La Maison ensorcelée
Chapitre VI
L'art de jeter l'ancre à Capri
Le lendemain si foisonnant d'espoir venait d'être frappé par la foudre qui frappe sans pitié les esprits libres dédaignant l'autorité abrupte de la réalité.
Nous sommes si désorientés depuis l'annonce de nos départs imprévus Fils Dernier et moi-même que nous méditons sombrement dans un lourd silence jusqu'à la via Matermania. Tout nous nargue en chemin, la mer resplendissante qui prend sa nuance d'argent poli dans le soir, les nuages mauves s'étirant sur le Mont Tiberio et la douceur nimbant les pergolas odorantes.
Capri referme ses ailes à l'instar d'un oiseau de mer qui se réfugie au creux d'une faille élevée afin de guetter l'aurore. Mais une nouvelle île, plus sauvage, plus étrange, reprend vie au fur et à mesure que le ciel épouse la nuit transparente. Une vague frayeur monte lentement des grottes marines où nagent les divinités libérées de la clarté du jour .
Un malaise indéfinissable vous oppresse quand leurs sœurs, cavités énormes à fleur de falaises, vous observent de leurs yeux monstrueux.Peur et bonheur, sentiment de marcher sur une passerelle jetée sur les siècles, ces émotions qui naissent en vous sur le roc Capriote raniment votre enfantine passion de la vie ; vous êtes soudain immortel et votre existence absurde prend une importance profonde, vos rêves brillent d'un éclat neuf ; vous éprouvez la certitude qu'ils s'envoleront bientôt du repli de votre âme où ils dormaient depuis si longtemps...
Mais à quoi bon ces pensées décousues ? Nous repartons demain !
Pourquoi le destin nous arrache-t-il à Capri à peine l'avoir retrouvée ? Je me sens découragée, l'humeur morne, des larmes me piquent les yeux.
Un séjour à l'automne, voilà qui ne me console guère, tout peut arriver d'ici cette date lointaine !
Finalement Fils Dernier se décide à parler :
« C'est vraiment dommage pour vous, il aurait mieux valu que Papa reste en France plutôt que de vous obliger à filer de l'île comme si vous aviez le feu à la maison ! Moi, j'aurais bien apprécié de rester un jour de plus, au moins pour aller au bout de cette via Follicara, j'ai compris qu'elle descendait vers les forts bâtis par les Anglais et repris par nous les Français à l'époque où Murat fulminait de voir tous les matins Capri prête à servir de second Gibraltar.
A propos, Bon-Papa ne racontait pas une histoire héroïque autrefois ? Nous n'aurions pas eu un ancêtre des Pyrénées, un montagnard qui aurait grimpé sans peur à la suite de son général sur une falaise pour s'emparer du fort le moins inaccessible? Je crois que Bon-Papa l'enviait beaucoup, il m'avait même avoué qu'il l'approuvait de n'être jamais revenu dans son Béarn.. . Capri l'avait capturé au moment où il pensait l'avoir conquise ! »
Je suis si bouleversée que je m'assois sur un muret de pierres, incapable de rassembler une idée intelligente...
Pourtant, les marches menant à la maison où nous attend sans doute avec impatience l'Homme -Mari se distinguent à quelques pas. Mais il faut que quelque chose se lève dans ma esprit, le voile du souvenir me cacherait- il la clef de cette attraction irrésistible que nous éprouvons pour le rocher des Sirènes ? Qui essaie de nous retenir ici ? Une voix d'outre-tombe ?
Ou l'atmosphère hors du temps attise-t-elle notre imagination ? Cette maison vue en rêve aurait- elle été celle de cet ancêtre qui selon moi appartenait aux mythes d'une famille paternelle dont le moindre défaut fut de broder des épopées fantaisistes ?
« Si cet homme a vraiment existé, s'il a vraiment combattu afin de bouter les Anglais au bas des falaises, alors qu'il fasse un nouveau prodige en retardant notre départ! et maintenant, allons rassurer ton père ! « dis-je d'un ton ferme.
J'ai la très nette impression que l'on me lance une vibrante approbation … Peut-être ce sentiment m'est-il inspiré par la statuette de San Antonio qui veille depuis son minuscule oratoire à l'entrée de la maison voisine …
L'Homme-Mari nous ouvre la porte, un sourire ingénu rajeunissant son allure d'habitude pensive, est-il à ce point ravi de quitter l'île ?
Je suis terriblement déçue, comme nous sommes éloignés, et quel dommage ! j'avais tant confiance en la faculté de l'île de remettre sur pied les convalescents épuisés ou de ranimer les êtres lassés de leur propre vie.
Mais, le voilà qui clame, heureux à l'instar d'un gamin venant de jouer un bon tour à sa maîtresse d'école :
« Pardon ! Je vous demande pardon, je m'en suis tellement voulu ! Tout va bien, j'ai réalisé qu'il serait absurde de partir si vite tous les deux : pour une fois que nous prenons des vacances dans un endroit aux portes du paradis ! d'autant plus que nous avons tout de même déboursé une bonne somme en location et billets d'avion ; enfin, notre fils est obligé de prendre le bateau demain, et nous lui ferons nos adieux, ensuite, ce repos sur la terrasse face à la mer m'a redonné les forces perdues depuis mon accident. C'est inouï, cette île vous rajeunit et vous remplit d'optimisme ! quel effet prodigieux!
Je refuse de partir, tu avais raison, Capri vous guérit !je me sens franchement capable de t'accompagner où que tu veuilles, le village de la montagne propose une promenade presque à plat vers un belvédère prodigieux, la voisine me l'a vantée avec chaleur, la Migliera, à recommander aux convalescents à cause de l'air pur, que l'on y respire. Par contre, il faudrait que j'évite la via Follicara qui serait à réserver aux marcheurs expérimentés, il paraît qu'elle est glissante, raide, tortueuse, mais très pittoresque. Avez-vous eu le temps de voir autre chose que la Villa San Michele ? »
Je ne sais que répondre, partagée entre la mélancolie du départ de Fils Dernier et l'immense soulagement de rester à Capri.
L'enthousiasme étonnant de l'Homme- Mari me réchauffe le cœur tout en m'alarmant.
Comment lui avouer que la bourgade d'Anacapri n'est qu'un charmant plateau aboutissant aux chemins escarpés de la montagne d'un côté, et descendant à vive allure vers la mer par des traverses mettant à rude épreuve les promeneurs de l'autre ?
Capri, depuis le port jusqu'à ses villas romaines effondrées, ses bosquets de pins parasols, ses vergers et vignes, ses ermitages secrets, abuse des sentiers de chèvres et exige une santé éblouissante.
J'en suis certaine: la plus merveilleuse récompense couronne ceux qui ont l'audace d'y errer selon les préceptes du hasard et de la désinvolture, à condition de ne pas suffoquer sur les cailloux, trébucher sur les traverses, et gémir d'épuisement malgré la beauté surnaturelle qui vous entoure.
Dois-je dire la vérité à un convalescent qui croit que Capri vous offre ce que voulez alors qu'elle n'en fait qu'à sa tête ? Capri la capricieuse …
Je me contente de vanter les charmes de la rue piétonne et plate d'Anacapri et ses multiples quincailleries si tentantes avec leurs cafetières doubles ! Fils Dernier approuve et conseille avec un bel enthousiasme cette promenade confortable, attrayante et inoffensive.
« La Milgiera, je crois que c'est une bonne idée » ajoute- t- il sur le ton encourageant et bienveillant d'un guide sans peur ni reproches, déambulant depuis vingt ans sur les plus périlleux chemins de Capri.
« Mais, pourquoi la voisine fait- elle tant d'histoires sur la via Follicara ?
Les marches sont larges et faciles, et j'ai rarement vu un endroit aussi joli. A part en Afrique du Sud bien sûr. En plus, nous avons discuté avec un fou qui s'imaginait avoir rendu visite il y presque cent ans à la reine de Suède dont la maison est juste au-dessous. Je me souviens d'un sentier très facile sur la droite qui semblait mener au bout de l'île.
Vous devriez l'essayer vous qui cherchez le Capri d'autrefois ; celui des écrivains et des peintres du temps où un pêcheur malin comme un singe s'amusa à faire croire à deux gentils et naïfs artistes d'Allemagne qu'ils avaient découvert la Grotte d'Azur dont on célébrait les merveilles depuis Auguste et qui servait de piscine à son fils adoptif, l'effrayant Tibère.
L'art de lancer le tourisme ! si l'ancêtre de bon-Papa habitait encore sur l'île, il a dû piquer une bonne colère, pensez- donc : son divin rocher envahi par toute une armada d'enragés chasseurs de Sirènes, des hordes d'écrivains en mal d'inspiration, des essaims de voyageurs avides de se laver de leurs chagrins d'amour dans les eaux d'azur de la grotte. Quel cauchemar pour un héros las des combats qui s'est bâti une retraite à l'écart du monde !
Peut-être a-t-il laissé une trace quelque part ?
Imaginez que nous rencontrions des cousins Capriotes ! tâchez de vous renseigner, l'italien de Maman est franchement farfelu, mais puisque tout le monde a la courtoisie de lui répondre en français... La jeune fille de la boutique via Capodimonte m'a expliqué que c'était une preuve de bonne éducation. Ces gens sont vraiment sympathiques ! Quand je reviendrai, elle m'a promis de me montrer le parc sauvage de l'antique Villa de Damecuta, on y entend la musique d'un violon certains soirs de printemps, c'est l'endroit idéal pour échapper à la foule et remonter le temps, selon cette Giula. Vraiment une gentille fille. Vous devriez y faire un tour, il y aurait une tour construite sur la falaise et des allées bordées de vestiges Romains. Et en face, une vue extraordinaire sur le Pausilippe, la grotte où dort Virgile, Maman va adorer … Bon, moi je prends le bateau demain en début d'après-midi et si vous m'accompagnez, interdiction de sangloter ou de vous rendre ridicules. Vous me reverrez à Noël ! »
Si les parents de filles ont peut-être le droit de céder à une agréable sentimentalité, les malheureux parents de garçons dont nous sommes, apprennent très tôt à cacher leurs émotions et à serrer les dents. Poser des questions revient à obtenir un mutisme parfait, écraser une larme au moment des adieux est pris pour un regrettable signe de faiblesse ! toutefois, Fils Dernier venait de plaider la cause de la via Follicara, de nous suggérer une promenade antique, je lui pardonnai beaucoup ; et même de faire semblant de craindre les élans affectueux d'une mère redoutant d'être privée de son fils exilé dans un des pays les plus inconnus des habitants de la vieille Europe pour les deux prochaines années...
« Ce sentier franchit une vallée plantée de vergers, l'atmosphère est si paisible que l'on ne désire plus que cheminer doucement vers un pays surnaturel...Descendre quelques instants suffirait la première fois ensuite, si nous revenons sur l'île, pourquoi ne pas tenter davantage, j'ai remarqué que des escaliers rejoignaient la route du Faro, et ses arrêts de bus ! on peut toujours compter sur un de ces petits bus électriques à Capri ! n'est-ce pas rassurant ? »
« Eh bien, je crois que nos journées vont filer à toute vitesse entre les cafetières, les quincailleries et les marches forcées ! Mais je me réjouis d'avance, j'ai la bizarre impression que l'île s'impose à nous, j'ai gagné ce sentiment à force de lire tous ces guides mis à notre disposition par le propriétaire, on comprend vite que Capri agit comme une drogue, elle vous monte à la tête.
Ne te moque pas de moi ! et si nous achetions une cabane à Capri ? Cela sonne bien, j'ai, j'ignore pourquoi l'image d'une maison en ruines ou très décatie, où l'on accède par un escalier à moitié effondré, j'ai vu aussi un portail vert recouvert de gerbes de glycines ; cette maison existe, j'en ai la certitude ! qui sait si nous n'allons pas la croiser sans y penser ?»
Je suis si émue de notre communauté d'esprit que je crois entamer une nouvelle lune de miel !
Ce qui fait partie de la routine Capriote où les couples de tout âge se regardent avec les fameuses « lunettes de l'amour »sous les citronniers !
Ces attendrissements exaspèrent Fils Dernier qui, toujours pragmatique, nous rappelle qu'en l'honneur de sa dernière soirée, la moindre des choses serait d'être convenablement nourri par ses parents.
"Et surtout, pas de chimères, vous avez passé l'âge, nous sermonne-t-il, une cabane à Capri ! Et quoi encore ! Cela nous coûterait plus qu'un château en France ou un Palazzo en Sicile, sans parler des impôts, des charges, des artisans qui font toujours la sourde oreille..."
L'Homme- Mari me serre la main, nous ferons front contre ce pourfendeur de rêves !
Cette fois, nous n'écoutons aucune des suggestions de Fils Dernier et le prions de nous suivre au milieu de la via Tiberio, dans une pizzeria familiale où l'on s'efforce de nous rendre la soirée digne de la gentillesse proverbiale des îliens.
L'Homme-Mari me semble changé, détendu, il nous confie avoir eu l'impression troublante de cheminer en notre compagnie, il nous suivait dans une espèce de songe éveillé, et le sphinx lui aurait prédit une guérison exemplaire. Le brave animal aurait-il pensé à lui glisser la vision de ce portail ouvrant sur un escalier décati que je devine si proche ?
La vérité serait telle à ce point évidente, serais- je hantée par la maison de mon ancêtre ?
C'est trop facile !et le temps nous est compté, l'Homme- Mari a beau dire, les efforts prolongés sous cette lumière coupante , en pleine canicule de printemps, sur les marches lisses et traîtres des traverses risquent de lui provoquer un malaise inopiné.
Ne serais- je un monstre d'égoïsme de le lancer au hasard sur les chemins extravagants pour le fallacieux plaisir de guetter un portail enguirlandé de glycine pareil à des centaines d'autres sur l'île?
La nuit déroule d'étranges images rythmée par l'ire inattendue de la mer ; l'orage tonne sur le Monte Solaro, et mon rêve m'emporte avec une précision presque intolérable .A l'aube, le calme le plus splendide règne sur la mer de clair saphir veiné d'améthyste , du sommet des montagnes une coulée de lumière rouge miroite sur la roche levée à l'instar d'un glaive en flammes.
Un silence d'une profondeur intangible fige jardins, vergers et maisons blanches aux toits arrondis, aux pergolas de jasmin qu'aucune brise marine ne vient agiter. Un enchanteur a frappé Capri du sortilège d'immobilité …
On toque à notre porte, c'est Fils Dernier une cafetière à la main. Et à sa vue s'enfuient esprits de l'air et magicien invisible.
« Je suis furieux, crie -t- il, on m'a trompé sur les horaires, l'avion décolle en début d'après-midi et là il faut attraper le funiculaire dans une heure, je prends le bateau du matin. Ne traînez pas s'il vous plaît, vous aurez le temps après mon départ ; avez-vous entendu le grain de cette nuit ? Cela paraît insensé tant la mer est plate et l'horizon limpide.. .on n'en peut plus de ce bleu !»
Une heure après, nous remontons la via Matermania vers La Piazzetta de Capri.
A l'entour, le matin nous trempe dans une lumière irréelle, diaphane, bleutée, et le sortilège renaît, le golfe éclate de beauté si parfaite que mon cœur se serre, aucun mot ne résonne assez pur afin de chanter l'intense poésie flottant comme un nuage depuis les murs romains où danse le chèvrefeuille et les gracieuses maisons blanches aux colonnes enrubannées de fleurs rouges, roses ,et jaunes.
Nous montons dans le funiculaire quasi vide; voici la glissade à travers les jardins échevelés, les vignes éclaboussées de soleil, voici le port où entre le bateau qui va rompre notre cercle de famille ...Cet adieu nous pétrifie, nous les parents laissés sur la quai, mais du haut du pont, Fils Dernier nous salue en loup de mer aguerri, en aventurier enthousiaste !
Nous agitons la main sans nous lasser, et finalement, réalisons que nous sommes seuls avec l'île.
Enfin, presque seuls … Le port encore ensommeillé sort d'un coup de sa torpeur, appels, bousculades, retour des pêcheurs qui ont traqué le calmar du coucher du soleil à l'aube, les voyageurs ne sont ps encore arrivés, cette heure appartient aux îliens et par souci de discrétion, nous trouvons refuge du côté du port de plaisance.
« Residenti ? » questionne curieux l'aimable cameriere.
L'Homme-Mari a bien envie de répondre « Si », mais je préfère décrire notre mélancolie de vacanciers obligés de voir le bateau embarquer leur fils vers un avenir auquel nous n'aurons plus part …
Le cameriere compatit et en profite pour réconforter l'Homme-Mari qui dans l'émotion vient de casser une branche de ses lunettes. Un de ses amis d'enfance réparera cette maladresse là-haut, à Anacapri, un ami qui est à la fois opticien et écrivain, il sait tout sur Anacapri, il ne faut pas rester en bas, la vraie Capri, c'est sur la montagne !
Justement, le sphinx étincelle sous la lumière qui commence à poindre sur les rudes falaises portant la villa San Michele. Ma promesse me revient à l'esprit, comment trahir un sphinx ?
« Nous allons saluer le sphinx, et n'ai crainte, nous irons en bus ! Quand tu seras remis définitivement par contre, nous suivrons l'exemple des jeunes filles de jadis qui escaladaient avec vaillance ces marches taillées par les Cyclopes, une corbeille sur la tête et une chanson à la bouche ! »
Nous attrapons de justesse un bus dans lequel les règles de la courtoisie battent leur plein : on se lève et on propose sa place à chaque personne « fragile », nul ne ronchonne, ou ne resquille, et le bus chargé d'une cargaison caquetante se lance vers les sommets !
Il est très rare de ne pas sentir un léger ennui lors d'un second voyage, je redoute de ne plus frissonner au bord des gouffres. La baie de Naples suscitera-t-elle une seconde fois mon étonnement éperdu devant le spectacle insensé de sa beauté étalée dans son bleu limpide ?
L'Homme- Mari, nourri de mes descriptions un tantinet extravagantes, ne va-t-il lui craindre que sa Femme- Epouse n'éprouve un amour inconsidéré pour une île qui a perdu beaucoup de son attrait ?
Au contraire ! Nous retenons notre souffle dans un vacarme de cris, de klaxons, de froissements de tôle, et nous soupirons de concert en frôlant les parapets érigés à l'extrême bord des précipices d'où vous submerge le Vésuve couronné de brume, Naples, ville surnaturelle au fond du golfe, puis, au fur et à mesure de la montée impitoyable, les ravissants vergers de citronniers, les pergolas balançant leurs volutes de glycines et de jasmin, les falaises couvertes de pins austères, et les portails festonnés ouvrant sur des domaines à l'élégance antique...
Anacapri déploie ses palais désuets, l'émerveillement de la veille augmente ! l'Homme-Mari affiche une mine de plus en plus réjouie :
« Pour une fois, tu n'as pas exagéré, c'est beaucoup mieux que je ne l'espérais ! on se sent chez soi et proche du paradis !»
Nous descendons après avoir salué la statue d'Auguste, l'Homme- Mari s'avance d'un pas ferme sur la via Giuseppe Orlandi ; je le retiens, horrifiée : n'avons-nous rendez-vous avec le sphinx qui s'offusque certainement déjà de notre retard ?
Tant pis, l'Homme- Mari me soutient qu'il admirera bien mieux ce gros chat placide avec des lunettes dûment réparées. Je réagis aussitôt :
« Tu risques de nous envoyer un mauvais sort si tu te moques de lui ! on doit faire très attention à ces divinités exilées ... »
L'Homme- Mari me certifie que le sphinx a une réputation de bonté et de bienveillance à toute épreuve, sinon, pourquoi Axel Munthe aurait-il eu à cœur de l'installer sur son belvédère de San Michele? Il le prouvera encore en nous aidant à dénicher le fameux opticien- Hommes de Lettres, ajoute- t-il avec un touchant optimisme.
Je trottine en jetant des regards inquiets ; voici la Casa Rossa, étincelante sous la lumière et cernée d'une troupe de Japonais masqués qui brandissent leurs portables d'une main et un cornet de glace de l'autre. Quoi de plus naturel : en face de sa porte béante vers une cour ombreuse encombrée de sarcophages, s'étale le somptueux comptoir d'une Gelateria prodiguant des crèmes aussi éclatantes que des pierres précieuses !
La via fait une volte avant la place de l'église de Santa Sofia, deux minuscules boutiques sont en retrait, protégées des cohortes de touristes par un banc pavé de majolique.
Une dame fort distinguée brode une robe de petite fille assise sur une chaise, le regard bleu clair d'une acuité aimable, un sourire franc sur son visage labouré de sillons qui racontent une longue, une très longue histoire. Derrière sa silhouette menue sont accrochées des vêtement d'enfant d'un goût exquis et d'un raffinement désuet.
Je la salue comme une vieille connaissance, et la prie de nous indiquer où se cache l'incroyable opticien- écrivain de Capri, une urgence, le sphinx s'impatiente, et mon époux est affligé de myopie, comment lui révéler les charmes d'Anacapri sans l'assistance de ce mystérieux magicien- érudit ?
« C'est mon neveu, un bien brave garçon, sa femme a bien de la chance ! il a écrit un livre retranscrit en braille afin d'aider les aveugles à deviner la beauté de notre île ; c'est un rêveur comme vous, madame, lui aussi, il aurait peur de faire attendre le Sphinx ! vous allez l'apprécier. Donnez- moi ces lunettes, dés qu'il arrivera, il les rendra comme neuves ! Monsieur, pour voir le sphinx, vous n'avez pas besoin de lunettes, c'est un très gros animal ! Allez- lui dire bonjour et revenez après , ce sera fait! «
Comment ne pas obéir à une dame douée d'un sens de l'autorité si affable ?
Un quart d'heure de déambulation, et en courant presque, j'introduis l'Homme- Mari sur la galerie des Antiques de la villa San Michele. Son admiration sincère me fait autant de plaisir que si je l'avais restaurée moi-même ! Le sphinx n'a pas bougé, aucune magie surgie de la nuit du monde ne l'a convaincu de s'extirper de son vertigineux parapet.
« Je suis vraiment heureux, dit l'Homme- Mari, cet endroit est sublime, ce jardin si soigné, cette vue sur la baie proche de la féérie, et pourtant, le charme vient d'autre chose, je ne sais comment l'expliquer... »
« Le sphinx procure une sorte d'exaltation, et ce lieu a été inventé pour exprimer l''esprit de l'île, à mon avis bien sûr ! »dis-je d'un ton faussement indifférent ;
Nous quittons à regrets ce temple de la lumière. J'ai l'impression soudain que quelqu'un me réclame avec insistance, et je me retourne sur une silhouette indistincte à l'autre bout des allées contournant la maison. Je suis irrésistiblement attiré vers ce personnage fondu dans l'air, Mon cœur s'affole, mes yeux s'embuent, mes oreilles bourdonnent, je veux appeler l'inconnu, et reste incapable de prononcer un mot . la forme imprécise disparaît, happé par les buissons opulents, noyé sous les feuillages, dissous sur la pelouse parfaite. Un subtil désespoir m'envahit, j'ai manqué de revoir.. . Qui ?
Quelqu'un qui fut le ciel et la terre, le soleil et la lune, l'air et la lumière pour moi il y des siècles ?
Ou une création de mon esprit oppressé par l'atmosphère irréelle de ce jardin ?
« C'est la chaleur, l'émotion de voir partir notre fils , tu dois vite boire quelque chose sur cette terrasse ! et n'oublions pas le magicien des lunettes et de la littérature locale qui détient mes lunettes en otage !»
Je sors de mon trouble et approuve ce pragmatisme bienfaisant d'une voix mourante ....bien sûr, la chaleur, l'émotion, la nostalgie. Il n'empêche, cette île est nimbée d'une langueur immatérielle propice aux apparitions incongrues ..
Il est temps de bavarder avec des êtres humains au lieu de voir des fantômes à un rythme effrayant! Sans doute une plaisanterie du Sphinx …
« Est-ce loin cette via Follicara qui te plaît tant ? J'y pense tout à coup, on dirait que ton ami le sphinx m'a soufflé l'envie de la voir de près ! »
« Je me sens légère tout à coup, au diable les relents bizarres d'un passé auquel je ne comprends goutte
Je m'appuie tendrement sur l'épaule de l'Homme- Mari et l'entraîne vers la boutique où la veille un père et sa fille déployèrent tant de sollicitude à l'égard d'une mère et de son fils qui s'efforcèrent timidement de leur parler en Italien.
"Allons d'abord saluer ces très aimables personnes de la boutique en face; puis filons reprendre ton bien au neveu de la brodeuse, et ensuite confions- nous au hasard ! aurais- tu oublié ta quête 'une cabane à Capri ? Le Sphinx nous y mènera s'il nous juge dignes de confiance .J'espère que sa mansuétude ne s'arrêtera pas là et qu'au fond de la citerne antique de ta maison en ruines nous buterons sur un coffre rempli de monnaies romaines en or pur ! Cela nous aiderait grandement à convaincre les agents immobiliers que je devine féroces sur ce divin rocher ...»
A bientôt pour la suite,
Nathalie-Alix de La Panouse
ou Lady Alix
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Capri: Villa Damecuta, belvédère d'Auguste et de Tibère (Crédit photo VicomteVincent de La Panouse) |

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