Pages Capriotes:
La Casa Rossa ou l'histoire du colonel John Clay Mackowen à Capri
Les excentriques ont toujours adoré et adoreront toujours Capri.
Les âmes romanesques encore davantage ; et cela jusqu'à la fin du monde qui ne touchera pas cette passerelle tendue sur l'éternité...
Seuls les esprits chagrins se refusent à aller au delà des apparences, à soulever les brumes bleues du rocher miraculeux.
S'ils se doutaient des bonheurs infinis dont sont gratifiés les cœurs patients qui courtisent à pas de velours l'île aux charmes aussi entêtants que les parfums de ses buissons en fleurs ! Hélas, les voyages lents ne sont plus en vogue, et les séjours au Pays des Sirènes souffrent de la réputation de ruiner les simples mortels …
L'hiver éclate de beauté sauvage et de solitude grandiose, mais la vérité vous griffe au visage ! à moins de se loger au fond d'une grotte, ou de faire partie des îliens de souche ou des heureux du monde qui s'enorgueillissent d'une maison prolongée d'un dais à colonnes, fantaisie plus coûteuse qu'un palais, minuscule paradis glissant de ces falaises redoutables ou engloutie sous des vagues de jasmin, l'aventure capriote surpasse les pires défis !
Arrive le printemps qui lève sa tête rose et jaune dés la mi-février. Les rares chambres à louer comblent les amoureux aux poches vides...L'automne hésite entre canicule et pluies tièdes, foule véhémente, esthètes hautains, et timides visiteurs poursuivant un idéal confus. Les prix baissent aimablement au rythme des saisons, à vous de croire en votre chance et d'attraper une auberge paisible en son bois de pins : ou une charmante maison blottie dans son allée ombreuse au bas d'une « traversa »ignorée !
Somme toute, si vous oubliez l'été et ses égarements( entre bains de foule et frôlement de gens connus se prenant pour les astres célestes aux balcons des palaces), l'île aura la charmante politesse de vous sourire sans songer à vous ruiner …
Rien n'offre un plus grand plaisir que de se sustenter d'un humble panini sur un banc face à la mer argentée du matin ; ou de descendre vers le soir, les marches de la via Follicara, au cœur de l'antique hameau de Caprile, les yeux accrochés au soleil écarlate piquant droit sur les flots d'améthyste incandescente .Chacun choisit son Capri !
Toutefois, si le hasard qui est toujours bon prince sur l'île, vous inspire l'idée de cheminer à Anacapri, en n'importe quelle saison et même sous une ondée vespérale d'avril, ou une vivace brise d'octobre, vous passerez devant la Casa Rossa qui incarne la douceur capriote et son élégante désinvolture.
La Casa Rossa est la boussole d'Anacapri !
L'itinéraire en est fort simple ; à l'entrée du bourg montagnard, après avoir repris vos esprits tant le trajet dans un bus oscillant sur le fil des précipices torture les nerfs, vous goûterez un repos mérité en cheminant au pas d'un sénateur romain, sur la rue principale, la via Giuseppe Orlandi.
Au bout d'une rapide rêverie vous serez irrésistiblement ensorcelé par une maison portant haut sa robe d'un beau rouge orangé à la mode de Pompéi, qui vous souhaitera la bienvenue de toute la splendeur d'une noble formule gravée en caractères grecs, au dessus de sa grille.. Les jours de visites, la porte s'ouvre sur une cour ombreuse évoquant un cabinet de curiosités hétéroclites !
Voici déjà quelques années, à la fin d'un après-midi de mai étincelant de lumière, Fils-Cadet et moi-même, lassés de franchir la houle tumultueuse des voyageurs, répandus sur l'île comme une invasion impitoyable, crûmes à un appel du destin en déchiffrant cette formule digne de Périclés.
Du Grec ancien !
Et sur un manoir d'une exquise bizarerie, surplombé de sa tour de guet aux créneaux sertis d'ornements turquoise, et constellé de délicaes fenêtres, de balcons légers comme des mouettes.
