vendredi 24 mars 2023

Soir de Printemps à Capri: "La maison ensorcelée" chapitre XXV



 Roman à Capri : La maison ensorcelée chapitre XXV

A Capri aux portes du printemps

Le soir cascadait en volutes roses et bleues sur la mer bourdonnant son ample rumeur.

C'était un de ces soirs où le printemps à peine éclos résonne de vibrations musicales. Un soir frais et tranquille, assorti à l'humeur du renouveau. Un soir sur une terrasse ouverte entre le ciel froufroutant de nuées claires, un jardin de sages citronniers et les somptueux reflets d'or violet parsemant la baie de Naples.

Le soir de notre nouveau retour à Capri.

Nous avions promis de revenir dès les portes du printemps ouvertes, au moment où la tortue de Giulia accepterait de sortir de sa carapace en prouvant à chaque membre de la famille qu'elle avait survécu aux frimas. Le hasard a voulu que ce fabuleux retour à la vie soit salué juste avant que notre embarquement sur le ferry ! un signe du destin comme il n'en existe que sur le rocher des Sirènes... 

Le mot de Giulia avait lui aussi de quoi embellir notre voyage : 

"Les couleurs printanières chantent sur les falaises, on se perd dans la contemplation du ciel bleu, disait la belle enfant, l'air est vif, les fleurs surgissent sous nos pas, la mer est encore écumeuse, mais les tempêtes s'éloignent, et les âmes joyeuses comme la mienne se réjouissent ! »

Qui aime annoncer encore sur Terre, après l'épreuve du covid, les interminables horreurs de la guerre aux confins de l'Europe, ce naïf bonheur de la saison « jolie à voir « ? 

Les jeunes filles italiennes !  les seules dignes de la couronne des poètes disparus.

Souvenez- vous  ainsi du gentil Charles d'Orléans, prince emprisonné à" Douvres sur la mer" par la volonté du roi d'Angleterre, à la fin des temps médiévaux; esprit humaniste en accord avec la Renaissance Italienne, prisonnier trompant son ennui grâce à sa plume malicieuse et sensible.

 Ecoutez sa musique délicate,  souvenez- vous des douces strophes apprises en votre enfance :

« Le temps a laissé son manteau

De vent, de froidure et de pluie,

Et s'est vêtu de broderie,

 De soleil luisant, clair et beau. 

Il n'y a ni bête, ni oiseau,

Qu'en son jargon ne chante ou ne crie;

Le temps a laissé son manteau !

Rivière, fontaine et ruisseau

Portent en livrée jolie,

Gouttes d'argent d'orfèvrerie,

Chacun s'habille de nouveau:

Le temps a laissé son manteau !"

Sur les montagnes d'Anacapri, le printemps a nom Giulia, en extase devant les claires broderies du soleil miroitant sur les falaises gardiennes de son île -citadelle …

Nous voici, l'esprit embrumé, mais l'enthousiasme enfantin, à peine montés du port, à peine installés dans notre tiers de palais immaculé, et déjà donnant l'accolade à Salvo, Flavia et Giulia qui nous attendaient sans trop y croire, surtout Salvo craignant le pire : une tempête n'avait-elle été dûment prévue par la météo ?

N'avions- nous lu son message envoyé dix minutes après le touchant récit de l'éveil de la tortue ?

Notre ami était très inquiet du sort de ces Français voués à aborder sur l'île avant le début de la saison...Pourquoi cette obstination à fréquenter l'île en solitaires, et, pire, amateurs de la moindre cabane plantée sur un mur romain effondré ?

Mais non, nous échappons même aux orages aujourd'hui, et le hasard nous a préservés des naufrages ! Quant aux cabanes en ruines, cette fois, nous n'en visiterons aucune, notre trouvaille décatie de l'été est l'unique à nous ramener sur les traverses rocailleuses.

Un pressentiment bizarre m'incite à garder espoir, l'Homme- Mari  veut de l'action et de l'audace. Entre intuition et proposition énergique, nous verrons bien laquelle de nos stratégies nous ouvrira les grilles du jardin oublié.

Notre journée de retour a été d'abord célébrée par de touchantes retrouvailles avec Antonio au large sourire, nous tendant les clefs de la maison immaculée, toujours vaillante et romanesque, comme s'il s'agissait de la nôtre, et non d'une location fugace...

Le savoir-vivre capriote ne s'invente pas !

L'esprit encore marqué par le long voyage, je suis descendue au jardin et Capri a fondu sur moi en déployant sa brise vigoureuse et parfumée, le cristal bleu de sa puissante lumière, la majesté de ses montagnes parées de coulées roses, jaunes, blanches.

J'eus un étourdissement, toujours le mal décrit par Stendhal, frappée encore une fois de ce vertige subtil que prodigue la beauté pure se répandant à profusion.

J'aurais voulu m'échapper du côté des marches décaties de la via Follicara, dévaler le rude sentier rocailleux vers le portail délabré barrant l'entrée du jardin abandonné, j'aurais tant désiré entendre le miaulement heureux du chat roux et blanc, le seigneur du domaine peuplé de fantômes de toutes espèces, j'aurais voulu errer furtivement sous les taillis, les murs écroulés, les rochers à fleur de terre, et ensuite, remonter vers la Migliera, courir vers le Belvédère et rêver les yeux perdus vers l'Orient jusqu'à m'ensevelir dans ce monde invisible qui s'éveille à la tombée de la nuit...

J'aurais tant souhaité guetter le rayon vert trouant l'écume rougie par le couchant en cette douce soirée de printemps, la première que nous passerons sur l'île depuis la traversée d'un désert de plus de quatre mois...une éternité !

Mais ces longs mois si pesants ne pèsent pas plus qu'une aile de rouge-gorge... soucis, maladies, ennuis mesquins et petites joies, froid intense et humidité redoutable, soleil furtif et crises diverses, journées de recherches frénétiques, manque d'élan, doutes existentiels, le pain quotidien dur à avaler, qu'importe !

La mer profonde du golfe de Naples les avale sans remords au fond de ses eaux d'améthyste qui cachent tant de secrets., tant de gouffres, de cités détruites, de volcans en sommeil, d'amours inconnues changées en coraux.

J'eus soudain la certitude que les vieilles incantations des rocs d'or vert, des pins aux amples ramures, des grottes où s'éclaboussent les Sirènes sardoniques, des criques étroites où nagent les derniers dauphins, des arcs de pierre levée, des cavernes trouant la montagne à l'instar d'étincelants regards, nous étaient favorables ...

Cette maison hantée qui nous tarabustait corps et âme allait nous guider vers son jardin clos en nous suggérant une chasse au trésor, ou un miracle, autrement dit un événement naturel, simple, évident, et absolument imprévisible.

Et si jamais la statue vue en rêve dans l'allée du domaine abandonné se révélait au jour  en révélant sa valeur inestimable qu'une flopée d'experts se ferait un jeu d'estimer ? En tant qu'auteur de cette découverte inouïe, n'aurais- je droit à un pactole bien utile afin de combler l'avidité du propriétaire ?

Mais non, l'âpre personnage exigerait de garder tout : maison décrépite, jardin hirsute, statue fabuleuse, gloire et fierté ! nous serions définitivement chassés du paradis perdu …

Alors, pourquoi ne pas tenter la fortune dans le fouillis délicieux d'une brocante Napolitaine, en particulier l'échoppe minable, qui, à une encablure du couvent de Santa Chiara, m'avait laissé deviner des corbeilles de tableaux moisis, certainement des augustes mains de Salvatore Rosa, La Croix de Marseille, ou n'importe lequel prêt à se changer en corne d'abondance sur le marché de l'Art. Même un élève, un suiveur, un « dans le goût » de ces illustres barbouilleurs ne feraient- ils, avec un peu de chance, pleuvoir une salutaire cascade d'euros sur le terrible propriétaire et son chargé d'affaires ?

D'heureux mortels n'avaient- ils ainsi trouvé la fortune rien qu'en nettoyant une humble croûte, soudain métamorphosée en chef d'oeuvre sans prix? Et si je partais en quête dans les greniers de Capri ?

L'Homme- Mari me tira de mes élucubrations en invoquant notre rendez-vous urgent avec les amis de la via San Michele, cette famille si unie et si bienveillante, nous devions leur prouver que l'amitié née du hasard capriote nous tenait toujours au cœur.

Songes bizarres, prémonitions vagues, craintes confuses de revoir l'homme au visage froid, coiffé de son chapeau désuet, ce visiteur troublant, héros de je ne sais quel obscur roman d'Henry James, qui semble une construction de mon cerveau en déroute, tout ce cortège inavouable fut sagement mis à l'abri d'un tiroir de ma mémoire.

Forcée de revenir dans le monde réel, j'ai fermé religieusement la porte de notre Villa classique, conçue jadis par un excentrique du Nord de l'Europe éloigné des aléas de l'indigence, avec une clef trop neuve qui allait sans doute nous jouer un tour.

Puis, toute lassitude envolée, il fallut se hâter, au fil des ruelles drapées de fleurs épanouies, nous étions tous deux enlevés par la certitude joyeuse de trouver Salvo et Giulia préparant la venue des premiers voyageurs à l'orée de la fête des Rameaux.

Salvo contemplait le bain rougeoyant du soleil à l'ombre immense de l'île d'Ischia, Giulia, sourcils froncés, tout de blanc vêtue, ordonnait savamment ses collections de robes glanées à Milan ou Rome, ses délicates majoliques, ses ravissants services témoignant de l'inimitable Art de la table en Italie.

Je crus entrer dans une église tant l'atmosphère y était recueillie.

Vraiment, la saison frémissait, seule la caverne prodigieuse de nos amis venait d'ouvrir sur toute la longue via qui de la Piazza Vittoria prend les visiteurs par la main jusqu'à l'ancien Pont-Levis, où sous l'égide du grand Sphinx de granit rose, dégringole vers la mer, la périlleuse Scala Fenicia.

Nos pas légers semblent retentir comme si un troupeau d'éléphants franchissaient le seuil de cette boutique gracieuse. La silhouette pétrifiée sur la terrasse se retourne, la mince jeune beauté lâche une soie précieuse, et nous tombons dans les bras les uns les autres.

« Thalia, Vincenzo ! Come state ? Non, je vais m'exprimer dans votre belle langue, Flavia, où es- tu ? Les Français, les amis français, les voici ! ils n'ont pas menti, ils sont de retour, viens- vite ! mais ils sont fous les amis Français, toujours avant la saison ! comme cela fait plaisir de les revoir ! Asseyez-vous, il faut des cafés, vite, Giulia ! des cafés, tout de suite, ils sont fatigués, et pourquoi êtes-vous toujours sur l'île quand il n'y a personne ? Et vos fils, ils reviennent aussi ? Nous allons organiser un repas, et parler, beaucoup parler ensemble, il faut se raconter tout ce qui est arrivé cet hiver, mais le printemps a frappé à la porte, et nos âmes sont joyeuses ! Ce n'est pas tout, notre fils et sa jeune épousée seront au port très bientôt, nous célébrerons les rameaux ensemble et reverdirons, Flavia et moi, avant, oui, vous l'aviez compris peut-être … Ah ! Eh bien, Giulia va vous le présenter, c'est son fiancé, il arrive lui aussi, je le vois au bout de la rue, un bon garçon, un Napolitain, mais tant pis, vraiment un brave garçon. Au moins, il travaille sur l'île et, enfin, quand une fille a choisi, le père ne compte plus beaucoup, vous savez, oui, vous le savez mais avec un de vos fils, la nuora, vous l'appréciez ?

Ah ! C'est bien, vous êtes une gentille suocera et monsieur Vincenzo ? Il ne dit rien ? Il veut se montrer prudent ! »

Giulia a pris le teint d'une rose fraîchement éclose, et s'excusant d'un sourire, elle s'échappe, preste et gracieuse, vers le brave garçon, un très beau garçon en vérité, ce que n'avait pas précisé son père ...

« Mais, comment voudrais -tu que ces amis parlent ce soir quand toi tu fais tout un discours ? »

Flavia fait une apparition remarquée et remarquable, blonde à l'italienne, soignée de la tête aux pieds, sans âge, selon la loi non écrite de Capri, la perfection habillée d'un tailleur rose. Salvo la contemple avec le regard fleuri de ses vingt ans …

« L'amour, ah ! Ces jeunes gens !Et nous qui étions pareils ...et vous aussi, et le temps se jette sur nous, tant pis, que serait le printemps sans le bonheur des amoureux, vieux ou jeunes ? « 

Nous soupirons en choeur, et un mot du bon roi Henri tinte dans ma mémoire :

«  Passer le mois d'avril loin de sa maîtresse, c'est ne vivre pas. »

Quelqu'un m'a écrit cela, mais quand ? Et surtout qui ? Je ne retrouve nul visage, juste cette franche déclaration que le roi envoya à sa frivole maîtresse, la belle des belles, la blonde Gabrielle qui quitta cette terre si vite, victime d'un poison foudroyant, après avoir tant aimé la vie, le roi, les diamants et quelques beaux cavaliers …

"Quand on aime, on a toujours vingt ans!" dit l'Homme-  Mari, approuvé de tous ! 

Salvo, d'humeur romantique, relève la plaisanterie de sa tendre épouse en se livrant à des confidences des plus printanières :

« Flavia se moque de moi, cela ne date pas d'hier, à l'école, autrefois, on admirait mes beaux discours ! il y avait une seule école pour les enfants de Capri et d'Anacapri et à la récréation, selon une règle bien établie depuis que les deux bourgs existent, tout le monde se battait. Flavia était la seule à prier pour la paix ! Alors, moi, pour lui faire plaisir, je me calmais, enfin, je tentais ou je promettais de me calmer ... Notre amitié était très mal vue, pensez -donc ! elle la fille d'une ancienne famille perdue dans les brumes de l'Antiquité, et moi le garnement d'Anacapri, le descendant d'une antique lignée aussi, mais de gardiens de chèvres et de vignerons !

Le maître d'école avait de l'humour, quand il donnait une note à un devoir de Flavia, il me fixait de son œil ironique, et il disait » C'est la même chose ce travail, un devoir pour deux … tu as de la chance Salvo ! »  Après, j'ai repris le travail ici, j'ai dû laisser de côté mes études de français, ma mère avait besoin de moi, en Italie du Sud, on sait obéir à sa mère, et Flavia a accepté ma demande...Nos familles se sont fait une raison, même si Flavia a encore le cœur tourné vers Capri quand moi je suis toujours d'Anacapri.

Maintenant, voilà les nouveaux amoureux !»

Giulia resplendissante nous présente un grand jeune homme brun, franchement beau comme Adonis, doué de manières parfaites et d'un œil aimablement amusé.

Je me sens très émue face à ces jeunes gens qui semblent cheminer sous des arbres en fleurs, pourvu que la vie leur soit propice... Flavia lit dans mes pensées et me serre discrètement la main …

Rendez-vous est décidé pour le lendemain soir, Salvo qui devine tout pose la question que nous redoutions :

« Alora, la maison trop chère,  peut-être celle de votre ancêtre, vous la voulez toujours ? Si oui, j'ai une information importante, décisive même, mais pas ce soir, je dois recevoir la confirmation d'un de mes cousins, reposez- vous, et respirez l'air de Capri ! Ayez- confiance, ce cousin- là est très capable, très honnête, c'est rare dans sa profession, et comme vous êtes nos amis, il vous respectera, si vous voulez vraiment vous ruiner pour une ruine sans vue sur la mer … « 

Je remercie Salvo avec effusion, si j'osais, je crois que je lui sauterais au cou, mais je redoute la réaction de Flavia, elle a beau vous tuer par sa distinction, c'est tout de même une épouse quasi Napolitaine !

Il fait si doux que l'envie nous prend de déambuler vers la via Follicara. La nuit gagne pourtant sur les vestiges du jour, pourquoi, au lieu de nous reposer sagement dans notre salon immaculé, pourquoi descendre d'un pas lent, vers la vallée de Caprile noyée dans l'obscure clarté  du soir ?

L'ancienne maison de la reine de Suède ne donne aucun signe de vie ; des buissons de son parc touffu ne monte nulle voix amicale ; son portail béant est pétrifié par l'abandon, quelle triste fin pour un domaine qui vit tant d'amour palpiter sur ses allées !

L'Homme- Mari avance droit sur le portail de la maison ensorcelée dans son jardin abandonné, et, allumant son portable en guise de lampe de poche, le voilà qui m'abandonne,

«Avant la rencontre avec le cousin de Salvo, je dois vérifier l'état de la maison, il me faut des arguments pour la baisse du prix , je parie que tout s'effondre à l'intérieur après l'hiver si humide … ne bouge pas ! Et si tu as peur, crie très fort ! »

Je devrais me sentir agacée de cette désinvolture, au contraire, je suis ravie. 

Je cherchais la solitude et le silence de tous mes vœux, Si le présent passionne l'Homme- Mari, le passé reste un ami, un complice dont je voudrais sans crainte ranimer les précieuses braises ? Est-il coupable de croire encore en des amours ensevelies sous l'épais voile du temps ? Est-ce une trahison de ranimer les derniers feux d'une vie antérieure ?

Je me moque finalement des statues dormant sous les rocs et les ronces du jardin sauvage, ma chasse au trésor poursuit une chimère plus troublante, sans pesanteur, mais ce sentiment confus nourrit la fascination exercée à la fois par l'île et cette maison aux mille charmes, aux mille tours; cette maison qui a une voix ténue mais puissante, et cette voix me dit :

« Enfin, vous voici de retour, demain, montez seule à l'Ermitage, je vous attendrai, comme je vous attendais, il y des siècles, je vous attendrai jusqu'au bout de la mort, jusqu'au bout du dernier fleuve, aux confins du royaume invisible. Si vous ne venez pas, l'enchantement sera rompu et vous perdrez votre maison, encore une fois ... »

A bientôt ! pour la suite de ce mystère capriote...

Natahlie-Alix de La Panouse

ou Lady Alix



Villa typique à Capri sous le soleil du printemps
Crédit photo Vincent de La Panouse


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