Pages Capriotes : un Jardin à Capri
Chapitre I
Un jardin sur un tableau
Certains endroits sur Terre ressemblent à des chats endormis.
En y séjournant, en vous y promenant sans entraves nostalgiques, vous croyez être libres de vos actes et gardiens de vos pensées, maîtres de votre destin, et fiers de votre farouche indépendance d'esprit.
Il suffit de quelques heures pour que ces magnifiques certitudes vacillent à l'instar de moineaux sur une branche, avant de s'envoler à jamais.
Votre vie se métamorphose, vous devenez le héros d'un roman aux chapitres encore à écrire, et votre destin balance entre rêve et réalité.
Vous êtes souvent sur une île ou dans un endroit étrange, façonné parfois par vos souvenirs d'une vie antérieure, ou même bercé de la rumeur de vos songes incertains.
A l'époque bénie de l'enfance, que l'on prétend à tort sans soucis, ma consolation était un paysage particulier qui m'échappait au fur et à mesure que j'ouvrais les pages des albums voués aux grands voyages. Je le voyais chaque nuit à la suite d'un jour de solitude enfantine, un de ces jours où vous cherchez en vain une porte dans un mur afin de fuir vos camarades de classe arrogantes, ou votre institutrice hystérique.
La plus haïssable que j'ai eu le malheur d'endurer portait le nom du cardinal de Richelieu ; et sans considération aucune envers cet illustre patronyme, elle m'avait, depuis sa crinière teinte d'une atroce nuance de blond pâle, vouée une méchanceté infinie. J'étais sans cesse houspillée pour des vétilles. On accusait ma maladresse avec tant de brutalité, que je passais le plus clair de mon temps à redouter de renverser le moindre cahier ; ce qui ne manquait pas de déclencher des foudres me conduisant dans le bureau de la religieuse la plus inflexible, qui me prédisait un avenir sinistre ...
Mais le soir, libérée de cette crainte du jour, je revenais vers un escalier de pierre à la nuance de miel sur lequel coulaient de véhémentes volutes de jasmin.
Sur la plus haute marche s'étendait une terrasse bornée de balustres, et rehaussée de colonnes blanches; en contre bas, un vaste jardin enflait ses buissons désordonnés; partout s'élevait, gracieux et vigoureux, le chant mélodieux des oiseaux installés à demeure dans les branches de très vieux pins, immenses cyprès et robustes chênes verts.
Ce domaine m'attendait et j'étais enfin libre d'y faire ce que bon me semblait.
C'était sur une île, je n'aurais su expliquer d'où me venait cette conviction absolue, mais elle me taraudait de façon alarmante. Je voyais même un port, presque un port inventé par des enfants, minuscule et charmant, creusé entre des falaises miroitantes d'où descendaient des bosquets de pins et des vergers d'orangers, de citronniers, et un éparpillement de blanches maisons aux toits arrondis.
Une vision trop belle pour ne pas souhaiter sa réalité... Mais, comment la retrouver ? Comment arriver un jour à ce port, puis comment dénicher ce portail aux arabesques élégantes qui se dressait au bout d'un chemin rocheux surplombant une crique d'où la mer vous épiait ?
Comment rejoindre cette île dont j'ignorais même le nom ?
J'eus alors une fringale îlienne ! même les plus inconnues, celles peuplées de pingouins et de rochers gelés me tentaient un moment, avant que je ne comprenne ma funeste erreur. Loin de ces cailloux glacés, je rêvais d'une île pareille à un gigantesque bouquet, mais pourtant austère, palpitante de vie à l'abri d'immenses murailles sculptées par la Nature ou les dieux Grecs, ces êtres flamboyants dont le souvenir a construit notre manière d'aimer et de combattre, et forgé notre sens de la beauté.
Ces dieux oubliés ne dorment eux aussi que d'un œil et nous guettent sous leurs paupières divines …
Mais, je n'osai parler autour de moi de ce songe nocturne qui m'éclaboussait de ses lueurs pendant le jour. Je dessinai des îles aux formes biscornues, j'appris par cœur le roman naïf du « Robinson Suisse » dont les péripéties vivaient au sein d'un ouvrage poussiéreux pris par surprise à la bibliothèque du collège. Je naviguai ensuite de Délos à Mykonos, et crus que j'aborderai sous les ordres du jeune et beau commandant Henry Norton au port de Naxos où nous attendrait la superbe et taciturne Akrivie Phrangopoulo, héroïne du philosophe Gobineau, oubliée sous ses orangers.
Hélas ! Je savais que si mon pays rêvé fascinait autant que ces joyaux d'améthyste et d'opale laiteuse que sont les Cyclades, il s'en éloignait de beaucoup.
Parvenue à l'adolescence, je n'y croyais plus ; j'allais me faire une raison, ce qui est bien l'attitude la plus triste du monde, quand l'île se présenta à moi sous une ondée d'avril.
Nous étions vers la fin de l'hiver, à Sorrente, encore engourdie sous un voile humide d'un suave éclat gris perle. La saison s'éveillait à peine ; et le hasard nous avait ouvert les portes de l'un de ces grands hôtels de la Belle Epoque, immense, exquisement décati, paré de fresques admirables et admirablement défraîchies, et de sofas majestueux embaumant l'encaustique. Un de ces lieux délicieusement embelli de ses évanescentes nostalgies, tout résonnant encore de l'écho de bavardages futiles, et du frisson des traînes soyeuses qui glissèrent sur les nymphes voluptueuses des vastes mosaïques.
Une valse lente tentait de se répandre dans les salons déserts, mais les doigts du pianiste luttaient contre les touches exsangues et la mélodie gémissait comme une âme en peine …
Je sortis, attristée de tant d'élégante inertie, sur la terrasse accrochée au-dessus de la falaise ; la vue était brouillée, le ciel se fondait en une eau tiède qui effaçait le temps.
Soudain, un rayon lèger d'un coup de glaive leva les nuages et un rocher énorme miroitant d'éclairs emplit l'horizon. Derrière moi, on dit en Italien avec un accent singulier : « Ecco Cââpri ! »
Capri ! De vagues souvenirs tintèrent dans ma tête, des empereurs aux mœurs bizarres et terribles, des palais en ruines, une grotte de turquoise liquide, des fêtes galantes, que sais-je ! non, ce théâtre réservé aux heureux du monde ne pouvait être mon île ! et pas davantage la citadelle du plus cruel des maîtres de Rome !
Or, mon intuition m'affirmait que je ne me trompais pas, que c'était bien l'île tant cherchée, tant attendue, l'île qui avait eu tant d'importance dans une vie dont la réalité ne se levait qu'au coeur de mes rêves, l'île où je reviendrai …
Je reniai cette pensée de toutes mes forces : mon île était un rocher sauvage, pas le haut-lieu des heureux du monde !
Avec l'entêtement absurde des adolescents, je décidai que je n'irai jamais à Capri.où du moins pas dans cette vie ...
Ma vie prit son envol ; l'île dormait en mon cœur, je me doutais que ce sommeil aurait une fin, mais tout restait dans les mains du hasard qui parfois se fait bon prince.
Quand mes enfants se prirent de passion envers le « Monde de Narnia », je me demandai si j'aurai la chance moi aussi, d'entrer à l'instant où je m'y attendrai le moins, en ce jardin secret où menait un escalier de belle allure et de travail antique. Un vague souvenir de port creusé au milieu d'intangibles falaises d'or fauve persistait à me bouleverser, à l'instar d'un pressentiment inexplicable … Ce port minuscule, je l'avais vu lui aussi, mais quand ? Ce ne pouvait être le port de Capri ! peut-être mon île n'était- elle qu'une invention de mes angoisses d'enfant ? Ou un avant-poste du paradis entrevu en rêve...
Sans doute étais- je trop âgée, trop adulte avoir le droit de retrouver le chemin étroit menant à un portail vert cachant un escalier empierré. Le monde des rêves m'était fermé ... et Capri était hors de prix !
Le destin me fit alors rencontrer un tableau qui n'enflammait guère l'assistance élégante d'une salle des ventes dont l'enjeu se portait sur une œuvre ayant le don de faire chavirer d'extase les amateurs d'Art les plus avertis. Afin d'exacerber l'attente de ces passionnés prêts à se ruiner pour un Fragonard miraculeusement rendu au jour, on présentait de charmantes œuvres qui voltigèrent dans une indifférence regrettable. Je cherchai un paysage à proposer à des amateurs des peintres de plein air; hélas, les plus sur le vif me glissèrent sous le nez.
C'est alors que vint le tour d'une modeste toile représentant un portail ciselé dérobant l'escalier empierré d'un jardin échevelé. Une lumière d'une pureté grecque resplendissait sur les jasmins masquant une maison à colonnes au toit en terrasse. L'oeuvre était charmante, joyeuse, mais point immortelle, malgré un pouvoir de suggestion indéniable. Aucune signature connue n'attisait les convoitises ; et pourtant je fus envahie par l'envie irrépressible d'entrer dans ce jardin à la mode antique, au fond duquel la méditerranée s'allongeait en contre-bas, à l'instar d'un lac de saphir pétrifié.
J'écarquillai les yeux afin de me convaincre que je n'étais point la victime d'une hallucination ; cette vue ancienne d'un lieu disparu gardait une vivacité troublante qui me bouleversait. Il me la fallait à n'importe quel prix pourvu qu'il soit presque raisonnable !
