"La maison ensorcelée" Chapitre VIII
Roman à Capri
Que vous soyez à Capri ou ailleurs, la fatale insomnie a le don amer de détruire vos élans optimistes et de ravager votre belle humeur.
Si vous souffrez de ce mal incertain et cruel, vous aurez peut-être l'audace de vous enfuir de votre maison, sans oublier de griffonner un mot suppliant que l'on vous pardonne, à l'intention des êtres aimés paisiblement endormis et très éloignés de votre détresse.
Si par hasard vous êtes à Capri, et si vous y cherchez ce que justement nul n'y cherche, alors, vous oserez escalader en promeneur solitaire la redoutable Scala Fenicia, sous les voiles roses de l'aube glissant des pentes vermeilles du Monte Solaro. Mais si la mer vous attire, vous pouvez aussi grimper dans la barque qui vous laissera sur la plage meurtrie de roches pointues, ceinte de murs antiques délabrés, où Auguste éleva son Palais de la mer, où Tibère se délassa de ses mauvais rêves, où les déesses aux bras blancs jouaient au ballon sous le regard vert des sirènes narquoises.
Il se pourrait toutefois que face aux sentiers escarpés ou aux vagues véhémentes, votre courage vienne à faiblir !
Il vous resterait alors le choix aimable de la très douce déambulation surplombant les toits et vergers d'Anacapri, qui vous mènera à un pas de sénateur vers le Belvédère accroché au vide hallucinant de la Migliera.
Et si vous ne savez vraiment pas à l'aube d'un jour de mai ou de juin, submergé corps et âme par la lumière sans mesure du petit matin, où portez votre pauvre personne injustement privée de son droit élémentaire au sommeil, un premier bain glacé dans la crique âpre et redoutable du Faro vous secouera à l'instar d'un bateau frappé par la houle entourant l'île de son étreinte moqueuse.
L'île, de la mer aux rudes sommets, des tendres jardins de citronniers aux falaises levées par -delà les bois en couronnes épaisses, palpite de sentiers confus, touffus, rebelles.
Ces itinéraires enchevêtrées sont pareils à des ruisseaux enchevêtrés de fleurs de jasmin entourant un paradis silencieux fait de colonnes tendues contre le ciel avec une précision grecque. de gracieuses pergolas tissées de vignes ébouriffées, de grandioses paysages à l'harmonie sculptée par l'envol hiératique des pins parasols, immobiles et méditatifs sous l'extravagant rempart des falaises.
L'Arco Naturale vous tend aussi ses bras de cyclope pétrifié au bout du vallon de Matermania. Et, si votre cœur est sans peur ni reproches, la grotte de Matermania, âpre caverne vouée aux plus étranges rites, débarrassée des troublants maléfices de la nuit, excitera votre matinale curiosité. Surtout si vous pensez au charme d'un café au point du jour, pris à l'abri du bar taillé à même la roche où l'on est tout étonné de faire une halte réconfortante sur le chemin de ces monuments surgis d'un passé ténébreux...
A Capri, l'étrangeté et la douceur de vivre, le surnaturel et le prosaïque, s'épousent sans l'ombre d'un doute.
Sept heures tintent déjà au clocher de San Stefano, l'église de la piazzetta du bourg de Capri ; une nuit vide, une souffrance nerveuse imprévue m'ôte toute envie de parler à mon prochain.
Même la perspective d'une tasse de café m'ennuie, preuve de mon délabrement mental ! l'Homme- Mari poursuit ses songes dans une profondeur de sommeil presque angoissante.
Je le secoue, m'assure avec soulagement qu'il est bien vivant, et lui épingle une carte lui jurant que je reviendrai vite et même chargée de pain frais
Mieux vaut ne pas déranger un mari plein de bon sens quand on vient de passer une nuit hantée par un jardin en friches sur une île que l'on s'évertue à prendre pour une escale de l'Odyssée alors que sa vocation officielle serait de servir de théâtre aux heureux du monde.
Je reviendrai quand j'aurai nourri le chat veillant sur une maison abandonnée, je reviendrai une fois l'air du matin respiré sur les marches d'une traverse descendant vers les vagues qui s'amusent à abattre leurs crinières blanches à l'entrée des grottes retentissantes d'échos.
