"La Maison Ensorcelée"
Roman à Capri
Chapitre III
Promenade hantée dans le palais de Tibère
Une ancienne voie romaine surplombait les rosiers de la Villa, étendant vers la mer sa longue terrasse parsemée d'herbes odorantes et clôturée de buissons de lauriers- roses, qui allait nous donner l'illusion d'être Capriotes depuis Auguste pendant une semaine.
La via Matermania étonne par son nom qui ne cesse de susciter de savants débats : serait-ce un façon de célébrer les mères de l'île, les délices de la vie conjugale ? Ou bien au contraire de réveiller les cruels, les effroyables souvenirs liés au culte du dieu du soleil et de la force virile : Mithra le sanglant ? En cette paisible fin d'après-midi de printemps, la brise tissée de suaves effluves avaient chassé au bout de l'Orient les adorateurs de la féroce divinité Perse !
Éblouis par la lumière naissant des montagnes miroitantes et se posant sur la mer aux ondulations de turquoise liquide, les ramures des jardins secrets et l'élan fou des belvédères tendus sur l'abîme, nous déambulions dans un silence quasi mystique. Aucun immémorial maléfice, nul souvenir des prétendues turpitudes de Tibère, de ses sacrifices inconnus et terribles, ne rompaient la puissante harmonie de ce paysage d'où émanait une émotion subtile et amoureuse.
Sans nous concerter, nous décidâmes de grimper en choisissant la via Tiberio qui nous tendait les bras au-dessus d'un raidillon. Où allions- nous ? Sans doute au palais en ruines du vieil empereur accusé par des écrivains d'assez de méfaits pour noircir dix mille vies futures !
Peut-être nous perdrions- nous ; à vrai dire j'en mourais d'envie, n'est-ce la condition pour agrémenter de fantaisie un itinéraire par trop classique ?
A notre droite, un sentier courait vers une chapelle blanche vouée à San Michele, chevalier adoré à chaque coin de l'île. La via à la mode antique continuait en faisant des boucles, mais cela ne gênait en rien les minuscules triporteurs rouges chargés de familles entières, père et mère encadrant un enfants sage tenant serré son petit chien sur son cœur, la grande sœur à l'arrière avec le panier débordant de courses, filant à toute allure vers les hauteurs.
L'atmosphère était d'une étrangeté paisible, à notre étonnement, les promeneurs nous saluaient comme de vieilles connaissances. Et sans réfléchir, avec une effusion naïve, nous rendions nous aussi les "Buona sera ! ». Des cris d'enfants jaillissaient, sonores et chantants, justement, un panneau annonçait une école, et des mères de famille se hâtaient leurs chevelure sombre scandant la vivacité de leur allure.
Déjà, le jour atténuait son éclat pour revêtir une lueur d'ambre et de mauve dansant sur les murs antiques, ceints de fleurs roses et blanches aux entêtants parfums.
L'école s'ouvrait en face d'un grand potager, au milieu de sa cour un vieil olivier penchait ses branches vers une ronde enfantine : bonheur d'être un écolier à Capri ! bonheur parfait !
Et bonheur d'être un jardinier sur cette terre cultivée avec tant de soin et d'ardeur, rendue fertile par le miracle des habituelles et fugaces averses, nous venions de recevoir quelques précieuses gouttes, et la force des poignets inlassables.
Bonheur d'aller lentement entre des potagers aux légumes pareils à des bijoux ciselés, des vergers de citronniers plantés à l'instar de bouquets d'or pur, des plants de tomates d'une élégance de grand couturier, des prairies aux grandes herbes folles, des bosquets presque noirs, et toujours ces murets de pierre entassés avec art à la façon romaine ...
Bonheur d'être et d'être ailleurs, dans un autre temps, sur un chemin peuplé de présences vêtues de blanc, je crus être la proie d'une hallucination au tournant de la via Moneta quand de robustes colonnes s'élevèrent en bordant une allée majestueuse, ombragée d'un nuage de feuillages à l'éclat d'argent verdi.
Tout au fond, en haut d'un escalier qui ressemblait comme un frère à celui hantant ma mémoire d'enfant, se devinait une statue montant la garde sur un passé prestigieux. Cette Villa Moneta enchâssée dans ses pins immenses, ses oliviers aux grandes branches tourmentées se voulait- elle une porte parfois entre-baillée sur les siècles d'or, sur les songes d'Auguste et les cauchemars de Tibère, ou les désirs de beauté exprimés dans la pierre par les Patriciens en exil ?
Le ciel se couvrit un instant, et le paysage prit une grâce indécise estompant la réalité …L'atmosphère changea, un doux bruissement d'ailes emplit l'air en amenant l'écho de voix lointaines...
Je voyais, je devinais, j'écoutais, mais qui ? Soudain, je pensais à mon père qui parlait le Grec aussi bien que Périclès, et Fils Dernier dit d'un ton troublé:
« J'étais en train de penser à Bon-Papa, tu ne le croirais pas, pourtant, j'ai eu l'impression que nous revenions ensemble de la petite ville, peut-être aurions- nous pu être des romains revenant des Thermes et toi du forum, et j'ai eu la tête pleine de gens qui s'en retournaient au Palais, ou dans leurs Villas aux vigoureuses colonnes.
« Oui, dis-je en tentant de prendre une voix aussi naturelle que possible, je suis d'accord, ton grand-père aurait été heureux en cette allée, devant ces colonnes bâties afin de résister au temps, peut-être nous trompons- nous, peut-être pas, mais moi aussi j'ai eu la certitude qu'il nous regardait, et qu'il n'était pas seul.
Allons ! C'est un bon présage ou un tour de notre imagination, n'essayons pas de réfléchir ! Marchons vite, regarde comme la Villa Tiberio a l'air inaccessible sur sa montagne, si nous traînons, le gardien risque de ne nous en interdire la visite. »
« Mais non, nous lui raconterons une histoire touchante, et si tu lui offres un bon pourboire il nous permettra de nous balader jusqu'à la nuit ! » répliqua Fils Dernier, dont même une rencontre avec Tibère n'aurait entamé le solide bon sens.
Là-dessus, nous reprîmes notre pérégrination, l'oeil fixé sur le monte Tiberio couronné d'une sorte de rempart ensanglanté par les feux du soleil de fin d'après-midi. Les vergers aux beaux plants de tomates, aux impeccables salades, aux pelouses brillantes entre la terre fauve disparurent au profit de parcs et de bois rompus de rochers à la sévérité attendrie par des guirlandes de chèvrefeuille, des coulées de myrte ou de genêt, des arabesques de jasmin et d'insolents liserons.
Nous avancions à une allure martiale sur un plateau d'où la mer s'apercevait par surprise, l'esprit montagnard l'emportait ; d'ailleurs, les rares promeneurs descendant du palais des anciens empereurs affichaient un teint rouge, martelaient le sol de leurs gros bâtons pointus et soufflaient bruyamment comme s'ils venaient de conquérir la plus ardue des cimes d'Helvétie! aucun ne répondit à notre salut : sur ce sentier aplani par les sabots des chèvres, seuls les Italiens pratiquaient une courtoisie immémoriale ; fiers de montrer à ces braves gens ce dont une mère et son fils étaient capables, nous courûmes presque, les poumons menaçant d'éclater, le visage crispé, les pieds endoloris par les cailloux, et parvinrent devant le portail masquant le champ de ruines impérial au moment précis où le jeune gardien se réjouissait d'en avoir terminé avec sa dure journée.
Fils Dernier le supplia avec un vocabulaire d'une richesse digne de Dante, je glissai l'équivalent de quatre billets d'ingresso et, moyennant la promesse de ne pas choisir pour la nuit les appartements de Tibère, c'est à dire quelques antres peuplés de scorpions, nous eûmes le palais livré à notre seul caprice. Nous restâmes immobiles, incrédules face à ces vestiges béants, ces mosaïques fantasques, ces escaliers d'une majesté incongrue, ces chambres caverneuses ou à ciel ouvert.
Tout ce gigantesque entassement présentait une précieuse nourriture spirituelle pour un architecte doublé d'un archéologue, mais les clefs de ce qui fut la villégiature d'Auguste puis la cyclopéenne villa de Tibère, ne se donnaient guère aux simples promeneurs.
La solitude nous enveloppa tout de suite, une grande, une extravagante solitude ; une solitude érigée dans la pierre, métamorphosée en demeure séculaire au sommet de falaises effrayantes ; une solitude éternelle dominant un golfe d'une sereine beauté en cette lente valse vespérale, entre le jour qui fuit et la nuit qui s'approche.
Nous allions parmi les antres creusés à même la roche, respirant l'air frais, étourdis par le refrain languide de la mer, ensorcelés par le spectacle du soleil tombant avec une auguste autorité dans les vagues soumises et recueillies.
C'est alors que surgit d'un pan de muraille, un troupeau de chèvres étrangement taciturnes, suivies de leur berger, petit être évoquant un faune, la face si parcourue de rides que l'on n'en distinguait plus la peu, le dos courbé, un bâton dans une main déformée, et un sourire malicieux conférant une jeunesse inaltérable à cette personnification d'un vaillant et allègre centenaire !
Au lieu de sursauter, je saluai tout de suite et reçu en échange un babil dans une langue à la fois proche et terriblement lointaine. « Je ne comprends rien, avoua Fils Dernier d'un ton qui se voulait détaché mais où perçait une légère angoisse, toutefois, il est trop chétif pour s'en prendre à nous, tu comprends, on a dû en pousser dans ce coin des gens dans le vide...Je crois avoir reconnu quelques mots, ce ne serait pas, mais non, c'est une blague, il essaie de nous impressionner ! »
« Je ne pense pas, ou alors c'est un ancien universitaire qui s'imagine qu'n France on s'exprime toujours en...eh bien, en Grec ancien ? »
«A cette heure indécise, au sein de ces restes Titanesques, dans la brume diaphane montant de la mer, l'impossible n'existait plus et voulant prouver ma bonne volonté, je prononçai la salutation d'usage à l'époque de Socrate :
« Ton xenon, xairen ! »
J'étais absolument incapable d'en dire plus ! Et Fils Dernier qui pourtant avait bel et bien usé ses yeux sur le dictionnaire de monsieur Bally durant trois années de lycée, n'eut pas davantage de répondant...
A notre immense soulagement, le berger nous salua en levant haut son bâton, et disparut de l'autre côté du rempart démoli, ses chèvres formant une escorte vaporeuse qui se fondit dans le crépuscule.
« Cela commence bien, maugréa Fils Dernier, si maintenant il faut parler Grec ancien à Capri, le tourisme va s'effondrer ! »
« Je crois que nous avons vu , enfin, tu comprends, murmurais- je, épouvantée à l'idée qu'un autre spectre n'apparaisse. »
« Attention, il revient ! »
Le berger agitait son bâton du haut d'un escalier menant vers un précipice, il me désigna et posa une question cette fois dans un dialecte italien et sur un ton amical, et même très bienveillant. J'ignore pourquoi, mais je fus certaine qu'il me demandait si j'aimais Capri ; par courtoisie, afin de le contenter, je criai un « Si ! » tellement éloquent que fils Dernier me secoua le bras avant que l'homme tordu ne s'évapore comme s'il sautait dans le vide !
« Il ne fallait rien dire, il t'a demandée si tu étais heureuse de revenir chez toi, il te confond avec quelqu'un d'autre, ou c'est un fou. Mais on s'en moque : partons d'ici avant qu'il ne nous attaque à coups de bâton ! »
Cette rencontre absurde nous ébranla au point que nous n'en soufflâmes un mot à l'Homme- Mari, ravi de nous revoir.
"Je ne sais pour quelle raison, mais je m'inquiétais, auriez- vous fait une mauvaise rencontre ? Tout de même pas à Capri !"
"L'air frais nous a un peu tourné la tête , dis-je, cette île surprend beaucoup de prime abord, demain, nous te ferons découvrir la Chartreuse, c'est tout près, à quelques escaliers d'ici, ou encore l'Arco Naturale, il suffira de grimper au bout de notre rue, si tu te sens assez en forme bien sûr ..."
L'Homme-Mari n'osa pas me dire qu'il avait surtout envie de rêver sur la terrasse en nous laissant les joies de l'escalade à la mode capriote.
Il était urgent de revenir sur terre, et Fils-Dernier décida que c'était à lui et à lui seul qu'incombait le choix de la trattoria où nous oublierions les fatigues du voyage ; » Si je vous laisse faire, affirma-t-il d'un ton définitif, nous dépenserons une fortune par étourderie et ne mangerons que de la salade à la mozzarella. »
Dociles et résignés, nous tournâmes et retournâmes dans les venelles du bourg de Capri, trempés par l'averse traditionnelle, et franchement las de marcher au hasard même sur l'île des Sirènes.
Fils-Dernier jugea enfin qu'une sorte d'auberge particulièrement miteuse nous offrirait la détente ardemment souhaitée. Hélas ! Capri est un endroit qui cache son jeu ! Un flot de serviteurs se précipita sous une lumière charmeuse, une hôtesse, à l'élégance recherchée, un énorme coquillage sautillant sur son décolleté, nous installa sans nous demander notre avis en nous félicitant d'avoir su dénicher la table la plus renommée de Capri...je m'en veux encore d'avoir horriblement déçue l'équipe rompue à recevoir des milliardaires : seule l'insalata Caprese était à la portée de humbles bourses et de nos austères estomacs ...
A la sortie, nous étions affamés mais heureux, Fils-Dernier nous faussa compagnie pour acheter un panini et voir de plus près la vie nocturne ; en cherchant la via Matermania, l'Homme- Mari et moi perdîmes notre route et notre humeur s'en ressentit ! Pourquoi, pensais- je, découragée, avais- je obligé ma famille à mourir de faim sur une île où l'on s'égarait si facilement et où les fantômes gambadaient avec leurs chèvres sur les ruines des palais ?
« Pour revenir chez toi, va voir le Sphinx de San Michele, dit une voix »
Bien sûr, je ne vis personne …
Le Sphinx de la Villa San Michele ! j'avais lu le « Livre de San Michele », chant d'amour insensé à Capri, confession voltigeant entre chimère et vérité d'Axel Munthe, ce médecin suédois qui soignait les maladies imaginaires des uns, les maux bien réels des autres et qui eût l'audace, voilà un siècle, d'aller quérir un sphinx dans les caves de la Villa abandonnée de Néron.
L'animal surveillait Capri du haut de son promontoire d'Anacapri, le village montagnard blotti contre les flancs rudes du Monte Solaro …
Demain, « Demain, dis-je à Fils-Dernier, nous poserons des questions cruciales au Sphinx de San Michele, je t'expliquerai, cela t'aidera à y voir clair, c'est la mission des Sphinx, depuis la nuit des temps et même avant ; autant en profiter, et c'est un service gratuit sur une île hors de prix .. Que ces panini sentent bon... »
A bientôt pour le chapitre IV,
Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix
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Capri, à gauche le palais de Tibère sur sa falaise. A droite le Monte Solaro et plateau d'Anacapri. (crédit photo Vincent de La Panouse) |

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