Je me levai et sans savoir la raison de mon emportement, j'engageai un duel d'enchères contre un homme distingué d'un âge certain et de manières hautaines qui me dévisageait d'une mine sévère.
A un moment crucial, je réalisai que j'allais trop haut, la panique m'envahit, je restai immobile, tout le monde me regarda, et le commissaire-priseur fit la réflexion ironique qu'un billet pour Naples et la traversée du golfe en ferry seraient moins coûteux que ce joli tableau représentant un jardin à Capri…
Je fus si surprise à ce nom de Capri que je laissai le marteau tomber en scellant la victoire de mon adversaire.
Je le vis s'enfuir, son précieux fardeau sous le bras, avec la mine renfrognée et le geste hautain d'un homme qui se flatte de ne point parler à ceux qui ne font point partie de son cercle exclusif !
Honteuse de mon impolitesse, mais incapable d'agir autrement ,je lui courus après ; et le rattrapai au moment où il s'apprêtait à monter dans un taxi :
« Monsieur, suppliai- je, attendez je vous en supplie ! »
A cet appel, l'homme eût un mouvement agacé, sans daigner me répondre, il installa son achat sur la banquette, et se retourna lentement ; je reculai, muette de confusion.
Glacé, il darda sur ma personne intimidée, un regard qui aurait suffi à figer sur place un loup enragé !
« Monsieur, dis-je, du ton le plus aimable , je vous en prie, veillez pardonner mon impardonnable curiosité. Voyez- vous, ce tableau a éveillé en moi un très vague souvenir, je crois avoir déjà vu, je ne sais où, un jardin où l'on accède par cet escalier. Auriez- vous la bonté de m'en apprendre un peu sur cette œuvre assez particulière pour susciter tant d'envie de la part de deux collectionneurs éclairés ? Pensez-vous qu'elle serait de la main d'un peintre de renom ?
L'homme me fit un salut désuet, puis prononça ces mots obscurs d'une voix teinté d'un accent indéniablement italien :
« Ne vous souvenez- vous de notre jeune ami August ? »
« August ? » dis-je en sentant à quel point je faisais mauvaise impression.
L'autre secoua la tête et salua cette fois pour prendre congé.
« Comment avez-vous pu oublier August ? Presque deux siècles, cela n'est rien pourtant ! la maison vous appartient toujours ; pourquoi n'y revenez- vous jamais ? » me demanda-t-il d'un ton rogue
« Mais de quoi me parlez- vous ? »
Cette fois, l'homme prit place dans le taxi, de sa banquette, majestueux et mélancolique à la fois, il me contempla d'un regard critique, et me lança en guise d'adieu :
« Vous n'avez pas changée malgré tant d'années ; je vous ai reconnue sans trop de peine, maintenant assez parlé ! dépêchez- vous de revenir, contrairement à vous, la maison tombe en ruines .Ce tableau ne lui ressemble presque plus, si je suis d'humeur à cela, je vous le rendrai quand vous reviendrez sur l'île .»
«Cette île, serait-ce bien Capri ? Et si j'y allais, où vous retrouverais- je ?
« Pourquoi posez- vous des questions dont vous connaissez la réponse? Voilà plus de deux siècles que vous perdez du temps ! cela ne vous suffit- il pas ? »
Et le taxi emporta l'extravagant inconnu et son tableau signé d'un certain August qui fut mon jeune ami deux siècles auparavant...
Sortant un miroir de poche, je scrutai mon visage avec effroi, que voulait dire cet homme ? Je n'étais pas si décatie ! et nul être sensé ne pouvait affirmer que la maturité vous faisait entrer dans un âge biblique!
A ce moment d'intense perplexité, je me souvins du catalogue de la vente qui dépassait de mon sac.
Le tableau y était bien présenté comme « Un jardin à Capri » attribuée à August Kopisch, artiste ayant découvert la fameuse grotte d'Azur en mille huit cent vingt six, sous l'égide du bon aubergiste Pagano.
« August ? « pensai- je et d'un coup je compris que le commissaire-priseur avait raison : il me fallait me précipiter à Capri quitte à passer pour temporairement folle.
Après tout, même sur ce divin rocher, il devait exister des logements à prix décents ; sinon, tant pis, nous dormirions, si l'homme- mari acceptait de me suivre, dans une grotte en compagnie des dernières Sirènes !
Seules les folies nous donnent la passion de la vie, et dans la douceur de mai, pourquoi se priver d'une si magistrale escapade ?
Une maison, une énigme, un roman vrai, un tableau m'attendaient à deux heures de vol, et deux siècles de ma vie ..
Cela, par contre, je n'en soufflerai mot à personne...
A bientôt pour le second chapitre de ce nouveau roman -feuilleton,
sur le mode fantastique ...
Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix
Vue de Capri (peintre anonyme) Collection Frits Lugt, fondation Custodia, Paris |
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