mercredi 6 juillet 2022

Roman à Capri ; "La maison ensorcelée" chapitre IX : Quand les Sirènes s'en mêlent


"La Maison ensorcelée"  Chapitre IX

Quand les Sirènes s'en mêlent

Les sortilèges du matin venaient de se dissiper sous la lumière enflammée dévalant les flancs d'or rose des falaises. Sans trop savoir comment, je me retrouvai sur la terrasse de notre maison de la mythique via Matermania. Ma tête tournait, mon esprit battait la campagne, mon cœur la chamade, mais j'arborai ostensiblement un sac en papier empli de gâteaux à la crème à la main, histoire d'apaiser l'impatience légitime de l'Homme- Mari.

Le chemin de la gourmandise ne mène-t-il au cœur de l'homme comme à celui du chat ?

Voilà ma tendre sollicitude aussitôt dépitée !

Loin d'arpenter les chambres en réclamant son épouse disparue, l'ingrat d'Homme- Mari bavardait avec notre volubile voisine, amplement pourvue de rondeurs traditionnelles et armée d'un regard terriblement affûté, qui venait justement de lui apporter une offrande de beignets dégoulinants de sucre. Osait- il m'oublier moi qui venait de traverser Capri et les siècles d'or dans la lumière du matin ?

Le même cri joyeux s'échappe heureusement de leurs bouches quand je fais une timide apparition entre deux citronniers en pot et trois mouettes installées sur la table en créatures sûres de leur droit divin face aux humbles mortels.

Hélas pour la paix de notre foyer, mon paquet porte en toutes lettres l'inscription « Bar Grotta d'Azzura Anacapri » ce qui soulève une tempête d'interrogations suivis de commentaires et de conclusions sortant de l'imagination particulièrement développée de la Signora Teresa.

Pourquoi aller si loin ? Le bar de la via Matermania ne suffisait- il pas à la dame Française ?

Aurait- elle des amis si haut dans la montagne ? Mais comment préférer le bon ton de Capri aux style rustique des gens d'Anacapri ? Et quelle étrange idée de transporter des cornets à la crème dans le bus ! le voyage tourmenté avec tous ces virages leur avaient certainement donné un goût âcre, très mauvais pour l'estomac du Signore Français malade !

Je vis le moment où nous serions dans la sinistre obligation de la mettre à la porte en la jetant par dessus le parapet tant sa présence de bonne dame Romaine en villégiature rompait avec la douceur de vivre Capriote. Grâce au Ciel, son portable eût la bonté de sonner et de la faire fuir vers d'autres passionnantes victimes de sa curiosité .L'Homme- Mari avait écouté ce déluge verbal en Italien sans en saisir un traitre mot, toutefois à mon instar notre bienfaitrice lui agaçait visiblement les nerfs ...

« Je crois que je vais guérir de ma méfiance envers les portables », dis-je, en l'embrassant.

Il me semblait particulièrement guilleret et j'en conclus qu'il venait à peine de s'apercevoir de ma longue absence.

« Deux femmes qui me couvrent de douceurs, répondit- il en montrant le monceau de sucreries, je suis très chanceux ! je ne comprends pas d'ailleurs la raison de l'inquiétude de notre brave voisine, figure -toi qu'elle a frappé à notre porte voici vingt minutes en me tendant ses beignets comme si tu étais envolé vers un autre monde … J'ai tenté de la calmer en lui expliquant que tu avais eu la gentillesse de faire un tour à la pâtisserie et elle n'en démordait pas : la Signora Francese s'était perdue dans la montagne, essayait- elle de dire en un français épouvantable ! quelle excitée ! nous louerons loin d'ici la prochaine fois sinon sa sollicitude nous obligera à fuir en courant jusqu'au premier précipice !

Par contre, après une nuit parfaite, d'ailleurs en marchant toute la journée sur ces escaliers, l'insomnie doit être un mal inconnu ici, j'ai eu un rêve bizarre tôt ce matin, je te suivais vers la Grotte Bleue et voilà que tu ramènes des gâteaux du bar Grotta d'Azzura ! quelle coïncidence extraordinaire ! Ce sont nos deux derniers jours à Capri, et j'ai l'impression d'y habiter depuis mon enfance. Cette île a le pouvoir d'effacer tout ce qui ne la concerne pas …

Allons- nous rendre visite à ton chat affamé de la via Follicara ? Celui dont le destin te préoccupait tant hier soir ? L'aurais- tu déjà oublié ? Et cette maison hantée qui serait peut-être une affaire à saisir ? Te rends- tu compte ? Même à Capri, les gens n'apprécient guère de rencontrer des fantômes chaque fois qu'ils prennent leur douche ! Moi, si j'achète à bas prix la ruine de nos rêves, je me ferais une raison, quant à toi, tu en tireras toujours le sujet d'un roman. Et les garçons sont assez maîtres de leurs nerfs pour saluer les esprits avec politesse et détachement. Surtout s'ils ont la permission d'inviter leurs amis sur l'île.

Nous représentons finalement la famille idéale pour l'agent immobilier désespéré auquel on a confié la mission de vendre une maison invendable. A propos du chat, es- tu certaine qu'il existe , ou serait-ce lui aussi un esprit félin , en ce cas, inutile de dépenser une coquette somme en croquettes de luxe ! »

Je me sentis soudain contrite, très contrite, le chat ! Le chat qui , loin d'appartenir au monde spirituel, m'avait paru éclatant de vie, me prenait pour une lâcheuse ! et la maison au portail vert devait maudire ma légèreté d'âme ; cette maison ancrée au bas d'un sentier ne menant nulle part sinon au pays des Sirènes, au jardin des Magiciennes, au royaume d'Atlantide, et peut-être vers une ruelle biscornue de l'antique hameau de Caprile, n'était-ce le lien occulte qui m'attachait à l'île ? 

Ces rencontres du petit matin, ces conversations fantastiques, absurdes, sublimes et angoissantes n'auraient- elles été que des échos encore vifs d'une vie antérieure tissée autour de cette maison dont je devinais la grâce ensevelie sous les fleurs rouges et les buissons échevelés ? Le bon sens de l'Homme-Mari me sauva du désarroi mental, fantômes, esprits, souvenirs, ces compagnons de route n'avaient aucun besoin de nourriture comme ce pauvre chat ; et pas davantage à notre instar celui de chercher une maison en ruines à Capri afin d'échapper de temps en autre à la vie quotidienne dans un mausolée glacial au fin fond d'une campagne humide.

« Un café, il me faut une énorme tasse de café, et aussi un aspirine, ensuite, tu as raison, des croquettes, ce chat poussait hier des miaulements qui n'annonçaient franchement rien de surnaturel ! nous n'avons pas de temps à perdre, souviens- toi que nous partons après-demain, quel malheur, partir  de Capri !jamais je ne tiendrai jusqu'en septembre ou octobre.

Notre vie d'avant devient brumeuse... vraiment, cette île est dangereuse, je crois qu'une vieille amie nous avait mis en garde ...

Si la maison est une réalité, pourquoi ne pas faire une offre à l'agence voisine ? Je supplierai une dame du quartier de nourrir le chat à nos frais avant notre retour, mais tu seras déçu, je n'ai vu qu'un paysage de murs écroulés et d'herbes folles sur une terrasse rongée par l'humidité. Seul l'escalier derrière le premier portail donne une impression de solidité dans ce désastre. »

« Tant mieux ! Tu sais que je résiste jamais à un domaine ravagé, et le prix des ruines à Capri ne doit pas être trop élevé... Enfin, espérons -le ...Voilà ton café !  »

Un nuage pareil à un vaisseau céleste couvrait la cime du Monte Solaro quand nous grimpâmes main dans la main, un sourire aux lèvres afin d'amadouer le chauffeur, dans le bus cahotant vers la Grotta d'Azzura. Nous aurions dû descendre à pied par la via Caprile et le chemin au bas de La Follicara, vers la maison abandonnée et son chat débonnaire. Or, quelque chose m'en avait empêché. 

Au dernier instant, j'ai obliqué vers la via la Vigna, son arrêt de bus tout en priant pour que le chauffeur du bus ne se souvienne déjà plus de cette fantasque Française parlant toute seule, ou pire avec un voyageur des Siècles et revenant de la Grotta Azzura aussi tremblante que si elle avait croisé l'empereur Auguste ou August Kopisch ; sans doute le second, pensais- je mais comment en être certaine ?...

Cette fois, aucun artiste d'un autre temps ne se matérialise en mon honneur, mais une autre intuition impérieuse s'impose à moi, je sens qu'il nous faut descendre très vite, au bout de la rue, avant que l'engin nerveux ne fonce vers la Grotte. Nous voici à l'entrée d'une espèce de route piétonne flanquée de hauts murs masquant le charme échevelé de jardins sentant le sauvage.

Je suis attirée de façon inexplicable et marche avec l'assurance de quelqu'un qui connaît son chemin sur cette via mystérieuse où je n'ai jamais posé un pied. L'Homme-Mari, confiant et charmé, me suit en s'arrêtant à chaque pas, ébahi des colonnes blanches s'élevant bien au-dessus des haies odorantes, ravi comme un enfant de chercher une façade dissimulée par les feuillages, ou de se glisser dans un domaine invisible de la ruelle.

La mer chante avec force son éternel refrain d'amour et de mélancolie serait- elle si proche ?

L'Homme- Mari n'y tient plus, une faille dans un mur lui enlève tout bon sens, le voilà disparu !

Et si la voiture des Carabiniers passait par ici ?

Je suis agacée, furieuse, on m'attend non loin, je le sais, et mon mari retombé en adolescence joue les Bob Morane sur une propriété privée ! Et si on lâchait des chiens féroces à sa poursuite ?

Le plus épais des silences me cerne, aucun vrombissement de vespa, nul appel dramatique, même la brise subtile s'est enfuie vers d'autres cieux. Un chant pur troue ce voile immatériel, c'est l'oiseau des ruines, cet oiseau qui annonce de grands, de bizarres, d'implacables événements, d'inexplicables rencontres, de superbes hasards … Et une voix déjà entendu de rompre définitivement ce calme olympien :

« La signora ! Sempre lei ! Come sta Donna de Barbazan ? »

Encore lui ! C'est l'inconnu élégant de ma première incursion via Follicara qui me donne le nom de la famille de ma grand-mère paternelle, d'où tient- il ce détail ? Et me suivrait- il où le hasard a-t-il décidé de le mettre sur mon chemin ? Pour l'instant, son panama à la main, en galant Capriote qui connaît les usages, le bon ton cher à la signora Teresa, il m'observe, perplexe, et les crissements de feuilles s'échappant du domaine interdit où l'Homme- Mari erre en toute paisible illégalité le font sursauter .

« Qui se promène là ? me demande-t-il en français, auriez- vous un chien, madame de Barbazan ?"

« Non ! C'est mon mari ! Dis-je sottement et l'autre de perdre du coup son admirable maintien …

« Votre mari ? Comment cela ?  Je vous croyais veuve. J'ignorais que cette tour de garde appartenait à votre mari ? La vente aux enchères était prévue en septembre, comment avez-vous fait ? » répond-t-il, sur un ton révélant l'intensité de sa surprise.et la profondeur de son amertume.

Me voilà contrite et obligée d'expliquer que nous n'avons que des chimères d'achat sur l'île, juste une ruine, ou, à la rigueur, un pan de mur, avec vue sur la baie et quelques citronniers, et que mon respectable époux se balade dans un domaine d'où il ressortira certainement très vite, et même menotté et garroté par un régiment entier de Carabiniers moustachus,

L'aimable inconnu arbore une mine soudain très méfiante qui me donne envie de disparaître sous les buissons.

Consciente de la mauvaise image de Français sans gêne que nous donnons à ce Capriote parfait, je tente de changer de sujet : 

« Je suis émue d'entendre ce nom de Barbazan qui remonte à la nuit des temps dans les Pyrénées, mais la branche est éteinte, ma grand-mère fut la dernière de la lignée, peut-être resterait- il des cousins …Ah ! mon mari ! »

L'Homme- Mari saute de son mur, tout parsemé de feuillages, et aussi radieux que s'il venait de déterrer le trésor fabuleux de Tibère. « Cette tour, c'est magnifique, une vue, et ce parc immense, dommage que la route passe en dessous, tant pis, cette ruine est merveilleuse, rien n'est d'aplomb, il ne reste que des pierres, et la trace d'une porte, je vous demande pardon, j'ai troublé votre conversation, qui est-ce ? Voudrais- tu lui demander l'adresse d'un bon agent immobilier ? »

L'inconnu au Panama immaculé s'incline sans se présenter, ce qui m'étonne beaucoup de la part d'un homme reflétant la pureté du savoir-vivre. Je crains que le franc-parler de l'Homme- Mari ne l'ait terriblement froissé.

« Je ne vous conseille pas de vous attaquer à cette tour, elle porte malheur, elle a causé la perte de personnes exaltées comme vous qui osez affronter sans le comprendre des secrets immémoriaux. Depuis la fatale fausse découverte de la Grotta d'Azzura, les étrangers se croient tout permis, et ils réveillent ce qui doit être laissé en paix. Au bout de ce chemin, si vous ne vous égarez pas, vous longerez le jardin de la destiné ; trois entrées, l'une récente, l'autre un peu moins et la troisième très ancienne vous mèneront vers une maison qui ne ressemble à aucune autre sur l'île. Un ami de la reine y vécut, et avant lui un charmant officier  français qui recevait les artistes en échange d'un tableau de l'île. Et encore plus loin dans le temps, on raconte qu'Auguste y fut l'hôte d'un patricien qui lui récitait l'Odyssée dans la douceur étoilée des nuits de juin.

Méfiez- vous du prix que l'on va exiger de votre naïveté, soyez- patients, et qui sait ? Si Capri vous veut, si Capri éprouve de l'amour, toujours et encore le vieil amour de jadis, Capri vous acceptera. Madame, nous nous reverrons, écoutez ! je crois qu'un chat miaule, ne serait celui pour lequel vous tenez si fort ce paquet de nourriture ? »

Je me retourne, l'Homme- Mari m'imite, et l'inconnu en profite pour se volatiliser, selon son agaçante façon de prendre congé.

« Aurais- je rêvé ? s'enquiert l'Homme- Mari, ou alors cette île déclenche-t-elle une tendance à l'hallucination ? N'y avait-il voilà deux secondes ,là, devant ce mur couvert de chèvrefeuille qui embaume un parfum à rendre fou, un homme dans la force de l'âge, d'une élégance un peu désuète en train de te regarder avec des yeux de propriétaire ? Où diable s'est-il envolé ? »

Je secoue la tête et brandit mon sac : « Esprit de l'air ou pas, il disait vrai : nous devons satisfaire la soif et l'appétit d'un félin, n'est-elle jolie cette formule rituelle inventée par Homère ? Mais ce chat veut alerter tout le quartier ! Courons sinon il va se faire lyncher ! »

hélas, nous courons mais surtout nous descendons sur un escalier aux pierres éboulées qui nous précipite vers un parc fermé d'une grille, autour de nous un bois de pins verrouille l'accès à la mer, nul être vivant et aucun félin à l'horizon. Je me sens ridicule, quel mauvais tour nous jouent les sortilèges de l'île en cette fin de matinée languissante, pareille à une fin de saison ?

« Grimpons de ce côté, affirme l'Homme- Mari en loup de mer que n'affecte pas un grain imprévu. Les marches de cette nouvelle traverse ont quasi disparu sous les ronces, une sorte de forêt inextricable a pris le pas sur les vergers si soignés de Caprile, nous débouchons fourbus sur un minuscule plateau planté de citronniers, des arches soutiennent les murs du sentier, la cloche du souvenir tinte ; je sens que le but est proche, et comme pour m'encourager, un gros chat blanc étiré de tout son long sur un roc miroitant de lumière tend le cou vers ma bouteille de lait achetée afin de satisfaire l'impérieuse soif d'un de ses frères félins.

J'ai pitié de ce seigneur qui m'enjoint de le servir d'un seul battement de paupières.

Le voici en train de se désaltérer dans un creux du rocher, et l'Homme-  Mari en profite pour s'éponger le front en affectant une mine accablée.

« Mais où se cache ta fameuse maison en ruines ? »

Je réponds avec douceur que je n'en sais strictement rien et nous soupirons de concert.

Le chat s'éclipse sans daigner ronronner, et nous découvrons une traverse presque en bon état qui surplombe une campagne aux fleurs exotiques et aux pins arquant leurs dansants parasols contre des pergolas enguirlandées de vignes. Sans y penser, nous nous hissons sous le soleil moqueur vers une placette bordée d'une chapelle ombragée d'un généreux laurier-rose.

« Madame ! Quelle bonne surprise ! Nous vous attendions au magasin et c'est vous qui venez par chez nous ! »

La ravissante jeune fille de la via Capodimonte sort de l'humble chapelle escortée d'une très belle femme à la blondeur chaude des Italiennes qui ont oublié d'être brunes. Ses traits d'une finesse extrême prouvent avec autorité qu'elle est bien la mère de notre jeune amie .

L'Homme- Mari se découvre, et je regrette de tout mon cœur que son chapeau de paille défraîchi ne puisse égaler l'allure des couvre-chefs Capriotes.

Mais, son geste spontané lui attire aussitôt la sympathie de nos belles promeneuses.

Une conversation s'engage, et j'avoue que nous cherchons, juste à côté de la maison de la reine de Suède, à deux pas franchement, une maison abandonnée avec un portail vert surgissant au beau milieu de la volte d'un sentier fréquenté seulement par un chat : «  La maison est en ruines, mais elle me plaît, j'aurais voulu la montrer à mon mari, et la fatalité nous a conduit du mauvais côté. Voudriez- vous nous aider ? »

La mère de notre jeune amie me lance un regard songeur. Sa fille me dévisage à son tour, une légère ombre atténuant la beauté lumineuse de son visage de Madone Florentine.

« Ma chère, dit enfin, cette femme de grande allure, j'habite sur une traverse de la Follicara depuis trente cinq ans, je suis une exilée, voyez- vous, par amour j'ai quitté Capri pour Anacapri, mais cela est une autre histoire. Jamais, jamais, je n'ai remarqué une maison en ruines derrière un portail vert au milieu d'un tournant du sentier en bas de la via Follicara. Vous avez dû rêver à quelque chose qui n'existe plus, c'est très habituel, vous êtes au pays des Sirènes, et ces créatures ont gardé l'habitude de créer des mirages. »

Je suis pétrifiée d'étonnement ! comment une personne d'apparence aussi digne, aussi sérieuse, d'une distinction purement Capriote, peut-elle croire en l'existence réelle de ces femmes à tête d'oiseaux croqueuses de naufragés et tentatrices d'Ulysse dans le premier roman d'aventures de notre bonne vieille Europe ?

« Je suis Flavia, et j'ai entendu dire beaucoup de gentilles choses sur ces Français qui semblent voir enfin Capri avec les yeux des voyageurs d'autrefois. Mais, ne soyez pas si triste, madame, si vous avez confiance en vous, cette maison réapparaîtra. Laissez- vous guider... et si vous êtes libres demain soir, revenez ici tous les deux, nous ferons la passeggiata ensemble avant de prendre un apéritif, comme vous en France ! Peut-être demain, passerez- vous devant un jardin qui vous plaira, essayez encore ! L'île déborde de portails rouillés et de beaux domaines oubliés, sauf de ceux qui pensent être propriétaires d'un trésor, alors ils sont capables d'attendre pendant presque une génération l'offre inouïe d'un étranger immensément riche .Nous- mêmes avons grand peine à acheter à nos enfants une maison toute simple... C'est un drame. »

Je me sens honteuse, l'Homme- Mari et moi serions- nous des intrus sur cette île qui nous a ensorcelée ? J'affirme à la magnifique mère d'une ravissante fille que nous sommes juste des âmes romantiques, bien éloignés du désir d'ôter une maison aux jeunes Capriotes, elle sourit et me tend la main en renouvelant son invitation que nous acceptons de tout notre cœur !

Puis, elle ajoute :

« Si vous allez demain matin au belvédère de la Migliera, vous y verrez plus clair, c'est une promenade spirituelle. Et, achève-t-elle avec malice, très romantique ! »

La jeune fille nous embrasse sans façon, et nous reprenons notre montée de cette via Follicara exquise à descendre, franchement ardue à gravir.

Nous respirons sur un banc Piazza Caprile, et je n'y tiens plus, j'avise une ruelle sortant de nulle part, et je supplie l'Homme- Mari de me suivre. Nous avons tout le temps de déjeuner, de voir le belvédère de La Migliera, ou je ne sais quelle beauté Capriote, mais, cette ruelle insignifiante, ne supportera pas que nous restions une seconde de plus à nous prélasser sur ce banc en face d'une épicerie regorgeant de bavards.

« Non, pitié, je n'en peux plus, proteste mon époux récalcitrant, j'ai mal au dos, aux pieds, et si je ne déjeune pas à une heure civilisée, je m'écroulerais sur ce banc. Regarde, le restaurant de l'autre côté de la place, les serveurs nous accablent de sourires, ils ont l'air prêt à nous servir, j'en suis au point d'avoir envie de me jeter sur une pizza entière. »

Je mesure alors la gravité de l'état de son estomac et indique par gestes éloquents aux empressés camerieri que l'état d'urgence est déclaré : voici un Français à ranimer à force de plats Capriotes.

Je dois endurer un repas entier, ce qui m'est une épreuve presque insurmontable, en raison du devoir conjugal avant de repartir à l'aventure.

Or, par une alchimie capricieuse, la maison renaît dans mon esprit comme si elle était douée d'une vie propre, je dialogue avec elle, la prie de me guider, l'imagine resplendissante et ouverte vers la mer... et je ne parviens plus à traduire les désirs culinaires de l'Homme- Mari.

« Cette tour en ruines sur son promontoire me taraude , dit ce dernier de manière inattendue, je crois qu'elle me coupe l'appétit, ne serait-ce un défi ?  »

Je soupire comme une âme trahie, une tour en ruines !

 Mais quelle joie nous viendrait- elle d'une tour en ruines  sinon la satisfaction d'enrichir tous les maçons d'Anacapri et leurs descendants !

« Reprenons du commencement, souviens- toi, nous cherchons une maison sur une terrasse ornée de balustres, un escalier de pierre y mène depuis un portail vert, sculpté, rouillé et enchevêtré de jasmin, la tour nous portera malheur, cette maison bonheur, et je sais qu'elle existe. J'ai senti qu'elle m'appelait, elle est à cinq minutes de ta pizza, fais- moi confiance, le drôle de Cavaliere au Panama la connait ; tant pis si la belle femme de tout à l'heure pense que je suis victime d'une blague des Sirènes, tu auras la preuve que j'avais raison dès que nous aurons payé il conto. »

Trente minutes plus tard, nous enfilons taciturnes, la ruelle déserte. La chaleur est devenue épaisse, l'air pèse comme du plomb, le dur soleil frappe de son glaive l'île vaincue et consentante.

Tout Anacapri entame sa sieste, surtout les nuées de chats étendus avec délectation sur les anciennes citernes ou à l'ombre des citronniers.

Nous allons droit devant nous, puis je choisis un minuscule chemin aux rochers affleurant de la paroi montagneuse, nous marchons d'un pas tranquille, le chemin pique vers la mer, et soudain accomplit une volte, un portail vert rouillé, tout en volutes gracieuses nous saute à la figure. Protégé par cette grille enchevêtrée de jasmin, un antique escalier de pierres étale sa noble prestance, il mène à une terrasse ornée de balustres cassés, pavée de carreaux fendus. Le paysage respire la désolation et l'incurie. Une arcade altière dissimule en partie la maison.

Qu'importe ! nous la devinons, et l'Homme- Mari secoue le portail dans son émotion.

Un miaulement nous fait tressaillir, c'est le chat roux qui darde son regard vert de mer sur mon sac de croquettes.

« Cette maison, murmure l'Homme- Mari, cette maison … « 

« Oui, dis-je en écho, cette maison et pas une autre.»

Notre maudit portable a le mauvais goût de retentir dans la paix sublime cernant le domaine endormi. C'est Fils Aîné qui à notre immense surprise nous avertit d'une chose ahurissante :

« Je suis au port, une impulsion, j'ai senti qu'il fallait que je vienne, alors, comme les billets n'étaient pas chers sur Ryan Air, bon, où êtes-vous ? Henri m'a donné l'adresse via Matermania, mais si vous étiez dans le coin...Non ? Bon, je prends le funiculaire paraît- il et puis tout droit, entendu, à tout de suite, enfin quand j'en aurai fini avec la foule, on dirait que le monde entier s'est donné rendez-vous à Capri vous qui prétendiez n'aimer que le calme ! »

 Comment annoncer aux enfants que nous voulons acheter une maison en ruines dans un endroit inconnu et silencieux sur l'île la plus célèbre du monde ? 

« Pas un mot, réplique l'Homme- Mari, rien, secret absolu, et d'abord cherchons à qui l'acheter. Mais qu'allons- nous faire de Théodore ?  Pourquoi ces enfants ne nous laissent-  ils jamais tranquilles quand nous sommes au bord d'une folie ?»

A bientôt pour la suite de ce roman à Capri,

Nathalie-Alix de La Panouse


 Barque piquant droit sur les Faraglioni, ces énormes rochers au large de Capri seraient les Sirènes pétrifiées par Poseidon, selon une antique légende îlienne...

Crédit photo droits réservés Vincent de La Panouse

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