jeudi 21 avril 2022

Le Sphinx de la Villa San Michele: La Maison Ensorcelée Chap IV

"La maison ensorcelée"

 Roman à Capri

Chapitre IV

 Le Sphinx rêveur de la Villa San Michele

Depuis quasiment un siècle, Capri est sous la bonne garde d'un grand sphinx de granit rose portant sur son dos cinq mille années de placide réflexion,. L'animal  taciturne est juché juste au-dessus de l'ancienne entrée du village des montagnards, honnis par les gens de la vallée.

Voilà ce que désira son « créateur », le médecin suédois Axel Munthe qui fit ce prodige de hisser le monstre taciturne jusqu'à sa Villa San Michele après l'avoir dérobé aux mânes de Néron dans les souterrains d'un palais en ruines à trois jours d'une crique inconnue de l'Adriatique …

Mensonge ou sublime épopée ? Le Sphinx garde son mystère mais aussi sa sympathique réputation d'aider à lire l'avenir ou le passé, à condition de lui témoigner le respect dû à un monument irradiant la plus hiératique des sagesses antiques.

Cet animal pétrifié dans sa noble splendeur face au Vésuve, ne se remarque guère de prime abord ; il se devine avant de se faire admirer ...

Si vous avez un jour le bonheur de débarquer sur l'île, vous serez tout de suite étourdi par la vivacité du port ; puis aussitôt happé par les ondes des touristes perdus, les appels des « camerieri », aveuglé par la lumière franche tombant des falaises et bouleversé par un sentiment inconnu, un mélange de respect et de peur.

C'est que vous aurez croisé sans le savoir le regard du sphinx qui vous guette du haut de sa falaise boisée. Et c'est lui sans doute qui vous fera prendre pleine conscience de l'intensité du paysage. 

Vous ressentirez, même si vous pensiez ne plus jamais rien ressentir ici-bas, ce suprême et subtil envoûtement d'un paysage taillé par l'épée d'un Titan et adouci du sourire de Circé: rocs animés de la furieuse tentation de s'ébouler, suavité des pins frissonnants sous la brise répandant avec largesse de voluptueuses senteurs...

Capri est un nuage bleu écrasant de beauté et réconfortant de douceur. Cette leçon s'apprend peu à peu ; surtout si on s'éloigne des saisons secouées par les remous des tours organisés.

Le grand maître de ses sortilèges serait-il bien cet imposant sphinx allongé quasiment sur le vide en surplomb de cet escalier du vertige qui porte le nom de « Scala Fenicia »  ?

Je sais maintenant qu'il faut lever les yeux depuis le charmant restaurant de « l'Approdo », ou cheminer le nez en l'air et regarder à droite du port les colonnes blanches d'une chapelle gracieuse et d'une maison romaine, au-dessus de la route effrayante qui grimpe hardiment vers les délices d'Anacapri, les secrets du Monte Solaro, et la quiétude du plateau fertile de Caprile, les sentiers périlleux des Forts ; avant de reprendre son souffle et de continue son fol élan vers le balcon tendu sur les rocs tranchants de la crique du Faro, d'où l'horizon se perd vers l'Orient.

Mais, en nos premiers jours sur l'île, je cherchais ce que nul ne voyait.

Un reflet d'avant les cercles mondains de la Piazzetta du bourg de Capri, un écho d'avant l'énigmatique Axel Munthe, un signe d'avant le tourmenté comte Fersen, héros singuliers de l'île.

Ou encore, un éclat de lumière datant d'Auguste,  l'empereur bâtisseur, l'humaniste qui protégea Virgile et qui écouta Horace sur un banc de marbre de sa Villa de Damecuta dominant l'eau nimbée de turquoise ensorcelée s'échappant de la grotte d'Azur ; et peut-être aussi des autres Auguste du « grand tour », peintres, amoureux, poètes, qui se prirent de passion absolue pour son humeur indomptable et sa beauté farouche.

Depuis ma rencontre heurtée avec l'acheteur d'une toile qui réveilla en moi un souvenir d'enfance, je connaissais un peu mieux celui qui aurait pu être l'auteur de ce « jardin à Capri » auquel nous devions notre séjour hasardeux sur le rocher des Sirènes. J'éprouvais même une sorte d'amitié à l'égard de cet Auguste Kopisch qui fut poussé le premier, à son vif étonnement, par un pêcheur malicieux dans le palais de saphir de la grotte d'Azur afin de créer un mythe touristique et une corbeille d'abondance !

Toutefois, aucune de ses charmantes vues de l'île ne présentaient vraiment mon vieux rêve de portail aux vertes arabesques, ouvrant sur le noble escalier d'un jardin parcouru des ondes fantasques de fleurs rouges, jaunes et blanches ; un endroit oublié, silencieux et ensoleillé au sein duquel dormait une maison abandonnée depuis la nuit des temps...

Mon seul espoir résidait finalement dans mon projet de conversation avec le fameux sphinx. Idée naïve qui en valait bien une autre mais dont le côté farfelu était à cacher à Fils Dernier doué d'un bon sens d'une solidité décourageante ...

J'avais lu l'histoire d'Anacapri et plus encore celle de la Villa San Michele rebâtie à force de courage et de géniale inconscience par l'extravagant médecin suédois soignant les âmes des fortunés et les corps des pauvres, le bizarre et légendaire docteur Munthe. Sans parler d'une rencontre instructive avec son sphinx déniché par magie, j'étais naïvement convaincue que les habitants de l'île lui vouaient une admiration sans bornes, et que visiter sa maison prouvait votre originalité d'esprit et votre goût  affirmé !

Fils Dernier abreuvé par sa mère d'anecdotes héroïques sur l'oeuvre du bon docteur suédois accepta de me suivre dans ce que nous prenions pour une épopée : la visite de son domaine romain relevé de ses ruines et couronné par l'installation du sphinx de granit rose surveillant l'arrivée des voyageurs depuis son âpre belvédère …

La route hissant voyageurs ou îliens vers Anacapri se parcourt, depuis la Belle Epoque, la crainte chevillée au corps, mais nous ne nous en doutions pas le moins du monde.

Désireux de nous mêler aux « vrais gens », nous suivîmes le mouvement et prîmes place dans un bus minuscule fourmillant de sardines humaines ; tout de suite, un bruit affreux de froissement de tôle nous prodigua le goût de l'aventure. A flanc de précipice, frôlant avec une sombre détermination un frêle parapet, le vaillant petit bus manqua d'écraser quelques Fiat débridées, une flopée de taxis, et poursuivit sans l'ombre d'un doute son ascension jusqu'à être en vue d'une charmante chapelle située en contre-bas. A notre extrême surprise, un soupir jaillit autour de nous, rehaussé de signes de la Croix, preuve que le pire était passé …

Encore un lugubre grincement, et un panneau nous annonce la fin du voyage: « Anacapri » !

Un jaillissement de lumière impitoyable nous accueille au sommet de l'ascension, sommes- nous arrivés sur une terre idéale, chez le dieu des Vents ou celui du soleil ?

Noyées dans ce nuage diaphane, voici de blanches maisons aux frises à l'antique, pareilles à des marquises désuètes arborant de somptueuses parures ; nous longeons un torrent de bougainvillées, une cascade de citronniers, puis saluons un patricien romain levant la main vers notre humble véhicule :

« Regarde, la statue d'Auguste ! Comme dans le roman d'Alberto Savinio « dis-je enchantée, en endurant une énorme secousse qui bascula tous les patients passagers vers l'arrière du bus.

Mon érudition sentimentale agace manifestement au plus haut point Fils Dernier qui, du coup, ose demander dans son italien presque parfait s'il est facile de trouver la fameuse Villa San Michele à une dame au nez grec, une patricienne en bleu et blanc selon les lois non écrites du savoir -vivre Capriote, et tuant son prochain, autrement dit les touristes ignorants que nous sommes, par sa distinction.

«  Jeune monsieur, et vous, madame ,répond- t-elle dans un français aux intonations exquises, rien n'est plus facile ! Cette villa, Dio mio, le monde entier en connait le chemin ! descendez maintenant sur la place della Vittoria, ensuite à gauche, remontez la via Capodimonte et tout sera bien indiqué ! mais essayez de voir aussi la Migliera, beaucoup de touristes n'en ont pas le temps ou le courage, ou allez au bout, tout au bout, via Caprile et via Follicara, vers l'ancienne maison de l'amie du docteur Munthe, la reine Victoria de Suède.... Bonne chance ! »

Nous reprenons nos esprits un peu embrouillés sur une place encombrée de taxis, grouillante de groupes cosmopolites menés à la baguette par des guides belliqueux; boutiques et terrasses de café achèvent de martyriser les rêves d'une île livrée à sa seule fantaisie …

Je suis soudain mélancolique, l'amertume du temps a effacé mes souvenirs, Capri s'éloigne, je ne reconnais vraiment aucune des images enfouies sous le voile des songes lointains...

Peut-être un miracle surviendra-t-il en déambulant dans le jardin exotique du docteur Munthe ? Et ce sphinx tant vanté , qu'avons-nous finalement à attendre de lui si les peuplades les plus reculées de notre planète ont choisies le même jour que nous afin d'exiger des oracles payés d'avance ?

La place traversée comme un bateau fend la houle, Fils Dernier trace notre route d'un pas fier, et je le suis de mon mieux, étourdie par les vitrines aux nuances d'arcs en ciel proposant parfums précieux, colliers de corail et perles de turquoise, trésors glanés par les pirates qui prirent d'assaut la forteresse toute proche, si l'on en croit de ravissants panneaux débordant d'optimisme !

Une maison d'un rose délicat précède la villa San Michele promue au rang de musée d'Anacapri : Axel Munthe si fier autrefois de ses amis aux têtes couronnées, reçoit maintenant, sous la forme d'un esprit de l'air, la terre entière, et qui sait, de nouveaux princes ou monarques lâchés en liberté !

On nous introduit dans une jolie cour intérieure, avant de nous laisser libres d'errer au fil de pièces étranges et émouvantes, foisonnantes de statues et œuvres d'art récoltées avec l'énergie extraordinaire qui forgea le caractère insolite du bon docteur Munthe.

Je sens un vague doute me gagner, tout ce décor me monte à la tête.

Comment dénicher le balcon de marbre où rêve le Sphinx ?

Fils Dernier avance toujours sans broncher, et, miracle, au détour d'un corridor, la foule se disperse, nous voici enfin solitaires dans la galerie peuplée de fragments de marbre extraits des ruines de la villa romaine. Par delà des arches blanches, le bleu profond du ciel étreint la mer immobile, figée dans ses reflets bleu- clair ombré de mauve.

Nous effleurons un  petit sphinx déployant ses ailes sur son socle de marbre parmi le chuchotement des cyprès ; hélas ! ce n'est pas celui que nous cherchons ! où se dérobe celui qui n'échappe à la vue de personne ? Serions- nous victimes d'une malédiction ? Le majestueux Sphinx de granit rose se serait-il envolé du haut de son parapet  afin de fuir ces foules curieuses éparpillées au sein de son palais de lumière? 

Le vent monte vers les colonnes torsadées, fait chanter les oiseaux dans les ramures épaisses, le jardin brille comme un joyau incomparable livré à notre bon plaisir. Le Sphinx resplendit sur le ciel pur, et nous saluons son sublime postérieur rose foncé tacheté de noir …

Je sens Fils Dernier soudain intrigué, presque méfiant, il retient sa main qui s'aventurait sur la créature pétrifiée, ce sphinx ne se caresse pas comme un chat !

« Nous voilà tranquilles, les groupes sont entrain de prendre un verre sur la terrasse, vite, profitons du calme pour faire un vœu ! »

Une minute de concentration rythmée par la puissante mélopée de la mer... 

Le Sphinx est un animal d'une efficacité redoutable ; le portable de fils Dernier vibre à l'instar d'un insecte affolé.

« Oui, oui, non, en fait, je ne suis pas chez moi, juste à la campagne chez mes parents, mais, demain, non, après-demain, à Paris, bien sûr, aucun problème, l'aéroport n'est pas loin, j'arriverai à trouver un vol ! », dit Fils Dernier en scrutant la baie de Naples éblouissante de lumière comme s'il y discernait un avion prêt à s'envoler.

Cette fois, sa main ose se poser sur le superbe arrière-train du Sphinx ; serait-ce un effet de mon imagination ? Je crois voir un frisson parcourir l'échine du monstre immobile...

« C'est bon pour le job en Afrique Australe, cette chose est fantastique, j'ai eu à peine le temps de la prier de me donner un coup de main et on me supplie d'être à Paris pour le contrat après-demain. Attends, je vérifie, parfait, il y a bien un vol Naples- Paris ! Tu comprends, je ne pouvais tout de même pas raconter que je me baladais à Capri avec ma maman !  »

J'approuve, et laisse Fils Dernier reprendre son portable afin de converser avec de mystérieux interlocuteurs dans les allées du jardin ruisselant de fleurs rares.

Mon fils entame un nouveau destin...le mien est-il déjà derrière moi ?

L'homme-Mari voudrait -il me suivre dans ma quête de ce rêve qui ne signifie peut-être rien ?

Juste un délire de fièvre enfantine ?

Un craquement me fait sursauter, c'est une branche qui tombe à mes pieds, arrachée par un coup de vent subit, et une vision se dessine devant mes yeux. C'est une ruelle blottie dans un corridor d'énormes bougainvillées, une ruelle formée d'un escalier descendant vers la mer, puis une minuscule place bordée d'une chapelle, et un sentier taillé à même le roc qui fait une volte devant un portail vert cachant un jardin échevelé.... Puis, la blancheur confuse d'une maison délabrée, ruinée, une maison qui suinte le vide, la tristesse, l'attente, l'espoir, une maison qui m'appelle à l'aide, une maison où quelqu'un m'attend depuis si longtemps ?

Quelqu'un que j'ai enfoui au plus obscur de ma mémoire … Mais qui ? 

« Mais qui ? »

« Pardon ? « 

Fils Dernier vient de revenir, transfiguré.

« Rien, dis-je, rien. Par contre, il faut annoncer la nouvelle à ton père, ce n'est pas très gentil de le laisser sur sa terrasse sous prétexte qu'il doit se reposer. Allons le rejoindre ! mais, demain, je reviendrai ici ; ce jardin m'attire, ce village aussi, souviens- toi de la dame si distinguée qui nous a conseillé d'aller jusqu'au bout de je ne sais plus quelle rue...»

Je me retourne vers le sphinx, vais-je le remercier? Est-il bienséant de remercier le gardien des mystères ?

Mais, un chant léger jaillit dans le vent du soir, serait-ce la voix du sphinx ?

« A San Michele, amore mio,

Ritrovera il tuo sorriso

E se la Sfinge bacerai

A San Michele resterai. »

Je n'ai pas la hardiesse d'embrasser le grand sphinx impavide ! par contre, demain ...

« Demain, dis-je, demain, je reviendrai  et si le Sphinx le veut, je resterai." 


A bientôt pour la suite de ce roman -feuilleton,

Nathalie-Alix de La Panouse

ou Lady Alix



Le grand Sphinx de la Villa San Michele
Anacapri, isola di Capri
(crédit photo réservé  Vicomte Vincent de La Panouse)


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire