lundi 29 mai 2023

Nocturne à Naples "La Maison ensorcelée" Chapitre 29

 Nocturne à Naples

« La maison ensorcelée » chapitre XXIX

La nuit de printemps enserre Naples à la vitesse d'un jeune faucon tournoyant sur les pentes d'une vallée perdue.

 Nous ne déambulons pourtant que depuis quelques instants sous un ciel empourpré, en défiant tous trois, notre amie Simonetta, l'Homme -Mari et moi-même, la turbulente via Chiaia, de notre allure paresseuse de flâneurs invétérés, ceux qui considèrent la marche rapide comme un crime contre le savoir-vivre.

Or, à peine descendus vers la Piazza dei Martiri, notre conversation décousue et enjouée glissa sous les lumières d'un cœur de ville se parant pour mieux goûter aux sortilèges nocturnes. Le songe d'une nuit d'avril sous les arches prodigieuses, devant les façades peuplées de géants de marbre ou de granit, les hautes fenêtres animées d'ombres mouvantes. 

Nous n'osions tout à coup avancer d'un pas net et assuré. Marcher à Naples le soir n'est-ce se balancer sur une corde tendue entre un passé redoutable et un présent passionné ?

Comment ne pas se méfier de la sérénité trompeuse d'une ville pareille à un fauve prêt à bondir, comment ne pas craindre la torpeur exquise d'une ville guettant le rugissement d'un monstre crachant les flammes de l'enfer ?

Que de drames, que de corps humiliés et rompus, d'enfants éplorés, affamés, que d'effroi, de délire, de tourments ne meurtrissent- ils encore ces rues napolitaines aux nobles palais dont les familles gardent au sein de leurs immenses salons tant de chefs d'oeuvres et tant de souvenirs cruels ou glorieux inconnus aux simples mortels ?

Quelles vengeances amères, quelles amours bafouées, quelles trahisons n'escaladent- elles chaque soir les corniches enguirlandées de feuillages et les volées de marches soutenant des poteries sculptées d'où s'échappent les suaves parfums de tendres fleurs ?

Ce cœur de Naples avait beau présenter un visage des plus classiques, nous sentions sourdre un volcan humain aux échos encore puissants même dans cette rue plantée d'arbres illuminés tandis que notre amie déroulait d'une voix chuchotée l'âpre fil unissant petite et grande histoire. Nous ne comprenions guère, tout en devinant beaucoup ...

La place des Martyrs jaillit comme un gros rocher au bout de la promenade mondaine, brillante et précieuse que prodigue la via Chiaia, vibrante et jacassante à l'instar de la via di Toledo. De splendides palais lui servent d'étendards, et l'endroit respire une majesté aussi tranquille qu'imposante.

Pourtant le symbole rugit sous la forme de quatre lions massifs encerclant une robuste fontaine.

Ce sont les farouches gardiens de l'âme martyrisée de la ville.

Quatre lions pour quatre révolutions ! le premier fauve mord pour l'éternité l'épée qui le frappe, et la fureur de sa noble rage fait monter aux cieux l'âpre gloire des vaincus .

Ce lion-là incarne le poignant souvenir de cette révolution suscitée par les Français qui aboutit au massacre de la jeune noblesse éprise de philosophie vertueuse. Paradoxe napolitain ! l'éphémère République Parthénopéenne ( du nom de la Sirène venue de Capri qui s'échoua sur le rivage de la future Neapolis, aux temps où Poséidon régnait sans partage sur ses champs liquides) fut engendrée, en l'ultime année du siècle des Lumières, par la noblesse idéaliste, et rebelle au roi.

Une révolution qui voulait le bien du peuple et que le peuple conspua !

Ainsi les Lazzaroni, que leur adoration envers le roi éloignait des belles vertus venues de France, la jugèrent- ils impie au point de tomber par vengeance, au retour de leur souverain exilé à Palerme, dans les exactions les plus abominables.

Je frissonne en songeant au supplice odieux qui fut infligé à la malheureuse amante d'un Français, la tendre et exaltée Luisa de San Felice, coupable d'avoir trop aimé, incapable de rien saisir d'une politique qui ne soit celle des sentiments exacerbés. Victime de son amoureuse faiblesse, elle fut, après qu'elle eût mis au monde l'enfant de l'amour interdit, indignement traînée jusqu'à l'échafaud, malgré les voix qui s'élevaient pour supplier le roi de lui accorder sa grâce.

Aucune pitié !

Et un roman halluciné d'Alexandre Dumas, le plus Napolitain de nos écrivains, en hommage fervent...

La répression exercée par le couple royal fut honteuse et son roman criminel se livre sur la muraille du palais d'un autre martyr : le très jeune et très beau duc Gennaro Serra di Cassano qui commit le crime de rêver d'une démocratie dans un royaume qui avait à sa tête la sœur et belle- soeur des rois de France décapités. 

Jugé traître et condamné, le courageux disciple de Voltaire et Rousseau descendit pour la dernière fois les marches de son palais un brûlant matin d'août 1799.

Repliée dans sa détresse hautaine, sa famille décida de fermer à jamais la porte principale de sa noble maison...

Quatre lions encerclant une fontaine héroïque et grandiose ; voici l'âme forte et rebelle de Naples symbolisée par cette place mythique. Heureusement, nous sommes loin de la piazza del Mercato qui vit le sang couler comme un fleuve irrité .La lune fait la coquette dans sa rondeur laiteuse, le vacarme d'une ville, enflée de tourbillons perpétuels, se mue en un riche murmure musical.

Ce soir, les lions pétrifiés ont un regard bienveillant sur leur passé de tumultes, et leur présent de soie bleue au sein de la nuit transparente.

Les grands fauves taciturnes éprouvent même, je le sens, une affection amusée envers cette voyageuse qui leur rend hommage. Je sens qu'ils voient en moi la descendante d'un Français qui avait peut-être une amante à Naples au temps de Murat, et qui s'est entiché d'une ruine romaine à Capri ; tout en laissant Naples l'enlever à ses tourments passés, ses obscures mélancolies, et son angoisse de l'avenir.

Ces lions savent deviner l'avenir et raconter le passé, ce sont les cousins du grand Sphinx de la villa San Michele et je les salue avec vénération pendant que l'Homme- Mari nous prie Simonetta et moi de prendre la pose devant la fontaine.

Nous sommes charmantes paraît- il ! Une pincée d'aimable frivolité dans une page d'histoire, voilà qui m'aide à cesser mes divagations romanesques.

Naples a trop souffert pour ne pas porter bonheur ! je le sens aussi, et en retrouve le sourire, les martyrs sont au Paradis et nous les vivants, vivons sans perdre une seconde !

Notre belle amie descend certainement de Napolitains martyrisés, mais aussi de la Sirène Parthénope, et encore mieux d'artisans au génie affirmé, de musiciens allègres, et d'architectes géniaux dont les édifices aux sculptures prodigieuses ont façonné l'incomparable beauté de cette ville pareille à un théâtre perpétuellement ouvert.

Naples est une ville qui chante autant qu'elle hurle, une ville qui s'amuse par savoir-vivre, les lamentations sont une perte de temps, la vie est trop fugace pour ne pas la déclamer en musique, surtout si on est inspiré par un bon repas et un bon vin. Justement on nous attend dans un jardin minuscule et ravissant, une toile de tente fait semblant de nous protéger de l'air aussi vif que les sourires des heureux mortels installés sur de confortables fauteuils tendus de blanc. Le cameriere donne lui aussi du « Dottore » à l'Homme- Mari que cette courtoisie ranime et rajeunit.

J'insiste en vain pour inviter notre amie qui refuse en prétendant que mon tour viendra chez nous en France ou à Capri . Prodige Napolitain, ces lieux reculent soudain à l'autre bout de ce fol univers : Naples s'impose à l'instar de ses façades, on ne s'en détache plus...

« Ici, je suis chez moi, et c'est à moi de vous inviter comme à la maison ! » 

Je suis confuse, Simonetta m'ordonne d'oublier ces bêtises, et nous poussons tous un cri de joie à la vue de son fiancé, Giorgio, qui nous ordonne de nous lever et de le suivre au chaud :

« Enfin, tes amis grelottent ! Ils vont se croire chez eux dans leur vieille maison toujours glacée ! nous serons mieux à l'intérieur,  vous verrez, ce soir nous dînerons tranquillement, en famille. Allora ? Ce notaire ? Attention, à Naples, ce sont souvent des brigands...

 Dio mio! je vous demande pardon, cette bague, mais je la connais, il faut l'ôter tout de suite, elle a appartenu à  la famille d'un vieil ami, il l'avait dans sa Villa d'époque romaine, près de Pouzzoles, mais il la cachait car elle avait la réputation de porter le trouble dans les esprits, de ranimer le passé, pire d'attirer les Sirènes dont les yeux brillent du même vert.

 Croyez- moi ou non, mais un beau soir, un soir, par jeu, une dame qui se piquait de ne croire en aucune ancienne superstition insista pour la glisser à son doigt, comme un anneau de fiançailles, et... ah ! d'abord le dîner, la suite de l'histoire quand nous aurons choisi le vin, mettez cette bague dans votre sac, c'est plus prudent ! 

 Ce n'est pas votre beau notaire qui vous l'a offerte, je l'espère ? Ah voilà le moment de commander ! »

« Non, Dottore, ne demandez pas ce vin, il est pour les touristes, celui-ci au contraire, ce petit cru va vous redonner vos vingt ans, caro amico, et je vous conseille ce poisson, et ce velouté de pois, il n'y a pas que la pizza à Naples !»

Nous écoutons religieusement le docte cameriere (ou le patron de cet endroit où l'on vous accueille avec une familiarité courtoise ?) et nos amis approuvent hautement !

Giorgio, talentueux artiste, homme cosmopolite mais absolument Napolitain, est l'héritier d'une lignée si prestigieuse qu'elle remonte les siècles de l'Antiquité sans aucun doute jusqu'au coup de foudre d'Auguste pour le rocher de Capri où reverdissaient les chênes desséchés ...

Du moins, du côté du Pausilippe, c'est ce que les vagues racontent aux rochers et ce que les rochers murmurent aux citronniers à l'ombre du laurier de Virgile parmi les myrtes verts …

Justement, Giorgio nous vante, avec l'éloquence fleurie du poète favori d'Auguste, les mérites du vin produit encore par sa famille, et le rêve accompagne le prosaïsme comme partout en Campanie. Si ce vin sublime présente l'avantage de vous tourner la tête en bienheureuse traîtrise, c'est qu'il fermente au sein des vastes cuves intactes et toujours parfaites sous les ruines de sa Villa de Pouzzoles qu'édifia avant la naissance du Christ un Patricien de ses ancêtres.

Nous buvons les paroles ailées de notre ami en nous enivrant sans y penser d'un autre vin brûlé de passion, celui tiré des vignes du Vésuve ...

Je suis hélas une personne sobre, quasiment austère, vivre de pain et d'eau ne me semblerait guère un terrible châtiment, en conséquence, me voilà le cerveau embrumé au bout d'une poignée de secondes. L'Homme- Mari au contraire tient bon, c'est un marin qui sait manœuvre durant les orages, un vin de feu ne saurait le troubler, enfin, presque …

Simonetta si retenue, si impeccable se métamorphose en bonne vivante éclatant de rire et lançant des oeillades à son Giorgio bien-aimé. Une charmante rumeur tissée de rires, d'appels, de compliments, emplit la salle ; cet endroit ressemble à une réunion d'amis ! les convives se congratulent avant de s'assoir hilares et excités, un vent folâtre et guilleret souffle sur les tables et le tapage s'amplifie de plus belle.

Je remarque à la table voisine, un caniche blanc comme neige qui dévisage les humains en levant haut ses oreilles, il meurt d'envie de se mêler à leur conversation exubérante, mais, animal nourri de philosophie, s'oblige à une sagesse étonnante.

Ce gentil chien est le sosie de celui de Flavia et Salvo, ces amis que Naples a relégué dans les oubliettes de ma mémoire aujourd'hui, la honte m'aide à sortir un court instant de mon bienheureux état d'ébriété...

Je l'admire d'un sourire et son maître du coup me salue bien bas. Serait-ce une vieille connaissance ?

 Au hasard, je réponds, l'autre salue de plus belle, et le caniche s'échappe de ses mains, traverse l'espace nous séparant et me présente ses compliments à sa façon, je n'ai jamais vu un caniche doué d'une éducation à faire rougir d'envie les mères de famille d'autrefois s'évertuant à élever de jeunes citoyens du grand monde !

L'homme- Mari encouragé par le vin cadeau de Bacchus se met à discourir de façon décousue en italien, nos amis s'amusent, parlent avec les mains, et nous entraînent dans les secrets de leur ville, puis décident de s'égarer en Sicile, leur verve étincelle autant que leurs yeux, l'Homme- Mari interroge, se passionne, et moi je perds doucement pied … Le caniche ne m'abandonne pas, que cherche ce petit animal ?

A la table de son maître, l'animation ne cesse de croître, un aréopage de jeunes filles et de dames à la beauté éternelle (chevelures et formes ne craignant pas les excès de générosité, ciselées dans leurs robes aux nuances hardies) se presse contre une poignée d'amis, fiancés ou maris napolitains affichant chemise blanche légèrement ouverte et veste marine à l'aisance désinvolte,

Le propriétaire de ce caniche indépendant et curieux attendrait- il sa compagne, son amie, son épouse ? Il domine la joyeuse assistance en seigneur solitaire, d'âge affirmé, et ses traits évoquent un portrait accroché sur le mur d'un salon aristocratique. Je suis certaine de l'avoir croisé, dans cette vie ou une autre .

Giorgio ne me laisse pas réfléchir, il insiste pour étudier ma bague et j'essaie de la retirer, je tire sur l'anneau, j'écorche ma jointure, la bague rétive s'incruste dans ma chair !

Ma main enflerait- elle sous l'effet de la chaleur ? Je montre mon annulaire meurtri en élevant ma main en pleine lumière, quelqu'un pousse un cri et tout le monde se retourne sur moi, ma bague lance un rayon vert et l'assistance d'un même élan pointe le geste protégeant au plus vite de la malédiction... 

Je ne sais plus où me cacher !

Le caniche bondit comme si un ordre tintait dans sa tête, me lèche furieusement la main, l'anneau glisse, la bague passe tant bien que mal, et l'inconnu se lève, me salue bien bas, décidément c'est une manie, et prononce ce seul mot : « Prego ! »

Sous les regards incrédules de l'Homme- Mari et avec l'assentiment de nos amis qui saluent à leur tour ce parfait Cavaliere , le voilà empochant l'émeraude maudite .

« Sono dispiace, contessa, vous ne saviez pas, cette pierre doit revenir dans l'ombre d'où vous l'avez étourdiment sortie. Continuez à rire, boire, manger, oubliez cet incident, nous aurons le plaisir de nous rencontrer bientôt, si les anciens dieux le veulent bien !

Vos amis sont les miens depuis l'enfance, et mon chien vous apprécie beaucoup, je me fie à son jugement, je ne voulais pas qu'une personne aimable souffre de la mauvaise influence de cet objet qui fut la propriété d'un être que la tradition présente comme malfaisant.

Peut-être l'était- moins que le souvenir s'évertue à le proclamer, mais dans le doute …

Bonne soirée mes amis ! « 

Et le Cavaliere, son chien dans les bras, fait une sortie remarquable d'allure …

L'insouciant tapage renaît, la parenthèse se referme, on me sourit et Giorgio me gronde de manger comme une souris.

 « Dai !vous en avez de la chance ! cet homme, c'est celui dont je vous parlais tout à l'heure, quel hasard ! Enfin, est-ce vraiment le hasard ?Le hasard n'existe pas à Naples ...

En tout cas, cet homme très important à Naples a compris que vous étiez menacée de Jettatura, vous êtes délivrée, c'est très bon signe ! Et c'est un honneur pour nous que le Cavaliere ait souhaité vous protéger et vous revoir. Un immense honneur. Je vous expliquerai plus tard.

Alors ce notaire ? Bien sûr qu'il ne vous aidera pas, un notaire n'aide qu'une personne : lui-même ! 

 Vous n'êtes pas assez riches pour l'intéresser. Allons, vous pouvez vivre sans cette maison à relever à Capri ! la Campanie est vaste, et du côté de Salerne, un Palazzo abandonné, c'est chose ordinaire … 

Ne revenez plus dans cette cave, elle ouvre sur une Naples hantée, vous dites ?

Quoi ? Un tableau ?

Artemisia Gentileschi ? Oui, tout est possible dans une cave napolitaine.

Mais pas dans celle-là. Vous n'entendrez jamais plus parler de votre portrait de femme, c'était une vision d'autrefois, vous avez remonté le temps...

Allons, buvez ! vous avez la mine si triste, mieux vaut l'ivresse que la mélancolie ! « 

Approuvant cette saine philosophie, les convives entonnent un chant allègre, certains dansent, d'autres s'assoient sur les tables. Ne sommes- nous à Naples où la chanson est consolation, imagination, antidote à la mélancolie pleureuse, émanation de la vie renaissante à l'aube ?

La chanson c'est l'aurore sur les ruines, l'amour vaincu puis vainqueur, l'espoir de fer sur la mer de cristal bleu... »

Un vieil ami qui retrouva le bonheur d'aimer à Naples, et le goût de rêver dans la Grotte de la Sirène à Capri, l'humble poète oublié, Gérard de Nerval,

le disciple du « Soleil noir de la Mélancolie », me chuchote au mépris de la salle bourdonnante:

« Dans la nuit du tombeau,Toi qui m'as consolé,

Rends-moi le Pausilipe et la mer d'Italie,

La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,

Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie. »

« Non, caro amico, ce tableau, je le retrouverai, le hasard ne l'a pas mis sur mon chemin, moi aussi ; je suis certaine que le hasard n'existe ni à Naples ni à Capri, ou alors il a nom destinée... »

A bientôt pour la suite de ce roman entre Capri et Naples,

Nathalie-Alix de La Panouse

ou Lady Alix



Piazza del Plebiscito
Naples indomptable
Crédit photo Vincent de La Panouse

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