Ce palais flamboyant prouvait l'imagination sans bornes de son créateur, c'était une de ces fantaisies tarabiscotées qui parsèment encore l'île !
Par Zeus ! que nous disait-il ce mystérieux plaisantin qui avait exigé d'embellir son rougeoyant manoir de cette bienvenue incompréhensible aux mortels n'ayant pas connu la torture des versions grecques au lycée?
Qui diable avait-il été ce grand extravagant ?
Nous ignorions en ce jour de mai où l'île était encore pour nous une « terra incognita » qu'un colonel de l'armée sudiste avait jadis décidé de renouer avec la langue ancestrale de Capri, ce Grec admirable qui charriait musique des mots et puissance des idées bien avant nos époques barbares.
« Salut, ô citoyen d'Apragapolis ! » : candides et enthousiastes, nous étions les bienvenus au « Pays de l'oisiveté », formule éloquente cachant une douce moquerie de l'empereur Auguste.
Ainsi nous saluait le fantôme redoutable d'un des plus extraordinaires exilés de coeur sur le roc hiératique de Capri.Mais qui fut cet homme aimant à ce point voir la vie en rouge Pompéien ?
Et quelle vocation confia-t-il à sa Cassa Rossa ? Désirait-il régaler d'un festin fastueux, au sein de cette « Folie » massive nimbée de flammes adoucies, Arés, le sanglant, le terrible, l'impitoyable dieu de la guerre ?
Imperturbable et un tantinet prétentieuse sous la diaphane lumière du printemps, la maison se développait de manière biscornue, entre la belle via G. Orlandi, vouée aux promeneurs tranquilles, et une autre plus mystérieuse mais embellie par la gracieuse église de San Michele, proue des traverses romantiques et enchevêtrées de Timpone et Boffe.
En longeant ses murs, nous crûmes voir ses deux visages, le premier lisse, offert aux curieux, aux visiteurs de ses trésors, statues romaines et tableaux contant la destinée heurtée et romantique de l'île .L'autre rêvant sur un étroit jardin merveilleusement embelli d'une barque de pêche, poétique et incongrue dans ce village de montagne insulaire.
Cette étonnante Casa Rossa nous bouleversa à l'instar d'une noble dame arborant par fierté un sourire mélancolique sur son rouge arrogant, à l'instar d'une étoile se consumant au firmament d'un ciel pur...
Peu à peu, au rythme de nos escapades îliennes, l'étrange maison drapée dans son rouge assourdi, cessa de nous infliger son humeur taciturne, et, nous voyant souvent à ses pieds, elle accepta de nous confier les braises de ses secrets. Protégée par les vestiges d'une tour de défense, érigée au temps sublime de la Renaissance Italienne, la fantasque œuvre d'Art surgit de la tête belliqueuse du colonel John Clay Mackowen, médecin militaire aux humeurs de volcan et à l'âme aussi généreuse que la mer.
Ce terrible excentrique fut le premier Américain à, au tournant de la trentaine, poser le pied en l'an 1871 sur le roc fauve de Capri. Le roman de sa vie présente déjà une suite de chapitres des plus tourmentés. Héroïque officier de l'armée des confédérés, terriblement déçu, de faire partie du camp des vaincus, le colonel Mackowen ne sait que faire de lui-même sur ce vieux continent auquel il ne comprend goutte. La médecine seule dissipe son ennui mortel, le voilà d'abord en Bavière où il enlève son diplôme sans savoir qui il aura l'obligeance de soigner .Par distraction, il s'égare en Italie ; Venise le fatigue, Rome qui ne lui semble point si admirable ; esquivant Florence où il craint de retrouver des jeunes américaines déterminées à l'épouser, il ose descendre vers le Sud, région pleine de brigands, ce qui lui semble fort prometteur.
Le danger l'excite et il sait manier pistolets et cravache !
