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L'art de trouver son "Shangri-La" : Conway et Wreford, deux héros mythiques
En 1933,un écrivain en quête d'utopie raconta la fabuleuse Odyssée d'une poignée de rescapés qui se crurent perdus à jamais dans les montagnes les plus mystérieuses du Tibet avant d'être sauvés, guéris et reverdis corps et âme par les habitants d'une vallée où brille un soleil éternel, où les plus rares créations de l'humanité, tableaux, manuscrits, musiques, sont sauvés des ravages terrestres.
Shangri-La est le nom mélodieux de ce monde clos, ce refuge insensé, qui existe peut-être par delà les remparts naturels invincibles, accroché aux flancs d'un pic frôlant les huit mille mètres, une flèche défiant le ciel de sa beauté glacée : la Lune bleue.
Le cinéaste Franck Capra a eu l'audace en 1937 de créer autour de ce mythe extravagant inventé par James Hilton, écrivain anglais des plus réservés, un film sublime et étrange : « Horizons perdus », que l'on adore ou déteste.
Chacun ne porte-t-il en lui le secret de ses amours ou de ses dégoûts ?
Mais qu'est-ce au juste que Shangri-La ?
C'est une douce vallée qui étincelle sous des cascades de fleurs aux entêtants parfums, un lieu parfait et immatériel...
Son image entre dans les songes du matin ou les espérances des éternels enfants, ses jardins miraculeux s'élèvent bien au-dessus des sinistres journées, bien loin des mesquineries épuisantes, des luttes vaines, des amours inutiles, du mépris des arrogants, du ballet harassant des vanités humaines …
C'est un paradis perdu dont le désir croît lentement dans l'âme de ceux qui placent l'idéal au cœur de toute chose, sont las de l'ambition, et épris de sagesse et de bonté.
C'est aussi un conte qui fascine après avoir dérouté. Sa naïveté splendide vous berce et vous apaise, son élégance spirituelle vous comble en vous forçant à vous interroger bien au delà des péripéties d'un roman fantastique. Vous aspirez sans vous en apercevoir à rejoindre cette vallée à la pure beauté, Il vous semble qu'une part inconnue de votre mémoire garde la vision de ces paysages tantôt effrayants, tantôt apaisants, toujours sculptés de lumière diaphane. Ses personnages farouches, singuliers, pétris d'humanisme et doués de la terrible faculté d'échapper aux morsures de l'âge fascinent, intriguent, et finissent par s'emparer de vous , à condition d'entrer au sein de l'histoire sans prétention, sans désir de juger.
Au contraire, il est bon de se laisser charmer, d'accepter de baisser sa garde, de se laisser enlever par l'éblouissante sorcellerie de ce poème désuet !
Peut-être vous sentirez-vous soudain en face de troublantes aspirations, peut-être choisirez-vous pour devise le mot de la fin :
« Nous cherchons tous notre Shangri-La »...
Le film choisit l'optimisme, le roman ne lève aucun voile sur la destinée de l'attachant et déconcertant Hugh Conway.
Avez-vous trouvé votre vallée de La Lune Bleue sur cette terre ?
Ne guettez-vous, sans oser l'avouer, un endroit bien précis et pourtant fort vague, qui, au bout d'un pèlerinage inconscient, ne s'effacera plus sur l'horizon ? Vous pensiez souvent que votre désir de paradis lointain ne serait jamais qu'une chimère, d'un seul coup, l'espérance renaît !
Voici votre Shangri-La : plateau escarpé peuplé de solitude, île ancrée sur la mer profonde, vertes étendues d'une campagne oubliée, nous cultivons en silence nos utopies, nous croyons en avoir égaré les clefs, et parfois, dans les heures de douleur ou de découragement suprême, une porte s'ouvre...
Or, chez James Hilton, puis Franck Capra, nourri de l'oeuvre de l'écrivain et lui donnant vie, ce vieux rêve, ne sombre pas dans l'envie de vivre en ermite replié dans les flancs d'une montagne isolée, indifférent aux malheurs ou bonheurs du reste des vivants. Les fondateurs du paradis lointain cherchent à transmettre le flambeau de la connaissance, de l'Art bien détaché de toute idée de lucre, et d'un idéal de pensée fraternelle, gardant les valeurs souvent méprisées de l'humanisme généreux, et de la modération harmonieuse, cet état d'esprit des anciens Grecs : « Rien de trop ».
Au sein d'un monde en perdition, rongé par la décadence, la médiocrité, les effroyables destructions des guerres, Shangri-La s'apparente aux monastères qui veillèrent sur la Foi dans les siècles les plus tourmentés de notre histoire.
Rehaussé par cette force spirituelle, ce conte renaît de la poussière. Son originalité hors du commun est affermie par sa puissante générosité, sa force d'âme, son pouvoir de rédemption.
Vivre dans la vallée de Shangri-La aide à y voir clair, à retrouver sa jeunesse de cœur, à se laver de ses mauvaises actions. Hommes et femmes y retrouvent une pureté naïve, s'y dépouillent de leurs rides et de leurs faiblesses.
Sauf certains rebelles arrogants et stupides, il y en a même au paradis, qui se détruiront par sottise, mais cela c'est le triste détour de l'histoire ... Le héros, Hugh Conway, meurtri par la première guerre mondiale, diplomate compassé et ennuyé, vivra un destin tragique.
Tourmenté par ses démons intérieurs, titillé par un tentateur matérialiste. il reniera la mission que lui a confié le fondateur de ce refuge spirituel, s'enfuira comme le pire des lâches, avant de choisir, hanté par la vallée perdue, l'âpre chemin du retour. On ne peut s'empêcher de songer à Saint Pierre..
Mais était-ce vraiment l'intention de James Hilton et de Franck Capra ?.
La philosophie de ces « Horizons Perdus » s'incarne dans l'épopée de l'idéaliste fondateur de la vallée heureuse, le bâtisseur des palais ornés des chefs-d'oeuvre sauvés des massacres le cœur pur au corps plusieurs fois centenaire qui souhaite désespérément un héritier, un nouveau gardien du génie humain :
« Nous sommes un unique bateau de sauvetage voguant sur les océans déchaînés ; nous pouvons prendre au hasard quelques survivants, mais si tous les naufragés voulaient nous rejoindre et monter à bord, nous coulerions à notre tour .» murmure le grand Lama à l'oreille de Conway abasourdi et fasciné, avant de s'éteindre.
L'histoire finit sans s'achever, notre héros a-t-il retrouvé la vallée de La Lune bleue et l'estime de soi? Notre intuition nous le promet !
La morale du conte prend ses racines dans cette ténacité qui insuffle le courage d'avancer vers l'inaccessible Shangri-La, citadelle des nuages, tant aimée en songe, tant ciselée par la mémoire ancestrale...
Au temps du « Grand Tour », cette prodigieuse invention lançant à l'aventure sur les routes d'Italie de charmants jeunes aristocrates impécunieux ou de fantasques fortunés, tous soumis à l'Art et très amoureux des statues en marbre fin autant qu'en chair et en os, Capri incarna avant l'heure le mythe de Shangri-La.
Humanistes et romanesques, ces jeunes chevaliers de l'Antiquité et des Beaux-Arts perdirent tout bons sens rien qu'en mettant le pied sur ce rocher établi sur l'éternité, sublime balcon dominant
la démesure de la roche et le souffle intangible de la divinité.
Un monde écrasant dont la beauté vous égare, vous enlève au reste du monde, et vous hante au point que vous n'avez plus que l'idée absurde d'y revenir au plus vite, quitte à vous y établir jusqu'à la fin de votre vie.
Quelle passion imprévue accabla-t-elle ainsi sur le débarcadère de l'Immacolatella à Naples, un chaud matin de cristal bleu, le dix juin 1842 un charmant, mais fort raisonnable jeune journaliste du Times, tentant de se sustenter d'une pizza sans s'étouffer ? Quelle malicieuse sirène bouleversa-t-elle ,en un seul battement de ses longs cils, le très pragmatique Henry Wreford, qui avait juré sûr de narrer aux lecteurs horrifiés, le pitoyable quotidien des gens les plus philosophes et les plus misérables du monde : les Lazzaroni Napolitains ?
Or, à Naples, le tourbillon tumultueux de la ville efface les préjugés des pays froids sur cette société vouée aux épidémies et aux colères du Vésuve. Naples, c'est l'indomptable lumière sur les palais délabrés, la majesté antique jaillissant du moindre porche, la mer aux nuances irréelles, une frénésie de sensations exaltantes qui ôte l'envie de juger et laisse le seul désir de regarder, et d'aimer !
Wreford griffonne à la hâte sur son calepin, marche à la hâte le long de la Marina, court après un galopin qui vient d'emporter sa montre Longines, cadeau d'une sage lady, sa vertueuse fiancée qui lui brode de délicats mouchoirs sur le gazon de son manoir Tudor.
Wreford n'en peut plus ! Le garnement s'est évanoui sur les degrés de la via Chiaia, le soleil s'abat sur son front, son cœur bat à se rompre, au diable cette maudite montre suisse ! pourquoi ne pas suivre, au moins pour le plaisir des yeux, ces sveltes jeunes filles, une corbeille en couronne sur la tête, une balance juchée sur l'épaule, qui descendent vers les quais en proposant les oranges du verger paternel ?
Wreford s'avance aveuglé de lumière dansante, trébuche, et se noie dans une vision céleste ; au loin flotte un château-fort enveloppé de brumes d'améthyste et de d'aigue-marine. Cette vision, comment la retenir ?
Soudain, l'ami Wreford réalise qu' un batelier, fier maître d'un équipage de rameurs en haillons, clame un nom ensorcelé : « Caaâpri ! » en désignant la montagne ancrée sur l'horizon.
Wreford range son calepin, saute sur le pont , l'embarcation tangue et les passants se tordent de rire, « Caaâpri » répète le batelier en tendant la main de façon explicite ! Perdant son élémentaire sens de l'économie britanique, Wreford y dépose trois fois la somme demandée ; il ignore les secrets du dialecte Napolitain, seule cette musique, ce « Caaâpri » chantée sur l'eau de clair saphir éveille en lui un obscur pressentiment.
Trois heures plus tard, il tangue sur ses jambes face à un aréopage de déesses affolantes de charme et d'une éloquence d'autant plus redoutable qu'elle est parfaitement incompréhensible.
Wreford s'efforce de ne pas trahir la réputation d'impavidité de son peuple ;".Pagano " dit-il froidement, en se souvenant des articles délirants de jeunes gens allemands vantant l'hospitalité incomparable de l'époux d'une descendante de Tibère !
Pagano, c'est le rite de passage, l'antre au palmier gigantesque du gardien de l'île !
L'auberge où l'on offre des libations aux dieux anciens, aux empereurs antiques, aux voyageurs intimidés et aux Sirènes endormies au sein des grottes et cavernes trouant les falaises. L'ami Wreford agite son carnet, pointe sa plume et repose son attirail sur la table incrustée de carreaux de majoliques aussi parlantes qu'un livre d'images. Voici la grotte d'azur, les ruines béantes du palais de Tibère, les blanches colonnes et les citernes romaines, les troupeaux de chèvres cavalant sur les pointes levées au bord des gouffres.
Le Signor Pagano observe cet étranger qui feint de n'éprouver aucune émotion .En hôte d'expérience, il sent au contraire que ce visiteur glacé vit un moment extraordinaire. Pourquoi n'a-t-il songé à emporter un bagage ? « Je suis venu sans l'avoir prévu, l'île m'a attiré , un bateau était en train de partir, je prendrai le premier demain qui me ramènera à Naples, ne vous dérangez pas pour un voyageur de si peu d'importance... »
Mais le Signor Pagano suit lui aussi son intuition, il lance un ordre, deux servantes d'une grâce exquise se précipitent dans le jardin, sur la minuscule voie romaine, font tinter les cloches des chambres. Voisins, amis, promeneurs, et voyageurs emplissent la fraîche salle et tendent leurs coupes en céramique jaune et bleue. «en votre honneur à tous, proclame Pagano, et pour souhaiter à ce jeune lord inglese qu'il trouve sa bonne étoile chez nous, j'offre le vin de ma vigne, et vous me pardonnerez si je le fais dans la langue d'ici »Puis à toute allure, le fervent aubergiste déclame un poème qui tire les larmes et provoque les rires des Capriotes entrés à l'improviste :
« Amice, alliegre magnammo e bevimmo
Nunche n'ce stace nogglio a la lucerna
Chi sa s'a l'autro nunno n'ce vediamo ?
Chi sa s'a l'autro nunno n'ce taverna ? »
(Amis , mangeons et buvons joyeusement,
Tant qu'il y a de l'huile dans la lampe !
Qui sait si dans l'autre monde, nous nous reverrons ?
Qui sait si dans l'autre monde, il y a une taverne ? »
Henry Wreford saisit instinctivement la joyeuse philosophie du quatrain, mais un brusque désir de solitude le fait s'éclipser.
Dans une autre existence, serait-il déjà venu sur cette île ? Ou la cherchait-il sans le savoir ? Pourquoi est-il certain de connaître ces inconnus ?Leurs visages grecs évoquent un âge d'or ...La beauté de l'île dormait dans son cœur, il la retrouve intacte !
Sortant, l'âme égaré, du bourg aux ruelles serpentines, il débouche sur un chemin cerné de murs romains romaine, et pour la première fois de sa vie, il laisse le hasard décider à sa place.
La mer est un miroir d'argent immobile. Le sentier grimpe avec une rude tendresse entre des bosquets de cyprès de soie noire et des pins pareils à des flèches d'émeraude, une montagne s'embrase vers Sorrente, une autre s'irise de mauve, un arc énorme surgit des falaises.
Voici que s'avance une jeune fille aux yeux noirs ; elle danse sur l'abîme et invite le voyageur à la rejoindre. Blanche et rouge en ses habits brodés à la mode grecque, elle lève un cou de cygne cerné d'un collier de grains de corail écarlate.
Wreford va à sa rencontre ; il comprend soudain qu'il ne partira jamais, il a rencontré l'esprit de Capri...Il est revenu chez lui, sur l'île de sa vie antérieure, une paix divine monte comme un nuage autour de lui et en lui . lI se sent aussi léger que les mouettes bavardes, aussi aérien que cette jeune fille au port de reine, un brin de jasmin piqué dans sa tresse sombre, qui le regarde avec tant de curiosité depuis un belvédère frappé d'éclats rouges, fauve et rose par le glaive du soleil couchant.
Le lendemain, deux lettres prirent la mer vers Naples et l'Angleterre ; l'une adressée au rédacteur en chef du Times, l'autre à lady Gwendolina de S. Les deux provoquèrent un effet particulièrement déplorable et ruinèrent un temps la réputation d'homme sain d'esprit du pauvre journaliste si heureux de sacrifier une brillante carrière à la plus invraisemblable des utopies.
Cinquante ans après, un matin de cristal bleu de 1892, ses amis Capriotes de cœur ou de naissance inscrivirent sur la tombe d'Henry :
« Il a vécu à Capri pendant cinquante ans », on aurait pu ajouter en donnant l'exemple de l'élégance du grand monde, souvent vêtu de son « armure » préférée : frac, chapeau haut de forme, gants "beurre-frais" et savoir-vivre désuet ,que ce soit sur les sentiers surplombant les rochers entassés au-dessus des précipices ou les escaliers glissants parcourant toute l'île !
Henry Wreford ne renia jamais sa terre idéale, il lutta comme un lion pour en arracher les enfants à leur grande misère ; furieux de les voir mendier aux touristes amusés et condescendants, incapable de se résigner à voir ses amis Capriotes mener une existence pénible et précaire, il créa une école, et mit sa plume enragée au service de la justice sociale insulaire !
Le Times accepta de publier son ancien « traître » qui ne cessa de plaider pour une Capri respectée et prospère où les enfants recevraient la meilleure des éducations.
Ne suggère-t-il ainsi que l'utopie dépend de nous, de notre volonté active, de nos efforts quotidiens, autant que de nos rêves romantiques ?
A bientôt !
Lady Alix
ou Nathalie-Alix de La Panouse
Un Shangri-La veillé par la Montagne de la Lune bleue, Ecole XVIIIème siècle. |
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