«La maison ensorcelée»
Chapitre VII où l'on découvre un domaine hanté
De la traversée du théâtre de verdure au sphinx songeur, entre le frôlement des esprits voltigeant dans les replis d'un jardin parfumé et la rêveuse galerie des Antiques, notre déambulation fervente à la Villa San Michele avait renversé le sablier du temps.
C'est une loi non écrite de l'île : l'étrange fascination exercée par la villa San Michele sème une agréable confusion même chez les esprits qui se prétendent forts ! tout à Capri est une question d'atmosphère, au fil de lieux étranges, captivants qui vous bouleversent au bord des gouffres, à l'entrée des grottes ou au hasard d'une venelle silencieuse... Or, cela nous l'ignorions encore.
Revenu sur la voie Capodimonte, l'Homme-Mari s'inquiète de ses lunettes, moi de nos charmants amis de la veille.
Hélas, père et fille sont hors de portée, encerclés par un aréopage de voyageuses anglo-saxonnes farouchement déterminées à essayer une dizaine de bijoux avant de se hâter vers le bateau de fin d'après-midi. Nous agitons nos mains au-dessus de la petite foule, récoltons les sourires les plus francs, les saluts les plus aimables.et, prise de remords, je promets de revenir au plus vite.
Dix minutes plus tard, nous voici dans la boutique de notre opticien -homme de Lettres.
C'est une boîte de majolique bleue et blanche, un coffret précieux et non une boutique.
Une cascade étincelante de lunettes de soleil aux montures gracieuses chantent les mythes de l'île. Je lis tour à tour, amusée et émue : « Solaro, Faro, Migliara, Damecutta, Azurra et Fenicia ». Ces lunettes aident- elles à se protéger de la lumière extravagante ou enlèvent- elles, d'un coup de baguette magique, les voyageurs épris de poésie sur les chemins de Capri ?
Sommes-nous chez un opticien ou un enchanteur ?
Un jeune homme très brun, au type plus Grec qu'Italien, nous rejoint alors, les indispensables lunettes de l'Homme-Mari au creux de ses paumes, il les dépose sur un plateau à l'instar d'une trouvaille archéologique dénichée au fond de la Grotte d'Azur ! Nous nous répandons en remerciements, et l'Homme-Mari fait mine de chercher son porte- feuille.
Le jeune Grec de Capri dérobe aussitôt son précieux plateau :
»Surtout pas d'argent ! Vous me vexeriez ! tenez, les voilà" dit-il d'un ton presque intimidé (sommes- nous si impressionnants ?).
Puis de poursuivre, dans son italien rapide : « Aimez- vous Anacapri ? Tout le monde ne monte pas jusqu'à nous, ou alors seulement à la Villa San Michele ; j'en suis content, mais cela ne suffit pas ; Anacapri représente le Capri qu'aimèrent les peintres, les écrivains, les gens sensibles à la beauté silencieuse de nos falaises, c'est le second visage de l'île, le plus discret mais le plus attachant, nous formons une famille voyez- vous...
Oui, vous regardez mon livre, je le vends pour ce que vous voulez, au profit de l'Union Italienne des aveugles, et j'ai réussi à obtenir une version en braille. Et, vous n'allez pas me croire, je vais même recevoir un prix à Rome ! Moi, un opticien d'Anacapri !
Ma femme et ma fille seront si fières, oui, c'est ma petite sur la photo, elle aura bientôt deux ans. Excusez- moi ? Oui, je vous comprends très bien, enfin, j'essaie, votre accent est si français ! mais vous connaissez beaucoup de mots, ah ! ma fille a un beau regard, dites- vous, que vous êtes aimable ! le mien vous croyez ? Vous le croyez vraiment ? Je suis si content de parler avec des Français, toute la terre vient sur l'île, et qui pense à nous parler?
Personne ! nous faisons partie d'un décor artificiel, pourtant, Capri c'est tellement autre chose que les cafés de la Piazzetta et les plages coûteuses à la mode !
Le sujet de mon livre ? Ah ! c'est l'histoire d'un code secret et aussi de Roberto, un jeune aveugle qui découvre l'île à sa façon. Je désire faire comprendre ceci : même privé de la vue, quelqu'un de sensible et d'attentif peut respirer, ressentir, toucher avec la main, écouter le vent, aimer notre île. »
Le jeune homme me parle avec tant de passion que je devine sans trop de mal son italien châtié, au grand étonnement de l'Homme-Mari, ravi d'y voir clair, mais interloqué de l'éloquence de cet inconnu défendant une cause dont l'intérêt lui échappe.
Je n'ose me confier ; pourtant je sens que ce jeune homme si amoureux de ses rochers, de ses falaises levées comme des épées défiant la clarté de la mer profonde, serait capable d'approuver ma quête romantique et absurde d'un jardin sauvage au bout de l'île.
Aurais- je le courage de lui avouer que depuis mon arrivée sur l'île des souvenirs déferlent arrachés à un autre temps, une autre vie ? Non, je le connais à peine, je risque de le gêner ; mieux vaut sourire, acheter son livre, et reprendre le fil de ce village radieux d'Anacapri qui se déploie avec une finesse de chat embusqué sur un banc.
Autant le bourg de Capri épuise, autant Anacapri libère l'âme par le vaste et généreux spectacle de ses pentes boisées de pins immenses, ses vergers ordonnés, ses vignes soignées, et la montée rocailleuse vers les ermitages aériens du Monte Solaro.
« Anacapri est un refuge, dis-je dans mon italien hésitant, mon mari et moi-même le ressentons, c'est un lieu apaisant. Hier, avec mon fils, nous avons découvert la via Follicara, mon mari souhaiterait faire la promenade de la Migliera, mais où commence-t-elle ? Vous seriez si gentil de me conseiller un itinéraire , par principe, je ne consulta aucun guide, j'aime bavarder avec les gens, créer des liens dans un pays qui vous attire, n'est-ce pas la justification d'un voyage à la mode du Grand Tour ?
En tout cas, j'achète bien sûr votre livre !quelle merveilleuse idée de suggérer la beauté de votre terre à ceux qui perçoivent sans la voir la beauté surnaturelle de ces belvédères, qui ne contempleront jamais cette transparence de la lumière sur la roche, le bleu limpide de la mer, mais qui la ressentiront. ..
Nous avons tant de chance en apparence, nous les voyants ordinaires, les images nous envahissent, mais est-ce suffisant pour que nous prenions conscience de la beauté subtile, spirituelle d'un paysage ? »
Le jeune homme a viré au cramoisi, il me lance un regard tellement approbateur que je crois être devenue géniale !
«Comme vous avez raison, dit-il avec un accent passionné, le regard ne donne pas l'essentiel; fermer les yeux, écouter le vent, communier avec la campagne parfumée, bruissante des appels des oiseaux, se laisser bercer par la chanson entêtante de la mer, révèle le monde; notre monde, celui de Capri, minuscule et immense à la fois.»
Je renvoie la balle au bond en faisant un énorme effort mental, j'ai très peur de parler en un italien affreusement barbare à un poète au langage mélodieux !
« Je vous admire, vous êtes plein de bonté, et je suis certaine que votre roman Capriote adoucira la vie de ses lecteurs en braille ! »
« Comment- vous appelez- vous ? dit le jeune homme dont le teint flamboie maintenant comme les tomates cultivées sur les flancs du Vésuve !
« Quand on reçoit de si aimables compliments, ajoute- t- il, il faut connaître ses nouveaux amis, moi je suis Arturo, et ma famille vit à Anacapri depuis cent ans. »
Je le regarde en cachant une absurde désillusion ...dans un grand élan romantique, j'imaginais que ce rêveur sortait de la nuit des temps.
Cent ans, mais ce n'est rien ! si mon ancêtre a vécu sur l'île deux siècles auparavant, et s'il a prodigué son hospitalité aux peintres s'évertuant à saisir les reflets célestes de la Grotte Bleue, son histoire semble évaporée dans ses abysses, son destin s'est égaré dans les entrailles du souterrain mythique dégringolant vers les eaux cristallines …Sa maison aussi s'est évanouie dans le passé, son portail effondré ou anéanti a dû laisser place à une villégiature parfaite d'un ennui mortel.
Suis-je venue trop tard ?
Arturo, surpris de ma méditation imprévue, m'observe derrière ses lunettes, L'Homme-Mari m'explique par gestes qu'il meurt d'envie de filer ; ce papotage poétique l'impatiente en dépit d'une touchante bonne volonté. Un client Capriote fait son entrée, et nous prenons congé, en promettant une fois encore de revenir très vite.
« Attendez, s'écrie notre poète, je vous dessine l'itinéraire de la Migliara, c'est une très longue marche car vous ne devez jamais vous hâter, vous vous élèverez sans y penser, attention, le premier belvédère est pour les touristes, oubliez- le, traversez le petit bois, priez devant la statue de la Vierge du Bon Secours, et en revenant en pleine lumière, vous découvrirez une plate-forme de rochers, et la vue lointaine sur le Faro, et plus loin de l'autre côté du précipice, les Fariglioni ; de cette hauteur, on dirait des nains alors que ce sont des géants.
Je vous attends pour que vous me racontiez vos impressions. Voudriez- vous me faire l'honneur de me donner votre numéro de portable ? A demain ! »
« Quel programme, dis-je à l'Homme-Mari, demain nous marcherons dès l'aurore sur les chemins de Capri!"
« Comme tu voudras, par contre, maintenant, c'est fini, je ne bouge plus, regarde, ce café nous tend les bras! que t'as donc raconté ce brave garçon ? Il est très sympathique mais franchement exalté ! Ses yeux brillaient comme des lampions ! Tu es bien bonne d'avoir acheté son livre, un guide de Capri si j'ai bien compris ? »
Là-dessus son portable se rappelle à nous en brisant la suavité de ce moment voué à la Passegiatta.
L'Homme-Mari s'éclipse sur une venelle afin de ne pas effrayer les promeneurs par un discours d'une véhémence toute française.
Je dispose d'un bon quart d'heure, peut-être davantage, serait-ce suffisant afin de me précipiter sur les marches de la Follicara et de descendre vers la Casa Caprile, puis en longeant son parc, me hâter vers ... vers quoi au juste ?
Je rejoins l'Homme-Mari, lui désigne le café et articule : «Ici, dans vingt minutes ! course urgente via Follicara ! sois un amour : commande- moi un granité au citron ! «
L'Homme-Mari approuve et se tourne vers son « engin vociférant » avec une vivacité prouvant que les affaires reprennent.
Mon abattement m'abandonne, cette fois, la chance me saute à la figure, comment avouer sans le blesser à l'Homme-Mari mon désir de solitude ?
Il me faut affronter seule cette étrange confrontation avec le souvenir d'un rêve ou le rêve d'un souvenir...
Deux minutes de marche rapide, voici l'entrée de la via Follicara, voici au loin l'éclat d'argent poli de la mer apaisée. Je longe le parc mélancolique où une reine songeait à ses amours secrets.
Poussée par une intuition irrésistible, je choisis de remonter sur un sentier bordé de rocs, envahi d'herbes folles, se dirigeant à l'instar des itinéraires îliens vers l'incertitude et le mystère. Je domine une enfilade de vergers incultes, le vent agite les ramures sombres d'un parc allongé aussi touffu qu'impénétrable, masse énorme et indistincte suspendue au-dessus de moi .Un chat m'escorte grave et dédaigneux, son attitude curieuse et perplexe m'indique que peu d'humains se hasardent dans ce vallon oublié des dieux et des hommes.
Soudain, mon compagnon de route pousse un lugubre miaulement, une brume vespérale s'échappe en volutes d'un mur épais, le sentier fait un coude, et dans le creux de ce dernier s'arcboute un portail vert où se balance une onde de glycines ébouriffées.
Je distingue un antique escalier de pierre, un jardin englouti sous la houle mouvante de ses broussailles, un balcon décati aux balustres cassés. Je ne pense plus ; du fond de ma mémoire, j'embrasse ce domaine comme un ami retrouvé.
Les yeux du chat me fixent avec une acuité presque douloureuse, sa plainte ne cesse plus, il se lamente en me prenant à témoin, mais que cherche-t-il à me dire ?
J'essaie de le caresser, il se débat, m'échappe et se faufile entre les barreaux, me voilà face au jardin de mon enfance, et ne pouvant imiter le chat, je m'installe sur la volée de marche taillées à fleur de roc et usées par une infinité de siècles menant au portail. Le soleil me réchauffe de son rayon ultime, j'écoute les oiseaux dans les branches. en ce désert Capriote, je n'éprouve nulle angoisse, qui pourrait me tirer de ce songe éveillé?
J'ai retrouvé la maison ensorcelée...
« Madame, je vous demande pardon, dit une voix masculine en un français un peu hésitant, vous étiez avec votre mari tout à l'heure sur la place de Santa Sofia, et maintenant vous voilà devant cette maison en ruines, l'avez-vous achetée ? Je croyais qu'elle n'était pas à vendre, ce qui était dommage, une si belle maison ! »
C'est un homme fort sympathique d'allure, du même âge sensiblement que l'Homme-Mari et d'une distinction toute Capriote. De toute évidence, je n'ai pas affaire à un malandrin, et certainement pas à un fantôme. Mais pourquoi se matérialise-t-il lui aussi, dans cet endroit isolé à l'instar de l'inconnu au Panama ?
Le passant me salue et continue son discours, sans cesser de me considérer avec une exquise politesse.
« Voyez- vous, madame, cette maison est pleine d'histoires, on raconte qu'elle appartenait autrefois à un officier Français qui l'avait construite sur une villa romaine bâtie par un proche d'Auguste qui souhaitait passer l'hiver à l'abri des tempêtes dans la sécurité de cet endroit retiré.
Le Vésuve ne l'aurait que peu malmenée, mais elle subit le même sort que notre île, l'oubli et le déclin, la grande misère, avant la découverte de la Grotte Bleue. Enfin cette parodie de découverte inventée par ce malin d'aubergiste Pagano qui utilisa la naïveté d'un gentil Tedesco qui se prenait pour un aventurier.
« Oui, le brave August, dis-je instinctivement. »
« Un brave homme, mais pas un excellent artiste ! Quelle lourdeur dans ses tableaux ! Il n'était pas assez fin pour la beauté de l'île. En tout cas, cette ruine dissimulée parmi les rochers, au bas du misérable hameau de Caprile, aurait disparue si l'officier français en faisant des fouilles vers 1810 n'avait mis au jour ses fondations, et ne s'était entiché de domaine endormi Je ne me souviens pas de son nom, c'était paraît- il un gentilhomme qui tenait maison ouverte pour des artistes, sans doute craignait- il de s'ennuyer dans cette solitude !
Après sa mort, on chercha ou on fit semblant de chercher ses héritiers en France, mais personne ne vint, et la maison échut à des gens peu agréables qui s'en emparèrent d'autorité, puis l'abandonnèrent, faute d'argent. Depuis, nul n'y pense plus, excepté moi et d'autres voisins qui regrettent de voir ce domaine vide, inutile, car chez nous un jardin aussi vaste c'est une rareté, un trésor !
Ce chemin me sert de raccourci, c'est bien cela que l'on dit ?
N'êtes-vous déjà venue à Anacapri ? Votre visage ne m'est pas inconnu, peut-être avez-vous de la famille sur l'île ?
Je vous prie d'excuser mes questions, voyez- vous, je suis historien de Capri, cette maison m'intrigue depuis des années, ah ! voilà le chat ! il habite dans ces ruines et ne se lie avec personne malgré nos efforts. Mais il vous adore ! je ne l'ai jamais vu dans cet état, on dirait qu'il vous reconnaît lui aussi. Je dois vous laisser, mon épouse m'attends, mais venez nous voir et nous discuterons de la maison et de Capri, notre fabrique vous amusera, c'est à deux pas, via Monticello, voici notre carte, eh bien, à bientôt ? Et qui sait ? Cette maison sera peut-être la vôtre ? Le chat va vous aider !»
Interdite, je salue d'un grand geste cet historien envoyé par les dieux veillant jalousement sur Capri, sans doute leur villégiature secrète...
Vingt minutes plus tard, essoufflée et nuageuse, j'arrive Piazza Caprile et débouche droit sur le banc où l'Homme-Mari étudie sa méthode d'Italien, imperturbable et concentré.
Il excite sans s'en douter l'insatiable curiosité d'une grappe de gens se confiant avec fièvre et véhémence les derniers potins du jour, devant les cageots de tomates flamboyantes, les paniers d'oranges aux feuilles fraîches et les corbeilles de cerises grosses comme des noix d'une épicerie un tantinet désuète où l'on entre en file sage et disciplinée ...
« Comme tu n'arrivais pas, j'ai préféré avancer vers la via Follicara, selon tes indications, et l'épicier, ce monsieur dodu qui monte la garde sur tout ce qui bouge, se souvenait de t'avoir vu y descendre. Je te comprends, cet endroit est très attirant, la vue si paisible, on sent que le vrai Capri y reste vivant, demain je veux bien te suivre et peut-être découvrirons -nous une ruine dans nos moyens ! cette place est parfaite, l'arrêt de Bus conduit partout, du Faro au port. Il suffit de patienter.
As-tu vu quelque chose d'intéressant ? »
« Une ruine justement, et un chat auquel j'ai promis de la nourriture demain …et tu sais que je tiens toujours parole , surtout aux chats. Ah ! voilà le bus ! »
A bientôt, pour la suite de ce roman à Capri...
Nathalie-Alix de La Panouse
ou Lady Alix
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Jardins à Capri sur le chemin du Palazzo a Mare (crédit photos Vicomte Vincent de La Panouse) |
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