vendredi 14 avril 2023

Parfum d'éternité à Anacapri : "La maison ensorcelée" chapitre XXVI



 Chapitre XXVI

"La maison ensorcelée": Roman à Capri

Une vallée de l'éternité

Nous étions depuis déjà quatre rapides journées sur les hauteurs de Capri ; à la vérité, rêveurs, oisifs et honteusement paresseux, dans la tour d'une blanche Villa qui attirait vers sa solitude romantique tous les vents envoyés par l'acharné dieu Eole. La malédiction de l'île s'était emparée de nos pauvres personnes à la minute- même de notre descente du bateau. Le monde n'existait plus, Capri avait pris le dessus, nos devoirs et labeurs variés, nos enfants adorés, nos chats tant aimés, notre antique maison si lourde à maintenir avaient fui sur les falaises monstrueuses. 

Sur les vagues nerveuses était perdu sans espoir tout ce cortège de la vie normale.

Nous ne goûtions plus au pain quotidien, mais suivions le lent déroulement des heures avec un parfait détachement. Capri est une plante extravagante dont le parfum exquis vous noie le cerveau...

Les murs blancs de notre maison renvoyaient la lumière pure, si puissante, si diaphane, tellement parfaite que je n'osais me regarder dans un miroir de crainte d'être aveuglée …

Je songeais au bon docteur Axel Munthe qui perdit la vue à force de vivre dans ce ruissellement prodigieux de la lumière frappant la mer et martelant la roche quand il arpentait sa loggia ouverte au vent et au soleil.

Immuable et rose, son grand sphinx massif juché sur son parapet, dardait toujours son regard ironique sur le ballet du port, l'agitation du bourg de Capri, et le silence minéral tombant sur la Scala Fenicia dans les soirs frileux d'avril. Moi, je n'osai aller lui demander de m'insuffler le courage et l'énergie qui me manquaient pour obéir aux ombres constellant mes songes à peine avais -je respiré les senteurs humides des vergers de l'île dont la terre venait d'être retournée de frais.

J'avais rendez-vous avec un être immatériel, esprit surgi de ma mémoire ou construction bizarre de mon imagination, dans les environs d'un ermitage abandonné, non loin de la maison qui abrita un écrivain écossais oublié de tous à l'exception d'une poignée d'érudits, et sur les pentes d'un vallon sentant le sauvage dont aucun voyageur ne descendait les flancs depuis une centaine d'années. J'étais en principe soumise à une voix m'intimant l'ordre de gravir les pentes tentatrices qui brandissaient leurs sentiers empierrées au-dessus de notre jardin. Mais, l'occasion rêvée de partir en solitaire vers ces cimes embrumées tardait à se présenter.

L'Homme-  Mari ne devait pas être blessé de cette manie aventureuse, à la rigueur , je pouvais m'éclipser pendant sa sieste, tout en redoutant de l'inquiéter si mon absence durait beaucoup trop pour invoquer l'excuse de dépenses inutiles dans les boutiques de souvenirs d'Anacapri. La tempête menait aussi une danse capricieuse, les matins étaient doux, les après-midi rudes, autour de nous, on ne cessait de nous conseiller de nous contenter de déambuler sur le long et tranquille chemin de la Migliera, ou à la rigueur du côté de la tiède vallée de Caprile. Ce qui avait ranimé le fer dans la plaie :  la maison ensorcelée nous y attendait- elle en vain ?

Pauvre maison en ruines, blottie au creux d'un sentier envahi d'herbes folles, mélancolique, et défendue comme la Belle au-Bois-Dormant par son jardin touffu. Pauvre belle vieille Villa jadis joyeuse et raffinée, désormais hors d'atteinte de notre vibrante affection...

Salvo avait promis l'aide d'un de ses innombrables cousins, hélas, pour l'instant, nous n'avions récolté que des paroles vagues venant d'un individu énigmatique qui s'était ingénié à briser nos belles espérances.

«  Aucune chance !  Il n'y aucune chance, ne vous en doutiez- vous ? Vous êtes à Capri ! »

C'était le refrain habituel, cette fois débité d'un ton outragé par un personnage impassible qui nous fixait derrière ses lunettes rondes comme deux enfants insupportables prêts à cambrioler une pâtisserie. 

Oui, approfondit- il avec une sombre délectation, il n'y avait absolument aucune chance que cette maison soit vendue au prix dérisoire que nous avions la désinvolture de proposer. Ne savions- nous que Capri restait le rocher de l'élite ? Une ruine n'avait pas de prix au pays des Sirènes, par contre, une casetta à restaurer d'environ quarante mètres carrés, et proposant un verger planté de quelques citronniers, ainsi que l'avantage inouï de rangs de tomates ; mais bien sûr, sans vue sur la mer, il ne fallait pas en demander trop, vers le quartier Boffe, le plus sombre d'Anacapri, un autre avantage, pensez aux mois de juillet et d'août si chauds, nous conviendrait très bien compte tenu de nos si faibles moyens. Ah, les Français, ils sont pauvres, mais ils en veulent autant que les Suisses! allons, cette casetta était si charmante, la chambre installée dans la cave, une garantie de fraîcheur, une chance, pourquoi ne pas venir la visiter ?

Le prix ? Une paille, voyons ! (Autrement dit, celui d'un manoir cerné d'un parc à la Française dans une belle campagne point trop perdue ...).

l'Homme-  Mari n'avait rien dit, et le cousin aux lunettes rondes s'était empressé de bondir dans ce qu'il croyait une faille au sein de notre inexplicable passion envers un tas de ruines évalué à un prix insensé, Capri ou pas. Il allait demander les clefs au jardinier et nous téléphoner au plus vite.

L'Homme- Mari s'était contenté d'un sourire agacé, et moi de soupirer lugubrement. La situation devenait vraiment confuse, je pris une décision sans doute absurde, mais tant pis, le passé, pensai- je ne doit pas nuire au présent, mais l'habiller avec élégance.

Je n'appartenais plus au monde éteint où évoluait mes fantômes inconnus, écrivains, Patriciennes, bel ancêtre à la barbe blonde, et pour ajouter au raffinement de cet aréopage évanescent, l'énigmatique Promeneur au Panama. Recevoir des rumeurs, pourquoi pas, obéir aux ordres de ces êtres vaporeux, certainement pas !

Puisqu'une voix ancienne me priait instamment de grimper dans la tempête jusqu'à un ermitage fermé depuis cent ans, j'irai, mais suivi de l'Homme- Mari, s'il en avait le courage, sinon, j'affronterai les cailloux pointus du rude sentier sans me plaindre, comme on grimpe vers le paradis avec obstination et patience...

Sans rien attendre, ni demander, un pèlerinage vers une Capri idéale et envolée.

Toutefois, cette niche à chiens vendue à un prix de château historique à deux heures de Paris, le sympathique cousin aux lunettes en dévoilerait les attraits à d'autres misérables français... et nous prîmes congé en nous obligeant à observer une douceur et une urbanité aussi exquises qu'hypocrites.

Je ne dis rien de mes intentions à personne, surtout pas à Salvo qui nous reçut en famille avec sa bonté habituelle, Flavia nous fit l'honneur de la torta Caprese, le fiancé de la belle Giulia celui d'un chant Napolitain et Giulia de ses merveilleux sourires...Auguste, l'immense empereur qui se plaisait tant à inventer ses vacances à Capri, aurait goûté la douceur de ces agapes, offertes par les descendants de ces Grecs qu'il s'ingéniait lui-même, vingt siècles plus tôt, à combler de gâteaux, de couronnes et de poèmes.

A force de plaisanteries, de discussions fantasques et de souvenirs d'enfance, à force de taquiner le divin Limoncello, fabriqué en famille, et d'autres breuvages d'une terrible traîtrise, une fois de retour sur les escaliers grimpant vers notre rue, le désir légitime de reprendre nos esprits nous lança dans une paisible promenade nocturne.

Ce fut une errance d'une sérénité parfaite sous un cercle d'étoiles égalant le scintillement des gemmes ayant jadis ornées le front des divines filles de Zeus (et de nos jours, étalées dans les vitrines de la via Camerelle pour de nouvelles divinités).

Le froid ranima soudain mon énergie, et j'expliquai à l'Homme- Mari que nous avions le devoir de prier au plus vite devant la chapelle de Santa Madona di Cetrella, je ne pouvais lui donner la raison de ce pèlerinage touchant, mais la vue de ces hauteurs nous étourdirait, et la chance tournerait peut-être de notre côté.

A tout prendre, il en resterait une bonne promenade de santé en solitaires, le risque de se heurter à des files de touristes menés à la baguette étant exclu en cette saison sur ces pentes austères, privées de boutiques et autres lieux de plaisirs.

L'Homme- Mari, encore dans les brumes célestes de ce festin prodigieux, approuva, et promit tout ce que je voulais...

Après une nuit assez agitée, l'aube pointa son nez sur une île resplendissante comme aux plus beaux jours.

C'est le dimanche des Rameaux et les cloches de Santa Sofia cascadent avec allégresse dans le ciel à la soie bleu tendre.

Il nous est impossible de résister à cet appel !

La messe se tient sans façon, sans cérémonie, mais avec une touchante simplicité sur une terrasse en face de Santa Sofia surplombant un petit café. Les villageois se massent en s'étreignant, se saluant et en brandissant leurs grandes branches de lauriers garnies de porte-bonheurs en brioches ou de minuscules jouets. Nous avons honte de nos mains nues et encore davantage d'être les seuls étrangers, mais on nous sourit en nous désignant une table couverte de branches, nous sommes sauvés contre une offrande aux pauvres d'Italie.

Nous voilà presque Capriotes ! l'imposant Paroccho emplit de sa prestance l'humble pergola soutenue de grosses colonnes surplombant un écriteau annonçant le snack du dessous... L'humour involontaire de cette scène pastorale devrait me donner envie de rire.

 C'est le contraire qui m'arrive.

Au bout de dix minutes, mes yeux se remplissent de larmes, la lecture de la Passion en Italien touche mon cœur à l'instar d'une épée, je n'ai jamais ressenti cette peine avec une acuité aussi profonde, et soudain je réalise qu'à ce moment si triste, jadis sur l'île, capitale de l'empire, Tibère régnait dans sa citadelle des nuages. Il ignorait que l'on suppliciait un innocent au bout de la mer, il ne se doutait qu'un Romain serait pour l'éternité le symbole de la plus ignoble lâcheté …

Quelques semaines plus tard, Tibère apprit cette sombre et extraordinaire histoire d'un supplice odieux infligé par la barbarie de la foule vile à un homme bon qui avait osé prétendre être le fils de Dieu, et dont le corps s'était envolé de sa tombe...

Quel fut son sentiment ? Les ruines du Monte Tiberio gardent- elles encore ce secret ?

De sa voix sonore le Paroccho nous console, c'est la vie qui importe, la vie et, nous jure -t- il d'une voix enthousiaste : « Jésus ne vous abandonnera jamais ! »

Autour de nous, tout le monde se donne l'accolade, je serre quelques mains puis, l'audace me vient et j'embrasse des gens qui rayonnent sous le soleil timide et cachent leur ferveur derrière de grandes lunettes noires prévues pour affronter la plus implacable des canicules.

Le Paroccho lève maintenant sa coupe au-dessus de la pancarte Snack, la foule tombe à genoux, et des étincelles dansent sur les colonnes, c'est un carambolage Capriote ! paganisme, christianisme, et mondaines réalités, ce matin, la Foi s'épanouit sans cérémonie, elle voltige comme un oiseau et s'épanouit en sourires heureux. Nous sommes à Capri , sur un fil tendu entre le visible et l'invisible.

Tous les miracles sont permis ...

Heureusement, Flavia nous rejoint, son caniche blanc blotti dans ses bras, mon émotion s'apaise tandis que j'approuve la gentillesse du Paroccho qui en ami de Saint-François ne voit rien de mal à ce que les animaux bien- élevés accompagnent leurs maîtres à l'église, surtout si la messe se déroule en plein air.

« La Cetrella, vous partez là-haut  ? dit Flavia que les lubies des Français étonnent toujours.

« La Cetrella, dans ce vent  qui grossit? Et en ballerines ? Vous n'y arriverez certainement pas ! Quelle idée, personne ne monte à pied jusqu'à la Cetrella par ce mauvais temps qui se prépare.

Le Seggiovia ne fonctionne pas, et même s'il était ouvert, aucun touriste n'aurait l'idée d'aller se balancer sur son siège jusqu'au Monte Solaro en recevant cet air froid !

D'ailleurs la chapelle est fermée, l'ermitage transformé en bureau d'études de la météo, et gardez- vous bien d'emprunter le Passettiello, vous glisseriez aussitôt, c'est un sentier réservé aux alpinistes.

Vous qui aimez tant le belvédère de la Migliera, avez-vous visité le Parc des Philosophes ? L'endroit est à l'abri sous les arbres Lire les nobles maximes écrites sur les rochers vous amusera. »

Nous remercions Flavia avec l'empressement courtois de ceux qui détestent suivre le moindre conseil et fuyons prendre des forces dans la première trattoria après avoir promis de ne tenter aucune périlleuse escapade.

Notre amie ne mesure pas à quel point je suis entêtée quand une bizarre intuition s'empare de moi. J'en ai conscience et redoute une cruelle désillusion sur les hauteurs rocheuses parsemées de pierres pointues et harcelées par le vent du nord.

« Par où passons- nous ? Le meilleur chemin serait le plus long qui monte depuis la Villa San Michele, si j'en crois ce guide. »

Contrairement à l'Homme- Mari, les guides m'exaspèrent, je ne leur accorde qu'une confiance infiniment mince. Ainsi, celui-ci trace-t-il un programme destiné à faire périr de fatigue les malheureux qui suivront à la lettre ses précieuses directives afin de profiter durant trois jours des merveilles de Capri ; un vrai danger public !

« Je n'ai aucune envie de traîner, laissons ce sentier aux touristes, regarde, c'est indiqué, sur notre droite, La Cetrella, andiamo ! » Un escalier s'ouvre, raide, fleuri, ombreux, et un brave homme en profite pour m'apostropher ; jamais je ne me hisserai jusqu'à La Cetrella chaussée comme une danseuse...

Je réponds que nous nous contenterons de l'escalier, surtout s'il grimpe au Ciel et l'autre passe son chemin en maugréant contre ces touristes qui se croient tout permis...

Le pittoresque escalier grimpe fort. A bout de souffle, l'Homme- Mari feuillette son guide, et persiste dans l'espoir absurde que la Cetrella se dresse en haut des marches. Je n'ose lui révéler la terrible vérité dont il s'aperçoit vite avec horreur : l'escalier mène à un chemin pentu qui lui-même se jette dans un sentier pareil à un torrent privé d'eau mais garni de cailloux tranchants, ornières et précipices affreux.

Un chemin de croix à parcourir le jour des Rameaux car les rochers portent les scènes de la Passion.

Nous voici les pieds meurtris, la figure giflée par le vent, obstinés, et taciturnes, avançant avec prudence et une légère angoisse. La brume nous épie et finit par s'étendre sur les taillis, à travers les bourrasques, la mer vire au violet pâle et gronde comme un félin colérique, les toits brillants d'Anacapri seuls nous réconfortent. La majestueuse beauté du golfe, blanc d'écume et vide de bateaux, nous sert de prétexte afin de faire halte dans ce paysage où la pierre épouse les bois, où l 'île semble un navire de pirate à la proue levée vers les vagues furibondes.

Ischia, Vivara, Procida, Néréides bleues changées en îles sous le vent, dorment couchées sur les eaux et drapées de brumes diaphanes.

Le temps s'allonge, et le découragement m'envahit au point de douter de tout.

Je jetterais volontiers mes encombrantes intuitions à la mer !

Que faisons- nous dans ces pierres hostiles, au bord de ces gouffres vocifèrants ? La Cetrella n'existe pas, ou j'en ai perdu le chemin. Pire, les antiques divinités refusent de nous laisser y entrer …

« Regarde, dit l'Homme- Mari, sur un ton prouvant son soulagement,

c'est indiqué, comme en Suisse, on ne peut se perdre, crois- tu qu'il y aura un café?

J'espère que l'on ne nous fera pas payer la vue !'

« Certainement pas, dis-je indignée, ou alors je ne reviendrai de ma vie en Italie ! »

Accroché à un vieil olivier ployé par les siècles, un écriteau de bois porte ce mot rassurant: « Cetrella » suivi d'une flèche.

A notre droite une pointe massive de rocs entassés touche le ciel. A notre gauche, une pancarte rustique présente leur précieux itinéraire aux marcheurs du monte Solaro. Au milieu, subsiste la vague promesse de la Cetrella.

Le miracle c'est que le sentier empierré se métamorphose en agréable piste d'herbes et de terre bordant une vallée retentissante et mélodieuse, exhalant les puissants parfums de fleurs inconnues, et la senteur âcre du bois humide. 

Nous sommes à l'entrée d'un paradis que garde un robuste sanctuaire voué à la Madone.

Un enchantement ténu nous empêche d'aller plus loin, d'autant plus qu'au delà de toute considération poétique ou sentimentale, notre état de marcheurs épuisés exige une halte.

Bientôt, d'un même élan, nous reprenons le sentier étroit, flanqué de murailles démolies, de chênes rouvres, et de prairies piquetées de mauves asphodèles.

Je me souviens de l'Odyssée, et je tremble, Ulysse ne traversa -t- il un champ de ces fleurs aux portes du royaume d'Hadès ? L'asphodèle n'est-elle la plante à la vertu la plus surnaturelle, celle qui annonce l'ineffable frontière entre le visible et l'invisible ?

Je me sens happée par je ne sais quel prodige et meurt d'envie de courir vers la vallée...

La divinité du lieu aurait- elle pitié de moi ? Voici que 'Homme- Mari considère un arbre couvert de lierre dont le nom lui échappe, et j'en profite pour m'échapper.

Une sorte de piste herbeuse fait des voltes confuses au sein d'une grotte de feuillages, je m'accroche aux branches, et tente de descendre vers le cœur de la vallée.

Puis, quelque chose d'inexplicable vient à ma rencontre, non point une ombre, juste un bruissement, un murmure, la sensation d'une présence, l'ancien monde s'éveille et je ne sais comment l'attraper au vol. L'atmosphère impalpable du lieu m'étourdit, voici que l'on m'entoure sans me voir, le bois échevelé disparaît, je suis au cœur d'une vallée rehaussée de vignobles, soutenue d'espaliers, surmontée d'oliviers. En ce verger miraculeux s'épanouit la beauté mesurée des Grecs, la pure harmonie d'une vallée plantée d'arbres en fleurs. Couverte de blanches pétales envolées dans la brise, la vallée est le cœur du monde ... 

Ce n'est plus une vision, c'est une certitude et je supplie que l'on ait pitié de moi, si ennuyée de vivre en un temps qui n'est pas le mien, comment rester ici pour l'éternité ? Un oiseau pousse un cri strident, serait-ce le chant poignant de l'oiseau des ruines ?

Le chant cesse comme un châtiment. Je reviens à moi, la vallée merveilleuse sombre au fond des siècles... M'en ouvrira-t-on la porte au bout de la nuit ?

Allons, assez de visions ! le climat de Capri ne me vaut rien.

Mais j'ai entendu l'oiseau de la Cetrella .. .

Le sortilège s'est accompli, je ne suis pas venue ici en vain.

L'Homme- Mari me fait de grands gestes en se répandant en paroles inquiètes la pluie menace, l'orage fourbit ses armes et sa foudre sur la cime du monte Solaro ; si nous voulons voir l'ancien ermitage et la chapelle, il faut que je remonte au plus vite, quelle idée de descendre dans cet amas de broussailles !

Nous passons devant une maison d'une insigne laideur qui serait le musée de la montagne après avoir abrité un poète du Nord, et pressons le pas vers un plateau paisible comme un pâturage, dominé par une passerelle empierrée qui semble monter au Ciel.

Souriante et sereine sur son balcon du vertige, la chapelle est attendrissante de douceur. Hélas, l'ermitage, privé de sa vocation de refuge de la solitude, se languit dans un potager. Partout, des pierres, le vide, et très bas, la mer crispée sur les parois luisantes.

Je me souviens d'une légende capriote, celui d'un trésor qu'un pirate aurait enfoui entre deux pierre. Ce trésor, conquête de l'impossible  nourrirait- il de sa promesse incertaine le cercle ensorcelé où poussent des coulées de fleurs jaunes et mauves? Ce jardin cultivé par les anciens serviteurs des dieux, puis donné librement à la Madone ?

En cet endroit, l'heure est au recueillement sous le soleil voilé, le vent âpre et vers les îles rocheuses peuplées d'oiseaux de mer.

Aucun belvédère de l'île ne vous fait sentir à quel point vous êtes lié à un univers qui vous emporte comme la prière que vous n'osez dire.

Nous quittons ce jardin des dieux et de la Madone en silence, le chemin sera long et pénible, qu'importe ! j'ai le cœur confiant. qu'importe si la maison ensorcelée nous échappe, Capri nous aura donné la Cetrella, et ce matin les Rameaux, Capri est le cœur du voyage...

Capri, mon Ithaque peut-être ...

Je trébuche, et en me relevant, un poème tinte dans ma mémoire :

«  Quand tu prendras le chemin d'Ithaque,

souhaite que la route soit longue,

pleine d'aventures et d'enseignements.

Les Lestrygons et les Cyclopes,

ne les crains pas, ni la colère de Poséidon,

jamais tu ne trouveras rien de tel sur ton chemin, si ta pensée reste élevée, si une émotion rare,

étreint ton esprit et ton corps.

Les Lestrygons et les Cyclopes,

tu ne les rencontreras pas, ni l'irascible Poséidon,

si tu ne les transportes pas dans ton âme,

si ton âme ne les fait pas surgir devant toi. »


Oui, dis-je à haute voix aux esprits de l'air, en manquant m'étaler sur un rocher coupant, oui, je ne veux plus me préoccuper des ombres, je cherche Ithaque …


«  Garde toujours Ithaque présente à ton esprit.

Y parvenir est ta destination finale

Mais ne te hâte surtout pas dans ton voyage.

Mieux vaut le prolonger pendant des années ;

et n'aborder dans l'île que dans ta vieillesse,

riche de ce que tu auras gagné en chemin,

sans attendre d'Ithaque aucun autre bienfait.


Ithaque t'a offert ce beau voyage.

Sans elle , tu n'aurais pas pris la route.

Elle n'a rien de plus à t'apporter.

Et même si elle est pauvre, Ithaque ne t'a pas trompé.

Sage comme tu l'es , avec une expérience pareille,

tu as sûrement déjà compris ce que les Ithaques signifient. »

Constantin Cavafy, le mélancolique Grec d'Alexandrie !

Son chant minéral m'aide à endurer l'interminable chemin du retour. Mon heure est-elle venue sur cette île ? Est-t- elle vraiment l'Ithaque mentale qui me hante depuis mon enfance ? Cette maison ensorcelée qui nous a pris dans ses filets est-elle un prétexte, un caprice ou un retour à Ithaque ? Le renoncement a sa noblesse, pourquoi s'entêter, nous sommes de pauvres hères amoureux d'une étoile, mais l'essentiel n'est pas dans ce désir obstiné.

Nous sommes venus à Capri, et elle nous a donné ce qu'elle pouvait : sa lumière flamboyante sur la roche fauve, ses eaux d'aigue-marine, ses grottes retentissantes, ses chemins de pierre et d'herbe sauvage. Nous n'avons plus rien à lui demander.

Le soleil coule droit dans une mer chatoyante, la tempête s'éloigne et Anacapri se laisse bercer par une brise d'avril. Juste quelques escaliers plus bas, notre maison rêvée souffre chaque jour davantage, et nulle Sirène n'adoucira notre chagrin.

Soudain, l'Homme- Mari sursaute et file quérir son odieux portable.

Je reste le nez à la vitre comme si le soleil allait m'emporter dans sa chute.

Une main secoue mon épaule, l'Homme- Mari ivre d'émotion me tient un discours confus tout en agitant son portable comme s'il provoquait un adversaire particulièrement belliqueux.

« Théodore vient de lire dans le Figaro qu'il feuilletait chez le coiffeur, histoire de passer le temps, ton nom de jeune fille, ou plutôt celui de ta grand-mère du Béarn, un notaire Napolitain remue Ciel et Terre pour dénicher l'héritier d'une maison en ruines en bas d'Anacapri, sur l'île de Capri, une histoire insensée. La maison aurait été carrément volée par les ancêtres de l'actuel propriétaire qui vient de faire faillite,  ceci restant à vérifier. 

Or, cette maison n'appartiendrait à personne, sauf à un descendant de Bertrand de Barbazan, très jeune officier sous les ordres de Murat, puis résident permanent à Capri, et ami du peintre Kopisch. Il faut demander à Salvo de nous aider, tout de suite, non demain, mais vite .

 Tu dois te manifester, la famille de ta grand-mère ne compte plus personne à part toi, la grande guerre a décimé les garçons, mais la tradition prétend que chaque descendant de votre ancêtre le Troubadour qui préférait la guerre à l'amour avait les yeux bleus, et une barbe blonde, et ce nez, le nez de ce type sur ce tableau derrière toi, le nez de Théodore, le nez de ton père, de ton grand-père, comprends- tu ? 

Regarde ce nez, ce nez, c'est ta maison ! Je deviens fou, c'est la joie, c'est la malédiction de Capri.

 Nous allons joindre le notaire, prendre le bateau du matin, nous présenter même sans rendez-vous, c'est un miracle !  Crois- tu que nous devrons payer des droits de succession ?»

« Mon Dieu, dis-je, on ne peut tout avoir... « 

Hélas ! je le savais pour l'avoir maintes fois éprouvée, les contes de fée existent sans doute, mais  dans notre cas, la réalité n'allait  certainement pas tarder à reprendre ses droits... 

Un héritage au bout de deux siècles? Qui aurait pu y croire, si ce n'est un couple de doux amoureux de Capri !

 Le notaire Napolitain me faisait trembler à l'avance ; et l'optimisme de l'Homme- Mari me désespérait !

"Prenons rendez-vous, dis-je d'une voix mélancolique, et tentons le tout pour le tout!"

A bientôt pour la suite de cette quête d'une ruine ensorcelée  à Capri

Nathalie-Alix de La Panouse



Un balcon à Capri
Schiötts Jensen 1880
Rome, collection privée



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