La Maison Ensorcelée
Roman à Capri
Chapitre II
Au port
Le bateau venait enfin de piquer droit sur les falaises après un long détour qui nous avait fait craindre de passer au large de l'île sans y aborder. Et si nous nous étions trompés de ferry ?
Peut-être faisions- nous, sans le savoir, route vers Palerme ?
Peut-être encore, innocentes victimes d'un « jettatore » Napolitain, avions- nous perdu l'île au sein de l'insondable mer des Sirènes ?
Mais non, nous pouvions nous détendre, l'île resplendissait, écrasante, prodigieuse ! dressée sur la mer à l'instar de la forteresse du dernier Titan, elle nous narguait de toute la sévère majesté de ses falaises plantées comme un rempart surnaturel dans les eaux limpides.
Au port de Massa, l'île semblait si lointaine, drapée de brumes bleutées, fragile et immatérielle, blottie au creux des eaux éblouissantes, à l'instar d'une mouette dormant sur l'écume avant de battre des ailes vers le ciel.au moment de se dévoiler.
Puissante et magnifique, énorme améthyste tranchée en deux par un glaive céleste, citadelle protégeant un monde clos en son cœur verdoyant, elle s'approchait en nous bouleversant, au point que nous n'osions bouger d'un pas sur le pont envahi de fumée .. .
Notre trouble était d'ailleurs partagé par un aréopage de jeunes personnes romantiques en train de s'embrasser comme si le plus beau jour de leur vie leur sautait au visage !
Tous les voyageurs se pressèrent d'un seul mouvement face à ce spectacle prodigieux : l'arrivée à Capri ... Le bateau glissa entre deux parois étincelantes attaquées par une mer fougueuse, sur les rochers solitaires se devinaient d'extraordinaires palais à des hauteurs extravagantes, puis en face de nous, les façades blanches d'un port agité par l'onde d'une foule mouvante.
Sur cette charmante animation, s'étendait la gigantesque splendeur de deux montagnes pareilles à deux déesses pétrifiées par un enchanteur.
Le silence tomba après les cris d'allégresse ; nous crûmes remonter le cours du temps et fûmes saisis d'un respect plein d'effroi ... et si nous avions pris un ferry enchanté, capable de voguer sur l'océan des âges ?
Nous étions trois de la même famille à guetter l'île, et, sans nous l'avouer par pudeur et orgueil, aussi nerveux que des chevaliers s'approchant du Graal.
J'avais convaincu sans trop de peine Fils Dernier de suivre ses parents en Italie afin de parfaire son Italien déjà presque parfait et d'attendre la confirmation d'un long contrat en Afrique Australe.
Doué d'un vrai sens du devoir, Fils Dernier avait à cœur d'empêcher sa mère d'agir étourdiment, et d'obliger son père ,finissant sa convalescence après une maladie pénible, à ne commettre aucun effort inutile.
Capri lui avais- je assuré avec une mauvaise foi dont je n'avais point honte, avait justement aidé à guérir tant de blessés ou de malades des bronches !..
J'avais omis de préciser que rien ne fut plus poignant que d'observer au cours de siècles, tant d'éclopés, braves et affaiblis, trébuchant sur une île parsemée d'escaliers raides et de sentiers quasi aériens, réservés aux créatures agiles que sont les chèvres et les jeunes Capriotes.
L'Homme- Mari se réjouissait donc de gagner sans efforts ce paradis terrestre, et d'observer la loi établie par l'empereur Auguste : ne rien faire à Capri. Je redoutais un grain de sable au sein de mes inventions, mais l'île valait bien quelques petites ruses inoffensives ...
Le hasard nous avait heureusement permis de louer une maison prolongée d'un jardin en terrasse qui ne paraissait guère difficile d'atteinte.
La fort distinguée propriétaire Romaine, prenant en sympathie cette famille en apparence si sage et raisonnable, en avait même baissé le prix tout en nous jurant que notre villégiature serait d'un calme olympien ; malgré les quelques minutes nous séparant du haut lieu de la vie mondaine : la minuscule Piazzetta, propice aux heureux d'un monde aussi étincelant et intangible que la chaîne de l'Himalaya, et à ceux qui les scrutent de leurs yeux écarquillés et incrédules. Ce théâtre à ciel ouvert, démuni de la moindre vue, étroit et parsemé de cafés où nul serveur n'aurait l'idée de vous servir, était- il encore le rendez-vous mondain par excellence ,au cœur de la belle saison ?
Je n'avais aucune envie de le vérifier ! d'un autre côté, me fit remarquer Fils Dernier avec son bon sens hérité d'un ancêtre inconnu, pourquoi incriminer ce lieu qui sert de « café du commerce » depuis l'époque du Forum édifié par les soins éclairés d'Auguste, à l'ombre de l'église vouée à San Stefano ? Capri ne serait plus Capri sans son art de s'amuser et d'aimer les belles et bonnes choses de la vie !
Cette énergie juvénile m'avait touchée et un peu alarmée.
Avais je l'esprit troublé pour ne chercher sur le divin rocher que le fantôme d'un peintre romantique des années mille huit cent vingt ou peu s'en faut ! un sombre et bel inconnu du nom d'Auguste qui me mènerait avec un peu de bonne volonté à l'entrée d'un jardin englouti sous des flots de glycines, cachant une maison sentant le vestige antique à plein nez, à condition que mon rêve enfantin ne me trompe pas...
Cette histoire était si fantastique qu'il importait de n'en souffler mot à la moindre âme douée de bon sens, autant dire l'Homme-Mari et Fils Dernier...
Prions le Ciel afin qu'en ce début du joli mois de mai, les acteurs de la comédie mondaine se précipitent aux Antilles tellement plus à la mode, et que les groupes de touristes embrigadés nous laissent en paix, pensai je au moment de réserver ; d'ailleurs, comment résister à une location si modique dans un endroit adoré jusqu'au Groenland ?
Pourquoi ne pas y voir un signe du destin ?
Mon unique tourment restait celui d'arpenter l'île sans jamais passer devant la maison secrète cachée par sa terrasse aux balustres empierrés, sans jamais trouver au bout d'un sentier caillouteux, le portail ciselé et le gracieux escalier délabré de mes songes …une semaine n'y suffirait pas !
Mais, l'automne et le début de l'hiver peut-être si nous consacrions nos jours de liberté à quelques promenades Capriotes ? Ne pas oublier l'argument de la salubrité de l'air …, me dis-je un peu rassurée.
Croiserai- je à nouveau l'inconnu hautain qui croyait que dans une autre existence nous étions proches ? Et quelles ondes magiques ranimeraient- elles ce jeune peintre Auguste qui s'était vanté d'avoir découvert la Grotte d'Azur ? En ignorant du haut de son outrecuidance, qu'elle logeait depuis la plus haute antiquité, au sein de son antre bleuté, la déesse aux cheveux de turquoise, au regard de saphir clair, Mémoire, sœur de Zeus...
Mais, nous étions au port légendaire, il fallait accepter l'île vivante sous un soleil insoutenable, oublier les ombres du passé, descendre sur le quai empli d'une foule hurlante, et trouver au plus vite le chemin menant à la fameuse Piazzetta.
Hélas ! comment penser à des soucis pratiques dans la lumière transparente reflétée par les rochers d'or et de pourpre ? Comment ne pas perdre la tête en touchant à ce port irisé des plus chatoyantes nuances de bleu ? L'enchantement tombait droit sur nous : le vertige de Capri s'empare de vous en un murmure d'écume sur la plage éclatante d'une myriade de barques rouges, bleues, vertes et blanches.
Nous étions à Capri : cela tenait du miracle, de la chance et d'un entêtement à toute épreuve.
Naples venait d'épuiser l'Homme-Mari qui s'était replié trois jours entiers sur la terrasse de notre chambre. Fils Dernier et moi-même l'avions laissé se reposer au cœur du petit palais appartenant à une comtesse blonde qui avait veillé sur nous avec la gracieuse sollicitude des habitants de cette ville inépuisable de surprenante beauté.
Nous l'ignorions encore, mais nous avions maintenant une amie dans ce gouffre passionnant qui va de la via Chiaia au couvent de Santa Chiara !
Nous l'ignorions tout en le devinant : Naples la volcanique remplit votre cœur d'un torrent qui vous redonne le goût de vivre, titille vos émotions les plus calfeutrées, libère votre folle envie d'être au monde pour rien, juste pour la simplicité du bonheur ; peindre, écrire, chanter, écouter, boire un café à réveiller une armée de cœurs brisés, regarder, et marcher...
Naples exige une promenade perpétuelle, une avancée fascinée, une marche rapide et rêveuse, rythmée de haltes suppliantes quand une boutique de bijoux anciens est trop tentante ; ou si une sombre cour, aux gracieux escaliers délabrés montant vers le ciel, se pare d'arcades peintes et de statues de déesses souriantes,
Fils Dernier et moi avions arpenté de nuit comme de jour les ruelles les plus étroites, les plus périlleuses, sans éprouver la moindre frayeur, à notre immense déconvenue !A toute heure, de braves gens à l'aspect un peu extravagant nous avaient aimablement guidés sans se moquer de mon Italien de fantaisie.
Aucun d'entre eux n'avait jugé bon de détrousser une mère et son fils écarquillant les yeux devant la magnificence du moindre porche, et se récriant d'admiration sur les places aux monumentales façades où une foule bruyante affichait son désir de vivre à grandes brides jusqu'à l'aube.
Notre adresse au bas du quartier espagnol nous plongeait en tout cas dans la réalité des anciens Bassi, loin des itinéraires prudents préconisés par les manuels professant un art des voyages bien -élevés …
Mais, toute la rue savait que le « Signor Francese » était malade et fatigué ! chaque commerçant demandait des nouvelles, le marchand de fruits me tendait une orange, la plantureuse boulangère insistait pour que mon fils emporte un croissant dégoulinant de crème, nourriture solide qui guérirait son pauvre père plus vite qu'un médicament . La fleuriste, aussi blonde que notre comtesse, la blondeur des brunes qui ne trompe personne mais attendrit tout le monde, compatissante des pieds à la tête, volubile à l'instar d'un essaim d'abeilles, avait ceint mon bouquet destiné à la Dottoressa de trois énormes rubans, et ajouté, en refusant que je débourse davantage, une rose royale pour égayer le malade! la Dottoressa, fine et l'ample chevelure savamment blondie comme il se doit, avait refusé tout argent de ma part :
« Soigner votre mari, cela ne m'a pris que quelques minutes de ma vie... » ; l'époux de la comtesse avait bondi depuis son travail aux Archives Municipales afin de nous apporter le réconfort de sa présence et de quelques mots de français...
A vingt minutes de ces scènes touchantes, établi comme une boussole à l'embouchure de la mouvante via Chiaia, face au Palazzo Reale et au Teatro di San Carlo, le Gran Café Gambrinus devint notre refuge, mieux, la citadelle défendant notre inaltérable optimisme ; les serveurs nous avaient aussi remarqué, et comprenant qu'un drame, car tout est drame à Naples, assombrissait nos vacances, ils nous offraient un apéritif si copieux qu'il nous tenait lieu de repas après nos odyssées enivrantes du bord de mer, sous la lumière pure du golfe...
Avec, au fond de l'horizon, ce château enveloppé de voiles, ce mythe flottant qui avait nom Capri...
La Dottoressa avait bien sûr recommandé de ne pas emmener l'Homme-Mari sur ce rocher doué de pentes hostiles parcourues d'escaliers empierrés particulièrement impitoyables.
Mais l'Homme-Mari avait feint de ne pas entendre, et nous étions maintenant bousculés par des touristes hystériques devant une bouche prête à nous dévorer : le funiculaire ou « l'épuisette » ramassant les visteurs d'un jour pour mieux les tirer au faite de la falaise abritant le bourg de Capri.
Hélas ! une sombre malédiction nous menaçait- elle ?
L''homme-Mari avait sa mine des Maris en proie à un grand agacement, Fils Dernier scrutait son portable avec avidité afin de vérifier si nous pouvions échapper à la comédie du petit train plein à craquer de silhouettes en effervescence, notre poésie Capriote tournait au drame moderne, l'aventure sombrait dans la triste banalité.
Les larmes aux yeux, l'âme trahie, je reculai en m'excusant sur un couple d'Anglais d'une évidente distinction, tiraillée par la poignante envie de quitter cette île qui me trahissait...J'eus un frisson, une voix qui me sembla surgir de nulle part me chuchota :
'Signora Bellissima, laissez ces gens, prenez le taxi, là-bas, votre mari, il sera content, et le ragazzo aussi, et prenez aussi les Anglais, ils ont l'air riches, et le pagamento sera moins cher ! »
« Mille grazie ! dis-je sans savoir qui m'offrait son conseil, mais, ravie de cet hommage spontané s'adressant à ma personne point encore trop meurtri par les ans, j'empoignai le bras de l'Homme-Mari, fit un signe éloquent aux Anglais, arrachai son portable des mains de Fils-Dernier outragé et brandis mon sac en direction d'un taxi décapotable recouvert d'une toile rayée de rose et bleu.
Le chauffeur n'avait pas d'âge, nous comprîmes plus tard que c'était chose habituelle à Capri où les ans glissent sur vous sans vous éclabousser, et son sourire nous rassura ; du moins jusqu'au premier virage empoigné avec une férocité inimaginable contre un bus lancé à vive allure !
Un craquement de tôle plus loin et cette fois, le second tournant manqua de nous précipiter dans un gouffre battu des flots … cinq secondes de frayeur, et la rencontre avec l'éblouissement absolu : des murs romains rajeunis sous une onde de fleurs violettes, jaunes et blanches, un parfum voluptueux montant des jardins soignés par d'invisibles fées, un paysage de tourelles élancées, de colonnes robustes supportant leurs pergolas échevelées de fleurs roses et blanches, de hautes portes arrondies, des échappées sur les rocs plantés de pins tourmentés, et la mer tremblante dans son cristal liquide, la baie de Naples ciselée par le soleil sous le ciel pur, l'idéale beauté partout répandue !
Cette fois, je compris que l'île ne m'avait pas trompée...
Un coup de frein à réveiller un mort, et une main tendue : « Ecco Caâpri ! ».
Je sortis du taxi presque outrée de revenir à la réalité.
Notre rendez-vous devait avoir lieu à l'entrée de la Piazzetta envahie d'une houle d'humains si épaisse que nous préférâmes nous réfugier sur la terrasse du belvédère.
Je ne voyais plus, je ne pensais plus.
Le bleu intense mariant ciel, mer et brume évanescente descendue des montagnes, la terrasse, où s'élevaient de blanches colonnes, avançant vers le Monte Solaro au sommet déjà glacé de rose dans l'attente du soir, toute cette splendeur faisait naître un confus et mélancolique souvenir, mais de qui, de quoi ?
Un appel retentit, l'envoyé de notre propriétaire, accourait, rondouillet, rouge, ruisselant de sueur, et vociférant dans un mauvais anglais à l'accent slave …
En brave homme qui connait son devoir, il insista pour s'emparer de mon sac, et nous désigna la venelle la plus grouillante et la plus bruyante qui puisse épouvanter un voyageur idéaliste au jugement faussé par ses lectures d'un autre temps ...
Pourtant, sans émettre une seule plainte, un seul soupir découragé, nous fendîmes hardiment la foule qui semblait incapable de se détacher des vitrines parées de froides étoiles miroitant sur une voie lactée inaccessible aux mortels...
Tout ce monde frétillait, exultait, s'époumonait, et je me demandai si nous allions respirer à l'air libre avant le soir … Notre course s'accentua, nous ressemblions à un groupe de nageurs tentant de fuir une armada de monstres marins affamés de cailloux rutilants et de vêtements princiers !
Le supplice ne dura qu'un instant, comme par magie, l'air se fit léger, la lumière subtile et les grappes de jasmin, les envolées de chèvrefeuille, les buissons violets de monsieur de Bougainville, s'épanouirent sur les murs à la mode romaine, les façades dentelées et les escaliers impromptus. Une voie pavée à l'antique s'étendait vers les montagnes et coupait une sorte de vallée d'Arcadie peuplée de sages citronniers et d'orangers trapus.
Notre mentor nous désigna un point dans le lointain : "Grotta di Matermania e Arco Naturale !"; puis, estimant son dur labeur définitivement achevé, il tira un jeu de clefs de sa poche, s'essuya le front avec satisfaction, déposa mon sac devant une porte ensevelie dans les branches épineuses d'un rosier singulièrement touffu, et prit congé.
Nous étions chez nous pour une semaine, via Matermania, sans nous douter de la portée énigmatique de cette adresse bizarre …
L'homme-Mari prit possession du jardin de poche ouvrant sur la mer et son humeur s'améliora dans des proportions considérables ;tout allait bien dans le meilleur de Capri.
Or, je n'en pouvais plus ; il m'était impossible de ne pas partir tout de suite vers les hauteurs de notre vallée, dans dix minutes, pas davantage, et seule, ou flanquée de Fils Dernier qui éprouvait manifestement le même sentiment d'impatience irrépressible …
L'île nous ordonnait d'accourir à sa rencontre...
A bientôt, pour le chapitre III...
Nathalie-Alix de La Panouse
ou Lady Alix
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| Villa endormie dans son jardin mystérieux de Capri (Photo droits réservés Vicomte Vincent de la Panouse) |

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