Roman à Capri XI: La maison ensorcelée
Grisés par notre audace de parents rebelles et de voyageurs aventureux, nous remontâmes l'étroite traverse et longeâmes une grosse propriété peuplée autant d'arbres majestueux que de jardiniers échangeant de joyeuses vociférations.
Sans doute quelques heureux du monde s'étaient -ils établis juste au-dessus de ce que nous avions la prétention naïve de considérer comme notre jardin abandonné. Or, les heureux de ce bas- monde mènent une vie beaucoup plus retirée que le commun des mortels ne se l'imagine, souvent dans les replis les plus insolites de l'île des Sirènes.
Il n'y avait ainsi rien d'étonnant à ce qu'un prince, un duc, un roi ou tout simplement un être débarrassé de tout souci financier puise à la source même des vestiges d'un Capri évanoui depuis au moins cent ans.
Rien d'arrogant ni de vulgaire ne s'annonçait par delà le mur d'enceinte éloignant la curiosité des passants.
« C'est très fâcheux, dit l'Homme- Mari sombrement, vraiment très ennuyeux, avec ce voisin cossu et sans doute bien pire, les prix de l'immobilier ont dû remonter dans le coin. Admire la magnificence de ce porche ! Et toi qui pensais que ta fameuse maison se nichait dans l'endroit le moins fréquenté de l'île ! Si seulement nous n'étions entourés que de pauvres cabanes ! »
Je soupire pour toute réponse, en songeant que même les cabanes atteignent des sommets vertigineux sur le divin rocher... Mais, pas cette maison ! Certainement non ! Ne m'est-elle en quelque sorte destinée ?
Un miraculeux hasard venait de nous en ouvrir les portes, preuve que d'étranges esprits célestes ou une conspiration des Sirènes interviendraient en notre faveur !
« Moi, dis-je, je vois surtout une de tes quincailleries bien-aimées se matérialiser en haut de cette rue exténuante : la première boutique à droite ! Auras- tu l'audace de demander un cadenas ? »
L'Homme- Mari affirme sa vigoureuse volonté en entrant d'un pas assuré dans la minuscule échoppe, aussitôt jaillit un jeune vendeur souriant, maigre et vif ,mais un peu décontenancé puis vite perplexe devant nos explications embrouillées.
Un cadenas ? Je cherche le mot adéquat, et me trompe horriblement : on me présente avec fierté l'orgueil du magasin : une énorme chaîne sonnante et rutilante ! De quoi barricader le portail d'un palais ... à notre mine déconfite, face à cette merveille, l'aimable vendeur comprend qu'il lui faut employer les grands moyens en amoncelant un extraordinaire assortiment de cadenas sur son comptoir. Je suis confuse et l'Homme- Mari en extase... Après deux minutes d'ardente réflexion, et un examen approfondi de ces objets précieux, il saisit du plus petit :
« Parfait ! cela suffira à décourager les intrus. Combien en veut-il ? Ah, c'est tout ? Si seulement nous n'avions qu'un cadenas à acheter pour être chez nous ! »
Le charmant vendeur emballe notre emplette comme un trésor et toujours souriant nous demande si nous habitons dans ce quartier de Caprile d'habitude ignoré des touristes. Peut-être louons- nous la belle maison qui servait de caserne aux Carabiniers de l'autre côté de la place ? Non ? Quel dommage ! justement, son propriétaire a laissé une petite annonce.
« Il suffit de lui téléphoner de ma part, et il vous fera un prix ! Un beau jardin, un style oriental et capriote à la fois, et une petite tour qui a vue sur le monte Solaro et sur la mer, ce serait dommage de ne pas en profiter ; en plus, quel calme au bout de l'allée privée ! Vous entendrez le chant des oiseaux, celui du coq, parfois assez tôt, et les appels du beau paon qui se promène dans le potager de la ferme sur le chemin de la Migliera .Vous ne pouvez rêver mieux ! si vous permettez cette curiosité, ce cadenas si petit, dites- moi, vous en avez besoin peut-être pour votre maison en France ? »
Que répondre ? Je ne sais pourquoi diable nous faisons cette dépense, à qui allons- nous donner la clef du cadenas ? Si nous la gardons, les carabiniers l'apprendront fatalement de la bouche volubile de ce charmant vendeur maigrelet, et nous serons accusés de fomenter un cambriolage, ou pire de nous installer chez autrui! l'Homme- Mari lit dans mes pensées.
« Ce type connaît tout le monde dans le coin, si nous lui laissions la clef à condition qu'il la remette au gardien de la maison ravagée ? Quelqu'un doit nourrir ce chat fugueur, as-tu remarqué comme il éclate de santé? »
J'hésite, cette idée ne me paraît pas si saugrenue, mais tout de même... Afin de montrer ma bonne volonté, je recopie le numéro de téléphone de l'ami louant l'ancienne caserne, après-demain, si nous restons sur l'île, nous serons à la rue, cette proposition tombe du Ciel ! le vendeur m'approuve et son visage s'illumine, c'est le moment !
« Voyez -vous, dis-je dans mon italien hésitant, nous cherchons à qui appartient la maison qui va avec ce cadenas ... »
Notre si sympathique quincaillier écarquilla des yeux noirs et brillants comme des diamants où pendant une minute tragique flotta une lueur angoissée. De toute évidence, il craignait d'avoir des fous dans sa boutique, mais notre attitude tranquille et respectable le rassura ; si nous souffrons d'une légère démence, au moins ne semblons nous guère dangereux !
« Si vous permettez, pourrais- je savoir où se trouve cette maison qui a tant besoin du plus petit cadenas de mon magasin ? »
« En bas, dis-je, à cinq ou dix minutes, elle est très ancienne, très abimée, et compte trois entrées, donc trois portails, un grand et délabré sur une via déserte, un moyen et rouillé sur un chemin plein de rochers, et le troisième, quasi en bon état, grand ouvert sur la via montante, la vôtre, c'est celui-là qui a vraiment besoin de ce charmant cadenas, au moins pour éloigner les curieux, il y en tant ! ce que se permettent les promeneurs en liberté est souvent inouï ! «
« Oui, répliqua-t-il, un éclair ironique dans son regard vif, on ne s'en doute jamais assez ...Je pense connaître votre maison aux trois portails, c'est en fait une légende plus qu'une habitation, on croirait une boîte à secrets. Nous avons juste au-dessus une personne très célèbre, et très riche, eh bien, jamais cet homme connu de toute l'Italie n'a réussi à joindre le propriétaire de cette ruine.
Voici dix ans environ, il souhaitait agrandir son jardin en proposant d'acquérir la très longue allée plantée de pins parasols qui ne sert à personne, et dont le jardin entourant cette Villa qui vous attire tant se passe très bien. Mais jamais ses lettres n'ont été prises en considération, et il a fini par se détourner de ce projet. Le propriétaire existe ,parait- il, mais nul ici ne peut se vanter de lui avoir serré la main ! peut-être votre cadenas vous guidera -t- il jusqu'à lui, sinon, je vous suggère de téléphoner à un Napolitain qui travaille pour lui et pour d'autres, une espèce de chargé d'affaires qui reçoit des missions d'un notaire de Rome. Il vient parfois m'acheter des cadenas lui aussi, mais un sortilège les fait tous disparaître … Cette maison doit être hantée à mon avis ! Enfin, si vous y tenez, voilà le numéro, attention, ce monsieur a un caractère bizarre, ne vous fiez pas à ses discours, n'oubliez jamais qu'il vous racontera des histoires ... »
« Oui, bien sûr ! Merci, mille mercis ! »
Je suis presque suffoquée de bonheur, la lumière jaillit au bout du tunnel, ce cadenas était une idée de génie !
Notre portable rompt mon émotion ! Fils Aîné pourtant s'y répand en éloges sur nos nouveaux amis de la via Capodimonte, il visite la villa San Michele en compagnie de la charmante Giulia et manifestement n'a plus aucune envie de nous voir arriver trop vite.
« Nous sortirons demain chez une de ses amies qui invite dans une maison bâtie sur un belvédère, la Migliera je crois. Un endroit comme vous en rêvez, une pergola, une vue à tomber évanoui sur le golfe, et même des animaux courant sur la pelouse, je n'ai pas très bien saisi, des lapins ou des chats, ou des tortues ...Je n'ai pas compris s'il s'agissait d'une auberge ou d'une villa privée, je verrai bien! très sympathique en tout cas, et son père se réjouit de prendre l'air demain soir avec vous devant une église, je pense que vous êtes déjà au courant ?
Par contre où allons- nous habiter ? Une espèce de folle m'a poursuivie en me criant que notre location s'achevait demain matin et que l'île était pleine à craquer ! elle exigeait que nous partions ce soir par le dernier bateau , jamais je n'ai rencontré pareille furie ; celle-là, elle ne nous aime pas ! Papa aurait-il fait une mauvaise plaisanterie ?
Bon, je vous retrouve sur un banc devant la Casa Rossa, Giulia m'a expliqué qu'en face on servait les meilleures glaces du monde, alors... Ne vous pressez- pas ! j'ai tout mon temps! je préfère Anacapri, franchement le bourg d'en bas suinte le snobisme, c'est infernal ! mais que faites- vous au juste ? »
Je rassure notre cher fils, ses parents se contentent de déambuler par plaisir au hasard des ruelles surchauffées d'un bourg autrefois connu sous le nom évocateur de Caprile, c'est une douce manie de se perdre de la sorte en épiant les jardins, en cherchant à découvrir les maisons, en s'inventant une vie à Capri.
« Rien de périlleux ni d'excentrique , je te le jure. Nous laisses- tu encore une petite heure ? J'en profiterai pour retenir une seconde maison, on m'affirme dans une boutique où nous nous abritons du soleil qu'il y en aurait une absolument parfaite à deux pas, l'ancienne caserne des Carabiniers ! «
Fils Aîné accuse le coup, mais n'essaie pas d'approfondir cette nouvelle lubie, il est sous le charme du jardin miraculeux de San Michele, et sans nul doute ravi d'y être guidé par une jeune et belle Capriote. J'ai l'impression d'entendre le récit enthousiaste d'un voyageur du Grand Tour émerveillé par la grâce des filles de l'île.
Que disait Ferdinand Gregorovius?
Un passage me revient comme si on me le soufflait à l'oreille :
« Ici, les femmes ne sont pas si belles qu'à Naples, mais elles possèdent un charme et une grâce extrêmes, elles ont un profil d'une grande noblesse et la mer d'émeraude se reflète souvent dans leurs yeux clairs »
Quant à notre location, comment avons-nous pu oublier qu'elle durait aussi peu ? Entre l'ensorcellement de cette maison en ruines et le sentiment de vivre sur un roc à l'écart des tumultes du monde, nous perdons le sens de la réalité pure et dure; bien sûr, nous travaillons à distance depuis de très nombreuses années, c'est la condition à d'une vie quotidienne au fin fond d'un terroir rustique ! tout de même, grignoter sur nos obligations risque de transformer notre séjour en un désastre économique.
D'un autre côté, réserver pour l'automne cette tentante ancienne caserne avancera notre entreprise de séduction de l'évanescent propriétaire d'une maison hantée par un escadron d'esprits de l'air spécialisés dans le vol des cadenas.
L'Homme- Mari prend congé en soulevant son chapeau de paille, et je clame des « Mille mercis « à émouvoir les cœurs les moins sensibles.
Taciturnes et méfiants, nous redescendons vers le portail béant de la maison ensorcelée, et l'Homme- mari pose son cadenas avec l'incommensurable dignité et la gravité fatale d'un envoyé du destin. Puis, nous nous précipitons à droite, le hasard nous aide encore, nous remontons les marches ardues de la via Follicara, notre rue bien-aimée ! Nous nous installons pensifs et perplexes, en face de la mignonne chapelle, portable armé jusqu'aux dents, numéros mystérieux sur les genoux.
Il n'est plus temps de reculer.
« D'abord le chargé d'affaires, dit l'homme- Mari, si cette maison n'est pas à vendre, il faudra se résigner, et chercher en Sicile un Palazzo noblement décati, les enfants nous approuveront. Enfin, ne partons pas battus ! Reste vague, ne discute pas le prix, ne donne aucun détail sur nous, exige calmement une visite, demain ou à l'automne, ou pire en décembre, cela montrera notre détachement, si tu exprimes ta passion envers cette cahute enguirlandée de feuillages, ce Napolitain nous jugera naïfs et faciles à manoeuvrer, des proies idéales pour un propriétaire vorace ! »
Je rassemble mes mots en italien, et n'écoutant que mon cœur comme on disait joliment autrefois, compose d'un doigt hésitant le numéro du redoutable homme d'affaires.
Hélas, seul un enregistrement volubile m'explique que le Signor Pietro della Torre exultera à la perspective d'entendre mon message. Intimidée, je bredouille notre numéro, et supplie que l'on daigne me donner un rendez-vous pour la visite d'une villa en ruines au-dessous de l'ancien château de la reine de Suède. A Dieu va ! le sort en est jeté ! nous verrons si l'illustrissime Signor décryptera cette obscure requête...
Par contre, une voix extrêmement aimable se réjouit de nous faire visiter la majestueuse caserne où l'on n'espère loger que des gens aussi charmants et polis que nous le sommes ! notre quincaillier vient ,sans nous en avertir, de nous introduire auprès de son ami en ces termes flatteurs et on nous rejoindra, me promet mon interlocuteur enthousiaste, tout de suite ! Piazza Caprile, entre une pharmacie et un magasin de couettes et couvertures,(témoignant de la rigueur imprévue des hivers îliens).
"C'est très facile, deux Carabinières sont postées sur le trottoir, et le portail ferme l'allée privée, vous verrez le châtaignier de la cour, j'arrive ! «
En route ! Encore une volée de marches glissantes, quelques caresses à des chats placides, et la traversée de la Piazza Caprile bourdonnante de commérages et confidences, entre les enfants au teint de tomate mûre chahutant gaiement sur les pavés, et les bus déposant des aréopages de brunes et bavardes déesse échappées de l'Odyssée.
« Mais où courez- vous ,Madame ? »
C'est notre mentor, l'inconnu au visage flou qui agite les bras à l'instar d'un malheureux promeneur piqué par une armada de moustiques.
« Je sais tout, continue-t-il, et vous vous trompez, vous devez m'écouter et cessez de vous comporter comme une enfant. Je vous en prie, veuillez laisser sur cette pierre la clef du cadenas que vous avez étourdiment posé tout à l'heure ... »
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