jeudi 21 juillet 2022

Heureux comme un chat de Capri : "La maison ensorcelée" chapitre X



Roman à Capri : Chapitre X ou un chat en guise d'ambassadeur

La maison ensorcelée

Les remparts les plus brisés, les vestiges les plus délabrés, les maisons bâties sur des ruines, palpitent de toute la force de leur puissante vie antérieure, toutes les âmes un tantinet sensibles vous le proclameront haut et clair.

Toutefois, très peu de ces lieux, oscillant entre la réalité et le fantastique, osent jeter leur dévolu sur votre personne en vous envoyant un chat en guise d'ambassadeur.

Cette bizarre maison, arborant les stigmates du vent et les ravages du temps, s'impose à nous au point de nous faire oublier l'appel impérieux de Fils Aîné.

L'Homme- Mari plane sur je ne sais quelles hauteurs en énonçant l'interminable liste des travaux urgents que requiert ce petit domaine, dont nous n'apercevons qu'un sous-bois infranchissable, et qui ne nous appartiendra peut-être jamais.

Je suis à la fois ici et ailleurs, ce jardin m'attire toujours avec une force quasi intolérable, mais j'ai l'impression douloureuse que l'on ne m'y invite que du bout des lèvres, douterait- on de moi ? Pourquoi ? Les élans passionnés de l'homme- Mari inciteraient- ils l'esprit des lieux à garder ses distances ?

Heureusement cette vague tristesse s'envole grâce à la bonne volonté du chat dont la robe rougeoie sous la vive lumière. Comblé de nourriture saine et de caresses généreuses, le félin solitaire accepte de s'installer entre nous devant le portail. Puis, tout en mordillant nos mains en animal intelligent qui tente de faire comprendre quelque chose d'important à des humains peu subtils, il nous prie de le suivre d'un mouvement de tête des plus hautains.

« Il cherche à nous montrer quelque chose, obéissons -lui ! Théodore attendra, c'est un des charmes de Capri, l'attente y est apaisante et amusante, le spectacle des rues et la splendeur de la nature vous distraient sans cesse. Le sentiment de l'ennui n'existe pas sur cette île ! c'est pour cela que l'on y envoyait en cure tout ce que l'Europe comptait de déprimés du meilleur monde ... »

L'Homme- Mari se lève, m'approuve, et en parents fiers de leur mutinerie face à des enfants protecteurs, nous longeons, graves et recueillis, les extravagants buissons de bougainvillées formant l'enceinte du domaine abandonné.

Le chat miaule à réveiller les Olympiens ! Craindrait- il un péril imminent ?

Ou annonce-t-il notre présence à des créatures invisibles aux yeux mortels ?

Nous voilà face à un autre portail tremblant sur ses pierres disjointes, battant au gré du vent et fermé d'une chaîne si lâche qu'elle invite aux incursions interdites... Notre félin en profite pour filer à toute allure sous les hautes herbes, avant de sauter sur la margelle d'un bassin rehaussé de dauphins qui furent joyeux avant qu'une mousse verdâtre n'altère leur blancheur. Un esprit de l'air remue sous les feuillages qui crissent comme des âmes en peine, mais rien n'intimide le chat capricieux qui escalade un escalier à double révolution et se faufile entre les balustres rompus de la terrasse.

La maison se devine à peine tant elle reste prisonnière de son jardin touffu.

Si seulement nous pouvions imiter ce maudit chat, ce second portail vacille mais résiste à nos secousses. Je sens autour de moi bourdonner des voix lointaines et me retourne affolée, allons- nous être dénoncés pour vandalisme ?

Personne ! On dirait qu'aucun être vivant ne passe jamais par ce sentier rongé de ronces et obstrué de grosses pierres, pourtant le grondement strident d'une de ces bruyantes Vespas dansant autour de l'île emplit soudain le silence presque surnaturel. Soudain le chat gémit à s'en rendre malade de l'autre côté d'une allée conquise par une coulée de lauriers dont les fleurs flamboient comme une déclaration d'amour.

La Vespa surgit d'une traverse raide, et, tournant dans le sens opposé, se précipite vers la fin mystérieuse de notre sentier. Nous quittons la contrée des Sirènes pour la vie ordinaire de Capri, une Vespa à tirer de leur sieste les Sirènes furieuses, et une traverse particulièrement raide à gravir au pas de course afin de délivrer un aimable chat d'un péril atroce !

Nul monstre ne nous guette après notre dur effort en pleine canicule, et pas davantage le moindre habitant de ce quartier retiré, comme englouti dans l'éternité du roc insulaire.

Par contre, le chat, pour lequel nous redoutions le pire, a l'insolence de faire sa toilette, calme et impavide, devant une humble porte dont le cadenas s'est envolé.

Ravi de notre obéissance, l'animal nous tourne le dos en nous faisant les honneurs d'une sombre allée...Comment résister ?

L'Homme- Mari ne résiste pas une seconde, et le voilà qui disparaît, happé par les buissons échevelés. Je suis seule à l'entrée d'un vieux rêve, et n'ai plus le cœur à rien.

Je voudrais rajeunir de deux cent années, et lever le voile du passé sur ces vestiges qui masquent la beauté évanouie, l'amitié poignante, et surtout l'amour pareil aux jeunes pousses reverdissant sur un arbre sec.

Le génie du lieu me rejettera -t- il ou me prendra- t- il en pitié, moi qui suis revenue si tard ?

Moi qui déambule en ce jardin désert, le cœur vide de toute passion ancienne, la mémoire dépouillée des éclats d'un obscur passé, l'âme indifférente aux paradis enfantins. Je suis revenue en ne sachant plus dans quel monde j'évolue et ce que le destin essaie de me chuchoter.

Une angoisse sournoise voltige sur l'allée étroite aboutissant à une maison minuscule aux persiennes arrachées, à la porte ouverte sur un couloir envahi de détritus ; voici ensuite une cour dallée, submergée de ronces et de plantes de marais.

La maison est cachée par une solide arcade, elle s'enfonce à l'arrière dans le roc ; ses hautes fenêtres aux gracieux impostes sont éventrées, ses murs fanés. Son toit est ceint d'une rangée de balustres classiques, le traditionnel escalier menant sur la terrasse aménagée sans doute là-haut alourdit hélas l'élégance de sa façade .J'ai une envie folle de grimper, de voir enfin la mer, de dominer ces ondes de feuillages, ces ramures excessives, ces taillis épais, de retrouver une vue libre sur l'horizon. Ce trou de verdure m'oppresse ; et où est encore passé l'Homme- Mari? L'aurait- on attaqué, assommé ?

Pourtant l'île est d'une sûreté parfaite !

J'essaie de penser à des choses plus gaies, mais l'atmosphère me monte à la tête ; et toujours ce sentiment de dualité incompréhensible....

Sur la terrasse, rongée de mousse et verdie d'algues, dansent d'autres balustres d'une grande élégance malgré leurs cassures multiples ; au beau milieu, s'élève un puits, vision étrange sur une île où l'eau tombe du ciel mais surgit fort peu du sol. L'humidité de l'air m'étonne en cet après-midi torride, suis-je en train de marcher sur un étang souterrain ?

La fraîcheur évoque celle d'un jardin anglais  et certainement pas la lumière brûlante d'une journée de fin de printemps à Capri!

Ma solitude m'épouvante tout à coup, aurais- je raison de m'angoisser ? L'Homme- Mari aurait-il été victime d'un traquenard ? Et ses agresseurs s'en seraient- ils  pris au chat ? J'avance très lentement vers cette maison désormais repliée sur ses secrets. En un autre temps, je le sens, elle fut radieuse, blanche et soignée, hospitalière pour de vieux amis installés sur des fauteuils d'osier éparpillés à l'abri de son porche soutenu de colonnes robustes.

Autrefois, je le sais, j'y ai entendu des voix joyeuses, des bavardages péremptoires, tout ce rassurant bourdonnement de la vie que je guette en vain. aujourd'hui.

Quelqu'un habite-t-il dans ma nostalgie, ami ou amour ? Soudain, j'ai peur de ranimer un vieux roman gravé dans cette roche dure affleurant sous les herbes immobiles. Je la contemple et recule, épouvantée, une des hautes fenêtres est murée, c'est de ce mur lisse que naît l'onde mauvaise, ce mur inutile garde le secret des heures obscures, des regrets lancinants, de, l'attente cruelle, tandis que le jardin exalte la désinvolture joyeuse des retrouvailles.

Comment vaincre les sortilèges ? Cet endroit est désormais marqué d'une mélancolie irrémédiable. Malgré nos efforts, nous en serons rejetés ! d'ailleurs, l'Homme- Mari et le chat sont déjà partis, il ne me reste plus qu'à fuir avant d'être prisonnière d'un maléfice ou volée par un brigand se préparant certainement à m'agresser.

Je regarde à droite, à gauche, aucun frémissement n'annonce une attaque contre mon sac qui ne contient même pas assez pour un déjeuner dans une humble trattoria !

Le chant d'un oiseau se balançant à la cime d'un vénérable pin me rend un peu de bon sens.

A priori, je ne suis poursuivie par aucune malédiction, mais séduite par une maison très ancienne, au visage marqué de nobles rides et à la grâce assez attachante pour susciter un engouement immédiat. Si seulement elle était à vendre sans les exigences financières extravagantes requises pour obtenir le droit de posséder une cabane à Capri…

Je supplie de tout mon cœur soudain capable de passion Ulysse, Circé, les Sirènes et leurs amis, ces Empereurs architectes et leur cour de paresseux Patriciens de nous venir en aide, sans oublier le cortège de ces romantiques peintres, écrivains ou voyageurs excentriques incapables de reprendre le bateau après une unique journée sur l'île ...

Cette maison ne me veut aucun mal ! C'est la lumière de Capri, absolue, incandescente, irisée de bleu pur et d'or immatériel qui me joue un tour. Capri rend fou, qui a dit cela ?

Comme si un enchanteur entendait cette pensée farfelue, le chat accourt, preste et charmant, et l'Homme- Mari survient du côté du premier portail, traînant une gerbe de feuillages sur ses talons !

 « Je n'en reviens pas, dit-il d'une voix si forte qu'elle tue en un seul instant les confusions de mon esprit, ce chat est un guide précieux, nous avons réussi tous deux à atteindre le bout de cette espèce de bois suspendu. C'est magnifique, j'ai rarement vu des Pins Parasols aussi immenses, et en bonne santé, les taillis ne les étouffent pas heureusement. Par contre, le propriétaire du parc du dessus a édifié une nouvelle variante de la muraille de Chine ! Je pense que les deux parcs n'en faisaient qu'un seul, énorme, il y a bien longtemps, compte tenu de l'âge très respectable des arbres.

Quel dommage que personne n'entretienne cet endroit, la maison me plaît de plus en plus ; on y va ?

Que crains- tu ? A part les lézards, nous n'avons de compte à personne ! tu ne crois tout de même pas que des fantômes vont nous mettre en fuite ?»

Je souris tout en songeant que ce sont justement ces êtres invisibles qui me semblent monter la garde aux aguets dans des pièces que je devine dignes d'un bombardement.

« Je t'en prie, agissons en bons citoyens du monde, soyons respectueux des lois et des usages, on n'entre pas sans permission chez autrui. Fatalement le propriétaire ou ses héritiers, ses amis, à défaut, ses voisins l'apprendront et en seront indignés ! cherchons plutôt à qui il faut s'adresser pour une visite. Nous devons conserver une bonne réputation ! ah ! ton portable ! Théodore s'inquiète, passe- le moi... »

Ne sachant comment apaiser Fils Aîné, tournant comme un fauve en cage dans les venelles de Capri, j'ai l'idée de lui donner rendez-vous au Café le plus romantique d'Anacapri : la terrasse plongeant sur la baie de Naples depuis la villa San Michele.

« Une petite aventure, tu verras, et ne manque pas de présenter tes respects au Sphinx, et surtout de saluer les gens charmants de la boutique juste en face. Nous arrivons ,le temps de grimper quelques escaliers...  »

L'Homme- Mari a profité de ce rapide bavardage maternel pour tirer d'une poigne vigoureuse la porte déjà quasi arrachée, et s'introduire pareil à Arsène Lupin dans une demeure qui ne lui appartient pas.

Horrifiée de découvrir que je suis l'épouse d'un malandrin ou peu s'en faut depuis un nombre incalculable d'années, j'hésite à l'ombre du porche.

Je pose la main sur la piteuse porte, et en suit machinalement la ligne des dessins gravés, une tour hérissée de créneaux en est le chef- d'oeuvre, sans doute un hommage dont je ne comprends pas encore le sens.

La tentation l'emporte, j'oublie mes vertueux principes et cède aux miaulements du chat impatient de me voir le suivre dans ce que je redoute d'être un antre malodorant détruit par les pilleurs,

Pas de trace de l'Homme- Mari envolé vers d'autres pièces, je marche doucement sous les arches classiques soutenant une gracieuse coupole. Aucune humidité malsaine ne ronge les murs encore blancs, nulle tache, nulle cassure ne blessent les majoliques à mes pieds, ce salon d'une pure élégance Capriote respire l' harmonie d'une époque vouée à un art de vivre éloigné de toute mesquinerie.

D'étranges, de fugaces images de visages indistincts, d' ombres de sourire, puis des silhouettes, dont l'une plus familière, bougent sur un pan de mur …

« Pardon, dis-je d'une voix étranglée, nous croyions que cette maison était à vendre, j'ignorais qu'elle fût encore habitée. »

A ce moment précis, le chat me bouscule et se précipite vers cette ombre mouvante qui en profite pour se dissiper dans un rayon de soleil.

Je tente d'articuler un mot, et ne parviens qu'à chuchoter «Ne partez- pas !» d'un filet de voix cassée.

Un crissement me rend à la raison, les volets protestent, résistent, en vain !l'insolente lumière de l'île se jette sur moi, victorieuse et impitoyable : c'est l'Homme- Mari, destructeur de fantômes et autres créatures de l'ombre, qui laisse entrer le soleil dans la maison offusquée et ravie !

« Là, cela va mieux ! écoute, nous devons quitter notre location après -demain,, donc, soit nous revenons ici à l'automne, soit nous louons autre chose dans le coin et je retarde absolument tout ce qui ne concerne pas cette maison.

Va vite voir les chambres, elles sont vides, sales, mais ouvrent sur le jardin, les travaux seront importants, la cuisine n'existe plus, heureusement tu t 'en moques, la salle de bain date de la Belle Epoque, nous pouvons nous en accommoder à la rigueur, mais les enfants seront furieux. Installer un peu de confort me semble à la portée d'un simple maçon, enfin, on verra, je vais acheter un cadenas pour le petit portail et en remettre la clef au voisin d'en face. C'est urgent ! te rends- tu compte ? N'importe quel curieux a la liberté de se balader dans ce jardin et même de se croire chez lui dans cette maison !« 

« En effet, dis-je c'est très inconvenant !

Jamais on ne pourrait nous reprocher cette désinvolture ! 

Et si nous allions rejoindre Théodore qui ignore grâce au Ciel à quel point l'air de Capri enivre ses parents ?»

L'enthousiasme imprévu de l'Homme -Mari l'empêche de se douter de mon trouble.

Cette maison me fascine en me bouleversant de façon impossible à expliquer à un esprit convaincu de son propre bon sens.

Capri me fascine en me bouleversant :

« Capri est dangereux ! »

 Je ne sais plus qui me l'avait dit dans cette vie ou dans une autre ?


A bientôt pour le prochain chapitre de ce roman à Capri,

Nathalie-Alix de La Panouse

Lady Alix


    
                                               
                                                         Anacapri, via Capodimonte                                                    
                                                Une belle maison Capriote et sa pergola
                                                   Crédit photo: Vincent de La Panouse




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