Je reviendrai quand ma tête cessera de menacer d'éclater ! et j'aurais peut-être la surprise de recevoir un message de Fils Dernier qui doit avoir commencé sa nouvelle vie en Afrique alors que sa mère court à la recherche d'une masure romantique à Capri.
Le remords m'envahit dix secondes, suis-je une mère indigne ?
Tant pis, de toute façon, Capri vous lave le cerveau. Je serai une mère parfaite à mon retour sur le continent !
Le bus d'Anacapri est le seul à patienter à l'arrêt central du bourg de Capri, un enchantement exquis nimbe la terrasse penchée vers le golfe qui en plein midi grouille d'une foule brandissant son portable comme une arme indispensable à sa survie.
Les lieux des plaisirs ont fermé leurs portes, mais déjà les pêcheurs rentrent au port, et le ballet des vespas virevolte sur la route descendant des hauteurs.
Un flot de lueurs roses, oranges, fauves joue avec les écharpes de brume coulant des montagnes, la rumeur monte, et je vois le premier bateau fendre la mer vers l'île engourdie et soyeuse comme un chat faisant sa toilette avant de réclamer sa pitance.
Pourquoi soudain penser à un chat qui meurt de faim, ignoré de tous ? le chat ! ce maudit chat de la veille, c'est lui qui m'envoie un message par télépathie... Je me dois d'accourir à Anacapri, les épiceries ouvrent aux aurores, et peut-être oserais- je me faufiler dans le jardin de la maison au portail vert, sans récolter la désapprobation de l'Homme-Mari qui de toute façon n'en saura rien.
Le chauffeur du bus me scrute d'un regard témoignant de sa perplexité. Que manigance cette dame encore jeune, en robe blanche, signe distinctif des voyageuses essayant de mettre au diapason Capriote, et manifestement ivre de fatigue ? Aurait- t-elle dansé toute la nuit ?
Allons ! déjà on se presse devant l'engin, je m'installe en compagnie de coquettes jeunes personnes aux sourcils impeccables, balançant d'immenses boucles d'oreille, héritages des anneaux d'or de leurs aïeules qui faisaient l'admiration des voyageurs, voici cent ans ou deux cent années. Le bus a remplacé l'escalade quotidienne de la périlleuse Scala Fenicia, mais les visages aux traits ciselés, aux profils droits et purs, sont toujours d'une délicatesse grecque.
Je songe à cet écrivain du grand tour venu sans un sou de sa Prusse natale, le doux, l'idéaliste, le fervent Ferdinand Gregorovius qui, vers 1850, en esprit éclairé, retrouva en Capri le vivant songe de la Grèce Antique .
Prise d'un éclair de folie, je m'imagine qu'il vient de s'assoir à mon côté, je le vois si bien, maigre comme un coucou, la barbe hirsute de l'artiste affamé, les yeux brûlants de joie, et le chapeau à la main.
Voilà qu'il se met à parler !
Je regarde affolée autour de moi, nul ne semble réaliser sa présence, pourtant, moi je ne vois que lui ...
« Je vous en conjure, madame, me chuchote-t-il, ne vous laissez pas abattre par le mauvais sort, vous seule détenez le pouvoir de rendre sa liberté à cette maison victime de ses sortilèges, on vous dira qu'elle n'est pas à vendre, pire, on en exigera un prix si élevé que vous en serez désappointée, et meurtrie. Résistez de toute la force de votre âme, vous ignorez quel trésor se cache sous les ruines... Me le promettez- vous ? J'aimais tant écouter les jeunes filles sur la margelle du petit bassin ! tant de grâce et d'extrême beauté, nous vivions de rien, mais jamais le chat si fidèle qui venait se joindre à notre repos du soir n'aurait manqué de lait.
Il serait opportun que vous nous fassiez l'amabilité de descendre juste après la piazza Vittoria, ensuite, prenez la route de la Grotte d'Azur, et vous reviendrez chez vous sans y penser, surtout n'y pensez pas où la maison se dérobera... Quelle peine éprouverions- nous alors ! Votre époux se toquera d'une autre maison, et nous serons séparés ...C'est le moment de nous quitter, je vous reverrai peut-être, à moins que le maléfice ne l'emporte, hélas! mais souvenez- vous, vous n'êtes pas sur l'île par hasard, vite, descendez ! »
J'obéis, trop ahurie pour protester, d'ailleurs, comment refuser les injonctions d'un écrivain de la moitié du XIXème siècle qui pousse l'effronterie jusqu'à s'imposer à une de ses lectrices de l'an deux mille vingt deux innocemment assise dans un mini-bus électrique de Capri ?
Ferdinand me sourit en agitant son chapeau usé, le bus s'enfuit emportant mon fantôme littéraire vers je ne sais quel paradis.me voilà à un croisement entre la via Caprile et une route ponctuée d'un bel écriteau « Grotta Azzura », comme par enchantement, un autre bus s'arrête, et je réclame mon billet au chauffeur qui me le tend avec nonchalance.
Où vais-je ? Je m'efforce de suivre le conseil du charmant Ferdinand en ne pensant à rien, cela tombe bien, mon état s'approche de celui d'un somnambule évoluant dans un monde créé par ses hallucinations!
La mer envoie sa mélopée languissante en ce matin calme, devant moi une colline s'élève face à la baie, au fil de la descente vers l'inconnu de la Grotte d'Azur, le paysage a perdu un peu de sa rude beauté, et gagné beaucoup en tendresse irisée ; les jardins resplendissent de roses épanouies, d'oléandres rouges, d'oliviers élancés et de citronniers glorieux, les maisons disparaissent sous leurs pergolas ou derrière de robustes haies mêlant le chèvrefeuille au genévrier.
Sans crainte des voltes de la route acrobatique, les petites Fiat font la course et le surnaturel vole en éclats dans l'or rose d'un soleil vigoureux.
Je ne pense qu'à fuir ce vacarme mais le bus est décidé à jouer les éclairs ; une lassitude m'envahit, je regarde d'un œil indifférent les arrêts, et finalement me retrouve seule au terminus.
C'est une plate- forme banale qui donne sur l'entrée d'un restaurant très élégant ! une pancarte a la gentillesse de m'indiquer l'escalier prévu pour les voyageurs passionnés, la Grotte d'Azur serait juste en bas. Quel vertige soudain... J'écoute le clapotis enragé des vagues, au loin, la mer est d'une paix somptueuse, mais ici gronde une divinité prise au piège ...
Quelques marches plus loin, le bruit s'estompe, l'escalier glisse, je continue avec patience, entre des falaises chiffonnées de broussailles et le gouffre blanchi d'écume triomphante ; une odeur humide monte des hautes herbes, la colère de la mer bat son plein, et sa teinte céleste se pare d'un reflet de turquoise à sidérer les voyageurs les plus blasés.
L'enchantement est si puissant que la traversée d'un bar creusé dans l'arche de la falaise ne le dissipe en rien. je vais tout droit, et croise un pêcheur qui met tout son cœur à nourrir une mouette du fruit de son labeur : la créature arrogante voltige autour du généreux donateur, se pose sur un rocher aigu afin de la narguer, puis, se précipite sur l'humble poisson et fait l'honneur à son bienfaiteur de l'avaler sous son nez.
J'admire ce spectacle et félicite le pécheur de sa bonté, il me salue en retour tout en me désignant le bouillonnement furibond de la houle masquant à demi une espèce de trou noir : « Grotta Azzura ! ».
Je rassemble mon énergie en miettes et descend jusqu'au frêle balcon qui s'avance au-dessus du palais des Sirènes. Les visites sont sans doute interdites, la mer rugit trop, et les barques de touristes voguent au large. Penchée à tomber sur mon parapet, je ne vois qu'une chaîne barrant l'arc ouvert sur des merveilles invisibles.
Fascinée par l'atmosphère angoissante de cet antre des ténèbres, étourdie par le tumulte des vagues , je manque de choir dans l'eau à l'intense teinte de saphir qui heurte, hargneuse, les entrailles de ce domaine voué aux prodiges anciens.
Saisie d'épouvante, je tente de crier, trop tard ! je suis perdue, mais non, miracle, on me retient d'une main ferme !
Je n'ai pas entendu, tant le fracas des vagues étouffe tout autre bruit, un promeneur qui a la courtoisie de me retenir au moment où victime de ma curiosité, j'allais prendre un bain matinal en risquant d'être projetée contre les rocs aux arrêtes impitoyables !
Confuse, je me retourne et mon sauveur soulève un ample chapeau délicieusement démodé. C'est un homme blond et mince, encore jeune à l'allure bizarre, les vêtements amples, un foulard noué en guise de cravate, le regard doux et lointain, je crois voir un excentrique qui se serait trompé d'époque.
Mais comment s'étonner d'une pareille rencontre si tôt matin sur le balcon de la Grotte Bleue ?
« Enfin, ma chère amie, dit l'inconnu dans un français teinté d'un accent guttural, pourquoi toujours vous entêter à faire cette promenade quand la mer nous accable de ses fureurs ? Votre oncle ne se le pardonnerait pas si vous partiez nourrir les poissons ou même les Cyclopes qui hantent ces promontoires de la solitude. Faites- moi donc la grâce de me laisser vous aider, je suis venu à pied, mais les ânes attendent plus haut, vous le savez. Cet endroit n'a pas changé depuis que j'ai eu l'audace d'être le premier des mortels depuis l'époque de Tibère, à me lancer dans la caverne habitée encore par les divinités marines, ajoute- t- il.
Ah ! ma chère, j'étais jeune comme vous, et l'aubergiste Pagano avait monté cette histoire d'une main de maître, votre oncle a dû vous le raconter. Mais, je me sens coupable, si coupable. Voyez- vous ma chère, n'ai-je pas brisé sans le vouloir les sortilèges de l'île en invitant le monde à naviguer sur les eaux d'azur de l'antre des fées ? Qu'en pensez-vous ? Votre jugement a tant d'importance pour moi... »»
Suffoquée de surprise à un point extrême, je me laisse guider sur l'escalier ruisselant d'écume, et réalise que le temps s'est mis à la tempête. J'éprouve un malaise qui m'empêche de dire un mot, je laisse l'inconnu discourir en mêlant le français à l'allemand, puis à l'italien, je me sens soudain aussi jeune et ignorante que si j'avais plongé dans une fontaine ensorcelée.
Les falaises écrasantes n'ont pas changé, l'air est pur, le soleil victorieux, le vent brusque, la lumière diaphane et puissante à la fois, mais la route n'existe plus. A sa place, un sentier de gros cailloux tournoie à l'assaut des pentes d'Anacapri. Une ravissante jeune femme balançant de grands cercles d'or à ses oreilles, coiffée d'un voile à l'orientale, vêtue d'une longue jupe rouge garde des ânes à l'ombre d'un énorme genêt. Jai l'impression d'entrer dans le tableau d'un artiste du Grand tour, pourtant je suis en vie, mais est-ce vraiment moi ?Mon malaise empire, je suis sur le point de m'évanouir, et je m'accroche au bras de l'inconnu qui me soutient avec une parfaite sollicitude.
Manifestement, nous sommes unis par une vive amitié, en dépit de notre réserve distinguée !
La bergère me présente une cruche emplie d'eau avec une petite révérence. Sans savoir ce que je fais, je tire d'un sac attaché à ma ceinture un miroir cerclé d'argent que je ne souviens pas d'y avoir mis ; ma main tremble : le visage que j'y aperçois est celui d'une jeune fille qui ressemble comme une sœur à celle que je fus vingt ans auparavant …
« Signora, come sta ? »
C'est le chauffeur du petit bus qui craint pour ma santé ! Comme il a raison! je suis perdue corps et âme et grimpe dans son engin dans le même état qu'Ulysse à la sortie des enfers.
A bientôt pour la suite de ce roman à Capri,
Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix
![]() |
Entrée mystérieuse de la Grotte Bleue ou Grotta Azzura à Capri, Le palais des Sirènes (crédit photo Vicomte Vincent de La Panouse) |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire