Roman à Capri
« La Maison Ensorcelée »
Chapitre V
Le soir tombait avec cette délicatesse irisée de rose qui est le secret ensorcelé de Capri. Ce n'est pas le soir, mais l'espérance, l'idée, l'intuitive caresse du soir, parmi la brume aux frissons bleus dansant sur l'énorme levée des falaises..
Je venais étourdiment de promettre aux esprits, anges et sphinx de la Villa San Michele mon retour pour le lendemain.
Dans ma tête, rien ne pouvait contrer un serment établi sur les ailes du vent et dans l'ivresse d'un soir de printemps à Capri. Le puissant Sphinx de granit rose m'avait entendu et certainement comptait sur mon allégeance absolue ! Son petit frère aux ailes gracieuses m'avait d'ailleurs lancé un regard assez inflexible à notre départ.
Le Sphinx de granit avait parlé !
le grand monstre paisible désirait mon retour ! ce qui me flattait beaucoup ; même si je redoutais les humeurs de cette créature pétrifiée. N'avait- elle eu l'impertinence de me plonger dans des pensées et souvenirs plus anciens que ma mémoire ?
Depuis notre conversation muette, j'avais le sentiment de ne plus m'appartenir.
J'étais encore la même et aussi une autre : une inconnue qui tentait de reconquérir son passé enfoui dans des brumes aussi bleues que celles qui venaient doucement encercler l'île du matin jusqu'à l'heure bénie du coucher du soleil.
Ce moment fugace et somptueux est d'ailleurs révéré par tous les amoureux et cœurs sensibles de Capri; au point de les gratifier des forces et de l'enthousiasme les aidant à grimper vers les belvédères prodigieux d'où l'on voit en tremblant l'infernal assaut des vagues acharnées à rompre l'épais rempart de la roche d'or rouge.
Enfin, nous voilà via Capodimonte, j'entre sans réfléchir dans une ravissante boutique; essaie de m'exprimer en italien en désignant une porcelaine précieuse, un panier de fleurs aux pétales ciselées par un artiste, qui me tente du haut de l'étagère la plus inaccessible.
Une exquise jeune fille aux yeux de biche, au profil purement grec, accourt, me conte l'histoire de la manufacture inventée par la sœur de Marie-Antoinette, et sa gentillesse m'aide à reprendre pied.
Tout va pour le mieux dans le monde réel, on me regarde avec l'attention charmante que l'on porte aux rêveurs, et on me remercie de parler en italien .Fils Dernier parlemente toujours avec son portable et ne prête aucune attention aux dépenses futiles de sa mère..
Un flot de touristes reflue de la Scala Fenicia, et ces braves gens grimacent de terreur, leur guide menace-t-il de les abandonner ? Ils nous dévisagent effarés et s'enfuient comme s'ils avaient vu le diable !
« Ah, madame, si vous saviez ! Heureusement qu'il y a encore des personnes sensibles et aimant les belles choses historiques comme vous. Hélas ! vous avez du vocabulaire, mais aucun sens de la bonne prononciation, essayez encore, allons, c'est presque bien. Revenez demain, j'aurai peut-être le temps de vous expliquer quelques règles, vous reviendrez ? »
Le très courtois père de la jeune fille semble très inquiet de savoir une étourdie de mon espèce lâchée en liberté sur les sentiers de son île bien-aimée ! je promets, encore une fois, oui, je reviendrai demain,
« Le matin avant l'arrivée des bateaux, ou après leur départs, nous avons la paix ...Pourquoi votre fils est-il si nerveux ? Son italien est bon, vraiment bon surtout pour un Français, suit-il des études à Naples ? »
J'explique que nous découvrons l'île, en voyageurs d'autrefois, libres et curieux, que mon époux se repose, et que mon fils est sur le point de s'envoler vers l'Afrique Australe. Père et fille s'amusent de cette rencontre avec une famille des plus originales, et nous bavardons sans façon avant de prendre congé.
Sur le visage de l'aimable père se lit une interrogation qui le rend un peu confus, puis, il se décide :
« Je vous demande pardon de ma familiarité, madame, dit-il dans un français irréprochable, n'êtes-vous déjà venue sur l'île ? »
Je me sens rougir, comment avouer que j'ai la certitude d'y avoir vécu, il y fort longtemps ?
Le père a un sourire entendu.
« Vous êtes donc de retour, dit-il d'un ton assuré.
A demain, si vous pouvez, ou plus tard, nous serons toujours heureux ! »
Nous traversons en sens inverse la place bizarrement paisible, les visiteurs du jour se sont égayés vers le port, leur devoir dûment accompli : ils ont « fait » le tour de ce qu'ils croient être l'essentiel de Capri.
J'envie presque cette certitude : « faire le tour » et puis décider que cela suffit, certains goujats privés de cœur ne font-ils ainsi le tour d'une personne sans aucune pitié, aucune compassion, aucune finesse ?
C'est si vite dit et cela dénote une absence de délicatesse et un grand aveuglement …
Mais allons- nous devenir raisonnables nous aussi ? Le petit bus nous nargue au bord de la rue descendant vers les précipices. A quelques embardées, Capri annoncera le repos, le retour vers l'Homme- Mari patientant sur sa terrasse et la fin des chimères.
L'ordre établi, un instant suspendu reprendra ses forces !
Tout cela est bien beau, or je me sens l'âme buissonnière dans la suavité diaphane de ce soir de printemps Capriote. Je ne désire qu'une chose : aller droit devant vers la fin de cette rue pareille à un chemin de campagne isolant le village du bruit de la route menant vers le phare. N'osant me confier à Fils Dernier qui s'occupe de réserver son vol Naples- Paris et d'organiser les prémices de sa vie d'exilé, je laisse notre notre promenade entre les mains du hasard.
Un appel de l'Homme- Mari nous livre les clefs d'Anacapri en nous suppliant de ne surtout pas nous hâter, il est submergé de coups de fil et souhaite de tout son cœur que nous profitions de ce beau soir avant de dîner via Tiberio dans un restaurant que vient de lui recommander avec énergie notre voisine Romaine : « A l'entendre, ce serait criminel d'aller ailleurs ! "
Fils Dernier aussi silencieux que le Sphinx se perd dans ses méditations ; je marche sans prêter attention à notre itinéraire. Soudain, nous nous arrêtons, couronnant une porte d'un rouge irisé de rose et irradié d'orange, les mots d'un philosophe grec nous souhaitent la bienvenue dans la cité de l'oisiveté..., perplexes, amusés, nous cachons une émotion ridicule mais sincère.
Autour de nous, on se presse dans les minuscules épiceries, on sort des pâtisseries, on court derrière un ballon, on court derrière un ami, un fiancé, on clame sa joie, on s'embrasse, on se salue, des chats rondelets et placides observent avec bienveillance ces humains dénués de leur retenue énigmatique, et les passants nous sourient.
Peut-être croient-ils que nous habitons au bout de cette rue vouée aux piétons, embellie de jardins de citronniers, de boutiques soignées, de venelles qui sont ses affluents tourmentés; elle s'allonge à n'en plus finir. Sans doute mène-t-elle les âmes aventureuses vers un pays fabuleux …
Nous voici sur une place ravissante ; si ravissante qu'elle semble une belle image et non une réalité, une place encombrée de pots de fleurs, rythmée de volées de marche, une place qui ne sert qu'à abriter de ses flancs arrondis son église enrubannée de volutes blanches.
« Santa Sofia »dis-je, troublée par tant de grâcieuse simplicité...
« Moi aussi, je viens de le lire, réplique en écho Fils Dernier, pas mal, ajoute -t- il d'un ton respectueux ; on ne voit que des Italiens, je crois que nous sommes les seuls étrangers ; c'est bon signe, on continue ? »
Nous continuons en prenant une ruelle proposant un salon de thé où tout le monde réclame du café, une librairie arborant avec fierté les écrivains, poètes et artistes qui se donnèrent cœur et âme à Capri, et nous poussons le même cri d'adoration devant une cafetière double éblouissant de sa prestance la plus désuète des quincailleries. Pour un amateur invétéré de café comme l'Homme- Mari,, cela représenterait la terre promise !
« Il faut que Papa voie ça ! Depuis le temps qu'il en rêve ! et lui qui exige un terrain plat, il sera exaucé, cette rue piétonne est plate comme si nous étions sur l'île de Ré. La cafetière des rois, on l'achète? »
« Non, attends, dis-je, embarrassée, elle ne rentrera jamais dans les sacs, mais si ton père découvre cette boutique, nous sommes sauvés, il s'imaginera retrouver son enfance, ce style de boutique n'existe plus en France ... »
« Et dire que tout le monde a peur du luxe de Capri, regarde comme les gens semblent normaux, aimables, polis... Attendez ! »
Fils Dernier renvoie un ballon et se joint à la partie qui fait rage sur une place flanquée d'un palais bleu. J'admire son art de se fondre dans la population en maudissant le destin qui l'éloigne de nous, d'un autre côté, les enfants ne vous appartiennent pas !
Et je sourie de voir les sourires éclairer la place autour de nous. Fils Dernier revient en serrant des mains et me prie d'avancer plus vite!
Cette rue n'en finira- t-elle jamais ?
Encore une épicerie aux caisses chargées d'oranges, encore un magasin de jouets délicieusement vieillot, encore une quincaillerie, puis une autre, mais combien en existe-t-il par habitant ?
Un tournant, une traversée de rue bruyante, un bout de marche hâtive entre la ronde des Vespas et les enfants qui se bousculent, voici maintenant sur une place pavée, coupée par la route du Faro, une sorte de rendez-vous de brillants, d'infatigables causeurs, de talentueux bavards qui, s'expriment en lançant leurs mains vers le ciel afin de convaincre leur auditoire convaincus naturellement du contraire ! fascinée par ces plaidoiries bourdonnantes. je cesse de suivre Fils Dernier qui, assoiffé comme si nous venions de franchir un désert, se précipite à la conquête de la dernière des épiceries croisées en route.
L'humble échoppe se dresse à l'embouchure d'une ruelle bâtie sur un escalier, une traverse d'où jaillit un éclat de soleil et de lune, de pourpre et d'émeraude.
La mer, au bout de cet escalier enchanté joue de ses reflets mauve et argent à la montée du soir ; de majestueux buissons aux fleurs pourpres et blanches ombrent la douce descente vers un monde parfait, les maisons aux toits enroulés comme des gâteaux ont quelque chose d'antique et les chats dorment dans l'ultime rayon du soleil.
La traversa s'arrondit en contre-bas devant une chapelle à la beauté de coquillage, un arbre de Judée s'incline sur un paysage de jardins et de vergers, les citronniers se massent sur les terrasses, en contre-bas, un château romantique, accroché à un bosquet de pins entrelacés de palmiers ondoyants, hausse son diadème de créneaux décatis.
Je suis chez moi. Où suis-je d'ailleurs ? Ah ! Via Follicara
« Via Follicara" murmure une voix en écho
"Moi aussi , Madame, je suis chez moi ici et je crois me souvenir de vous, ou peut-être vous ais- je vue ce matin, ou un autre matin, une multitude de matins, il y a bien longtemps. Voyez- vous, Madame, sur l'île, tout se mélange, le temps ne pèse pas comme de l'autre côté du golfe, de l'autre côté de la vie. Vous aurais- je rencontrée à l'époque de la reine ? » dit une voix rauque.
Un peu essoufflée, je me retourne, un homme dans la force de l'âge, grand sourire aux lèvres, son Panama désuet à la main, Italien de la tête aux pieds, avec ce je ne sais quoi d'élégance purement Capriote, nous salue à la mode ancienne ; et de poursuivre, sans même se présenter :
« Vous êtes via Follicara, ce ne peut être un hasard, très peu d'étrangers viennent jusqu'à nous ; et vous allez sans doute à la Casa Caprile ? Hélas, même la reine n'aurait le cœur d'y entrer ! cette pauvre âme sensitive, lui avoir joué cette farce de métamorphoser son manoir en un hôtel sans grande allure, heureusement, le jardin sauve ce bel endroit de la banalité, mais je ressens une immense mélancolie... «
Fils Dernier considère avec une gravité perplexe cet homme si poli qui use du meilleur français pour son beau discours; et je marque mon approbation par une mine convaincue, un regard lumineux et une main tendue. Ce homme me confond-t-il avec une amie surgie de son enfance ? S'amuse-t-il à inventer une conte italien à la Boccace pour le plaisir d'étonner une étrangère crédule ? Qu'importe, il émane de sa personne une puissance de sympathie qui suscite une confiance immédiate, avec un je ne sais quoi d'étrange, une sorte de confusion, de vague à l'âme inexplicable ...
Mais quelle est cette manie chez les gens d'ici de s'imaginer me connaître ?
Cherchent- ils à m'étonner, à me flatter ?
Nous marchons à un train de sénateur vers cette Casa Caprile, je n'ose demander à notre mentor à qui nous avons l'honneur. Je m'apprête à lui apprendre qui sont ces deux aventureux voyageurs ne craignant pas d'affronter les marches glissantes de la via Follicara, quand levant son Panama immaculé, il nous désigne un portail grand ouvert sur les allées abruptes d'un délicieux parc où triomphent les figuiers de Barbarie. où de splendides pins en quinconce déploient la majesté de leurs ramures d'un sombre vert hiératique contre les balcons du manoir élevant ses créneaux inutiles.
L'élégant inconnu ne se trompe guère, sur ces buissons de fleurs jaunes, roses, rouges, le long de ces allées, derrière ces terrasses, c'est la tristesse de celle qui en fit son refuge, qu'ici tout respire.
« Quelle histoire, le reine de Suède, amoureuse de ce beau docteur amoureux de Capri, ce confident des belles névrosées, cet Axel Munthe au caractère impossible, assez arrogant pour se croire l'ami du fantôme de Tibère!"
La brise vespérale secoue à l'improviste les robustes bougainvillées ! hasard ou protestation d'un esprit de l'air ?
" En amour, chuchote-t-il soudain, souvent l'un seul des deux est amoureux, l'autre accepte ou subit. Ne pensez-vous après tout ce temps que le docteur Munthe savait accepter de bonne grâce le sentiment que sa bonté et ses soins délicats avaient fait naître dans le cœur de Vittoria de Suède ? «
Je veux répondre que j'ignore qui furent ces amants, que l'on s'égare en me traitant en témoin d'un roman datant de la Belle Epoque, quand un éclair traverse ma mémoire. Je me souviens d'une silhouette en robe claire sautillant sur d'âpres rochers en défiant les gouffres, j'entends un rire et un bavardage en mauvais italien, j'entends la rumeur coléreuse des vagues et l'appel strident des oiseaux de mer... puis ces images désordonnées , ces vagues, ces oiseaux s'effacent, et me voilà murmurant à mon beau mentor Italien :
« Homme de peu de foi ! Ils s'aimaient, je vous le jure ! et ce jardin ne garde-t-il leur secret ? »
Fils Dernier va-t-il croire que sa mère a perdu la tête ? Grâce au Ciel, il s'est éloigné afin de répondre aux injonctions impérieuses de son portable . L'inconnu au Panama réfléchit en contemplant les pins que le vent du soir berce maintenant de son souffle presque tendre.
« Nous sommes si proches de votre maison, savez- vous qu'elle a gardé son charme et le jardin ses fleurs rouges ? Le reste n'est plus que ruines... Je crois que votre fils vous prie de le rejoindre ! »
Fils Dernier au comble de l'énervement brandit son portable à l'instar d'un glaive, je grimpe quelques marches, puis, prise de confusion, me retourne.
L'inconnu au Panama s'est évaporé dans la lumière subtile …
Mais le jardin de mon enfance me guette-t-il comme un chat faussement assoupi ?
Je n'ai ni le courage ni le temps d'aller à sa rencontre, demain... demain, je reviendrai.
« Demain,, dit Fils Dernier, demain, nous devrons quitter l'île, mon rendez-vous à Paris vient d'être avancé, et Papa en a un urgent lui aussi, il vient de m'avertir, il est très déçu mais c'est d'une immense importance, ; tant pis, vous reviendrez à l'automne, il me le jure ! »
« Mais, j'ai fait une promesse au Sphinx, dis-je, s'il m'en gardait rancune ? »
« Eh bien, à son âge, avec les milliers d'années qu'il a enduré, il doit en avoir l'habitude !
Au bas du jardin de la reine, le sentier file en surplombant des vergers, avant de s'évanouir en formant un minuscule coude.
Une force invisible me cloue sur les cailloux, le moment n'est pas venu...La maison dort, le jardin m'attend, tout près, je le sais, et je n'ai pas encore le droit de les réveiller.
A bientôt, pour la suite de ce roman à Capri,
Nathalie-Alix de La Panouse, ou Lady Alix
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La ravissante Via Follicara , à l'entrée de l'ancien hameau de Caprile,: un lieu secret du bourg d'Anacapri, Isola di Capri Photo droits réservés Vicomte Vincent de La Panouse |
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