Naples le choque d'importance tout en lui plaisant terriblement, il parcourt un monde capiteux, débraillé, superbe, et son esprit bat la campagne. Le dieu Hermés, seigneur invisible de Capri, lui inspire l'envie d'une journée de pêche au large de Pouzzoles,
La mer est si paisible, le poisson si peu empressé à se faire prendre, que l'irascible Mackowen pique une colère à faire trembler un équipage qui ne serait pas composé de Napolitains. Ces braves gens se contentent de ployer l'échine, puis de déposer l'impérieux étranger à l'entrée du port minuscule de Capri :
« Là,disent-ils mimiques et gestes plus éloquents que leur dialecte, Son Excellence trouvera beaucoup de poissons frais! et aussi un bateau plus rapide que notre pauvre barque pour revenir à Naples !nous souhaitons que son excellence soit de meilleure humeur à Capri ! Et nous gardons l'argent du voyage pour toute la peine qu'il nous a causée en nous frappant de sa canne pour faire venir le poisson! »
Serrant son sac contre son cœur, John tourne un dos impérial à ces farouches Napolitains et, du bout de ses bottes de cavaliers, écarte les naturels de Marina Grande qui se jettent avec fougue sur le nouvel arrivant. Marina Grande est encore un port en construction, les étrangers un bienfait de la Providence ! un bel homme si bien vêtu, et de si belle allure, voilà qui provoque la générosité des magnifiques jeunes filles et la curiosité de tous.
John se laisse prendre au jeu, il suit un cortège de déesses qui se disputent la joie de le délivrer de son sac, le chemin est bien raide, les citronniers bien odorants, les falaises réfléchissent une lumière presque surnaturelle, mais l'Américain est moins frappé de l'écrasante beauté de l'île que de la misère tangible de ses enfants. l observe, impavide, le flot bavard de gamins couverts de boutons de fièvre, il détaille les corps frêles, esquisse une moue réprobatrice en écoutant les quintes de toux. Comment vivre dans une splendeur pareille dans un état aussi maladif ?Ces petits ont-ils une chance de parvenir à l'âge adulte ?
Le médecin se réveille en ce cœur glacé, il observe, réfléchit, prend un instant pour louer une chambre aux petits-fils du bon Pagano, et sort se mêler aux seuls îliens. Que lui importent Anglais friands de paysages insolites et Scandinaves adeptes de bains de mer ? Ce n'est point un hasard si les dieux l'ont mandé sur ces jardins d'orangers, ces vergers plantés au bord des gouffres,
Sa vie est entièrement libre, ses ressources infinies, son ancien monde s'est effondré, mais ,ici, personne ne soigne les enfants qui mendient, en ouvrant leurs mains émaciées, un sou aux voyageurs dédaigneux.
John Clay Mackowen, à sa grande surprise, devine qu'il a quelque chose à accomplir sur ce rocher superbe et misérable. Une déroutante certitude l'emporte sur le plus élémentaire bon sens !
En une semaine, il a déjà sa réputation, celle d'un demi-dieu au caractère épouvantable, d'un fou qui pourfend l'air parfumé de sa canne, et outrage les buissons de jasmin des coups de sa cravache, et surtout, celle d'un docteur d'une compassion surhumaine.
Marina Grande à cette époque fabuleuse respire l'air du large et regarde le Vésuve en face,
John décide les travaux d'une maison jaillie du roc qui subjuguera îliens et passagers des bateaux entrant dans le port de sa couleur joyeuse ; un turquoise clair, en harmonie avec la mer, le ciel, et cette subtile brume irisée qui isole l'île des tumultes du monde. Les enfants cessent de mendier et de gémir et, joyeux, s'agrippent à lui sans se soucier de ses clameurs féroces ; les femmes le bénissent ! et un matin, une créature aux yeux d'aigue-marine, une beauté éplorée qui dit être Mariuccia Cimmino, le supplie de venir guérir sa mère, qui souffre de la poitrine, là-haut sur la montagne, au bout de la Scala Fenicia, l'escalier phénicien qui de la plage de cailloux aigus propose ses marches taillées par des êtres légendaires l'accès au plateau mystérieux d'Anacapri.
Cette fois, le destin de l'ancien officier confédéré est scellé : John découvre à l'ombre de l'austère Monte Solaro, un paysage d'une splendeur ignorée, des îliens d'une douceur et d'une bienveillance remarquables, affrontant sans une plainte une existence d'une dureté intolérable.
Pourquoi quitter en égoïste ces gens qui le traitent en ami ? Il restera !
Anacapri en voudra bien comme médecin, bâtisseur, d'une seconde maison, au cœur de ce village blanc, englouti sous des ruisseaux de chèvrefeuilles et cerné de vignes. Anacapri en voudra bien aussi comme amoureux fervent, et bientôt compagnon fidèle de Mariuccia, cette sirène légère et dansante qui le guide vers le belvédère insensé de la Migliara.
Mais, le climat apaisant de l'île n'éteint guère les flammes de son tempérament de feu !
Et ces braves insulaires qu'il soigne avec une énergie inlassable, qu'il éprouve tant de plaisir à guérir, pour lesquels il envoie ses serviteurs acheter à ses frais, parfois à Londres et Paris, de coûteux remèdes, ne tardent pas à l'affubler d'un surnom des plus caustiques :
« Ciacca e mereca ! » ce qui signifie en toute simplicité : « Frappe et soigne ! »
Le rouge de sa maison viendrait-il de ces colères ? Cette teinte vigoureuse ne serait-elle l'étendard de ses passions jamais réprimées ? Capri ne s'incarna-t-elle en la femme aimée ? Cette Mariuccia, si svelte, si patiente, qui fut la châtelaine de plusieurs maisons avant d'endosser le rôle de maîtresse de la Casa Rossa.
Précédant le bon docteur Axel Munthe dans la rage de bâtir et la volonté de soigner, John Mackowen se donna sans relâche à la quête des secrets de la Grotte d'Azur.
Son obsession envers l'antre de saphir reposant sur un lac de turquoises où nagent les Sirènes, le fit évoluer entre archéologie et romantisme, sérieux et sorcellerie.
Peut-être une magicienne, sœur de Circé, l'amante d'Ulysse, le guida-t-elle au cœur des souterrains interdits aux mortels …
La Casa Rossa a reçu mission de veiller sur deux divinités remontées de la Grotte d'Azur, en hommage à ce bouillant colonel qui écrivit dans l'encre de Capri en 1883 un monument d'archéologie et d'histoire, attaché à rendre toutes les facettes du divin rocher, fort utile et encore apprécié de nos jours !
Un ouvrage d'une profondeur égalant celle de la mer Tyrrhénienne !
Voilà l'histoire que s'amusa à nous chuchoter la Casa Rossa un jour de silence entre ses flancs, un jour où nous cherchions de salle en salle, le fantôme jamais dompté du fringant Colonel Mackowen.
L'atmosphère de cette maison privée de son maître me désespéra vite ; puis, j'entendis un écho lointain, un bruit de métal claquant sur le sol, un frémissement secoua le vide, une immense rumeur enfla dans cette coquille mélancolique, la maison se souvenait …
Et c'étaient peut-être les éperons du colonel qui frappaient ses majoliques .
Il y tant de fantômes excentriques à Capri !
A bientôt!
Lady Alix
ou Nathalie-Alix de La Panouse
PS : Si vous abordez sur le divin rocher, avant de prendre le funiculaire, ou le bus, regardez sur la droite, vous serez charmé par la façade nuancée d'aigue-marine de « La Maresca », premier manoir bâti par l'insupportable colonel au grand coeur. qui mourut hélas loin de Capri en Louisiane en 1901 ...Sans nul doute, son dernier rêve fut-il pour l'île des sirènes et la douce Mariuccia qui s'attacha à lui avec une patience angélique...
Cette radieuse maison fut métamorphosée en hôtel de grande allure par ses descendants ; une histoire s'enchevêtre toujours à une autre au Pays des Sirènes ...
Bienvenue en Grec à Anacapri : entrée de la Casa Rossa qui fut l'extravagant manoir du bouillant Colonel Mackowen |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire