nos yeux se dressaient des colonnes austères et hautaines, plus loin, nous fixaient des masques Grecs éparpillés à plaisir ; ça et là, s'étalaient des tableaux en carreaux de majolique évoquant avec une exquise finesse les merveilles, les mythes de l'île...
Dans cette fabrique inconnue, le savoir-faire des artisans de l'antiquité vous étourdissait comme si les architectes d'Auguste, les mosaïstes de Tibère, les sculpteurs venus d'Athènes et les graveurs à peine débarqués de Rome se bousculaient encore afin d'embellir Palais impériaux et Villas Patriciennes.
Nous ne rêvons plus, nous vivons au présent!c'est un splendide après-midi d'automne et nous sommes sans le savoir chez Donna Antonietta de Franco, la grande dame du « Stile Caprese » !
Ordonnés avec soin dans les coins et recoins d'un jardin qui se donne des allures de vaste cour, patientent les ornements traditionnels signant l'allure Capriote depuis qu'un cousin d'Ulysse découvrant une faille ou crique inattendue au sein des rocs intangibles, y amarra sa trirème.
Séduit par ce refuge inexpugnable, envoûté par les filles de pêcheurs qui lui tressèrent des couronnes, le jeune héros se fit une raison : il était l'élu des Dieux et se devait de les remercier de lui procurer l'amour à l'abri d'une citadelle bâtie par les Titans !
En parfait pirate et guerrier Grec, chevaleresque et opiniâtre, rusé et respectueux du pouvoir Olympien, notre jeune Achéen inconnu se mit en quête de pierres capables de supporter un temple voué à Hermès, dieu malicieux et vaillant, protecteur des âmes intrépides.
Quatre colonnes s'élancèrent vers le ciel azuré, le stile Caprese était né !
Et de nos jours, Donna Antonietta,héritière en ligne directe de ce prince de l'Antiquité, façonne avec ses artisans chevronnés, les colonnes donnant aux maisons de l'île leur allure à la majesté immémoriale.
Nous rêvions, subjugués, l'âme soudain d'enfants au pays des légendes, quand la maîtresse des lieux, élégante dame brune, vint se présenter dans un français des plus châtiés, avant de nous inviter à prendre un café devant un ensemble fabuleux de carreaux de majoliques recréant la beauté farouche de la crique du Faro.
Saisie par la précision du dessin, la vivacité des couleurs, la vérité sauvage exprimée par de simples carrés de faience, je manque renverser le contenu de ma tasse sur cette œuvre d'Art !
Donna Antonietta et son époux retiennent leur souffle, puis, rassurés, reprennent une conversation évoquant assez l'écume des vagues un après-midi de beau temps au cœur de cette crique du Faro qui procure les joies d'une baignade typiquement Capriote : parasols sur la pierre lisse et une échelle rouillée descendant vers les eaux fraîches et transparentes.
Amusés de nos efforts afin de parler un italien des plus fantaisistes,(par une sombre fatalité,les règles de grammaire s'échappent de ma tête en plein bavardage animé), touchés de notre attachement envers leur divin rocher, nos hôtes eurent la gentillesse de nous en livrer quelques secrets …
« Madame, savez-vous que l'escalier creusé au temps d'Auguste sous les ordres de Masgaba, son architecte génial, rejoint toujours la mer du haut du Mont Tiberio ?
C'est facile, montez à la Villa construite par le comte Fersen, et au bout du parc, avec un peu de chance, vous retrouverez les marches taillées dans la falaise, moi au moins une fois l'an, je donne rendez-vous à des amis, après la saison des touristes, et croyez-moi, dans cet endroit perdu, l'esprit ancien renaît, nous renouons avec nos ancêtres qui aidèrent les empereurs à planter l'île, à la couvrir de bois, de jardins, de palais, de citernes, puis à y attirer les poètes, astrologues, historiens et philosophes ... »
« Mais ça ce n'est rien ! tu oublies, la messe en l'ermitage de Santa Maria Cetrella !
Madame, il faut que vous veniez en début septembre, vous verrez une foule immense s'entasser dans les bateaux, puis grimper par les sentiers les plus escarpés jusqu'à l'ermitage, et ensuite, le silence se fait, la ferveur est palpable, sous les vols des mouettes et parmi le parfum des fleurs ... »
« Justement, Madame,vous doutez-vous seulement du nombre extraordinaire d'espèces de fleurs et de plantes qui croissent sur l'île ? »
Je cite timidement l'oracle de Capri, l'écrivain Napolitain Cesare da Cetta : « Le myrte, le genévrier, le romarin, le câprier, la menthe... » et la mémoire m'abandonne ! Je suis pardonnée aussitôt : les visages d'Antonietta et de son époux s'épanouissent !
« Si seulement tous les touristes avaient autant d'amour pour notre île que vous ! mais ces gens d'un jour ne cherchent qu'à visiter la piazzetta, puis ils marchent en rang derrière un guide qui les ramènera au bateau. Ils parleront de Capri sans avoir rien vu de Capri ! quel dommage ! revenez-vite ! mais si, vous verrez, si Capri vous veut bien, vous reviendrez toujours, c'est elle qui décide... Faites-lui confiance !»
Déjà, le soir s'agite sous les lueurs pourpres du ciel embrasé, nous quittons à regrets ce couple si aimable, si Capriote, franc et spontané!
Une nuée de songes nous accompagne, colonnes élancées, escaliers antiques effondrés sur les falaises, l'élégance au bord du vertige, la beauté à l'état pur ! les senteurs des genêts sauvages, des buissons de chèvre-feuille, des bouquets de jasmin nous font tourner la tête :le « Stile Caprese » nous a ensorcelés!
Merci Donna Antonietta
A bientôt,
Lady Alix
ou Nathalie-Alix de La Panouse
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Sur l'île de Capri: le Stile Caprese ou la Villa Solitaria Edwin Cerio 1913) |

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