jeudi 20 juillet 2023

Retour au pays des Sirènes Roman à Capri chap XXXII "La maison ensorcelée"

Chapitre XXXII ou les Sirènes du Palazzo a Mare

« La maison ensorcelée »

Roman à Capri

Nous étions enfin sur le quai du joyeux port de Marina Grande. Enfin Capri ! après un exil très court qui m'avait pesé comme une année de plomb.

Depuis son balcon vertigineux, en surplomb abrupt des antiques marches de la Scala Fenicia, le Sphinx de granit rose de la Villa San Michele me scrutait de son regard hiératique et amusé. On ne pouvait rien lui cacher, il savait tout de mes déconfitures et s'empressait déjà de les raconter aux esprits de l'air entre le Monte Capello et le Monte Tiberio.

Or, sa vue haut perchée me rassure, cet animal mythique veille sur Capri, et je fais partie de ses protégés. c'est un bon génie ramené du fond des âges par le bon docteur Axel Munthe qui lui aussi se voulait la providence de son île bien-aimée. Toutefois, le Sphinx sait rester à sa place, à la différence de son vieil ami qui se tailla en dépit de sa bonté, la réputation d'un être un tantinet extravagant et même autoritaire.... Mais cet homme, parfois décrié, n'aurait-il donné sa chemise ou même ses bronzes précieux et ses statues romaines pour un chien perdu ?

Tout en préférant les chats, je le comprends, l'admire, et en profite pour saluer son immatérielle silhouette, que j'imagine penchée vers le port, à côté du Sphinx..

 Mon paquet de lettres en retard de deux siècles émergeant de mon sac, je prends congé de la ronde Felicia en lui adressant assez de signes joyeux pour la convaincre de ma gratitude infinie.

A l'instar des Capriotes habitués à grimper dans une armada de bus brinquebalants au- dessus des rocs prodigieux, l'incarnation de la Providence des heureux chats de l'antique vallée de Caprile s'envola lestement vers l'arrêt installé de l'autre côté de la Maresca, maison à la façade élancée, évoquant une élégante de la Belle Epoque aux atours bleu pastel.

Je la suivis des yeux et la perdis devant cet hôtel céleste dévolu aux mortels trop paresseux pour bouger du Port après la traversée du golfe.

Je fus prise d'un sentiment bizarre en me souvenant que le premier châtelain de ce manoir, dressé par-dessus la foule emplissant les quais, fut un vigoureux colonel sudiste semant une certaine pagaille sur l'île à l'époque où mon ancêtre inconnu et ses correspondants zélés avaient atteint un âge fort respectable.

Je n'y pouvais rien, tout me ramenait vers la foudroyante découverte de la Grotta d'Azzura par l'enthousiaste jeune peintre Auguste Kopisch et son maladif ami, le timide Ernest Fries, peut-être plus talentueux que lui, par un matin de canicule de l'an 1826, à rendre visibles les invisibles Sirènes, leurs frères Tritons et les folâtres Néréides leurs compagnes.

Un fil d'Ariane extrêmement vif palpitait sous le voile de ma mémoire, je me voyais descendre d'une barque et sauter dans l'eau, manquer y choir, et ne devoir mon équilibre qu'à une poigne solide qui m'évita le ridicule de lourdes jupes trempées pour le plaisir des îliens rassemblés sur les cailloux de la courte grève.

Je balbutiais un remerciement confus, et fendais les eaux d'une clarté extraordinaire en m'efforçant de paraître aux anges. 

« Mon oncle ? Est-ce bien mon oncle cet homme qui s'avance entre les canots ? »

« Mais non, Madame, je ne suis pas votre oncle, proteste une voix que je reconnais aussitôt.

Ma vision ancienne s'évanouit dans la lueur rose coulant du flanc des montagnes. Je suis toujours sur le quai de Marina Grande, par contre, le XXIème siècle est largement entamé...

Preuve en est mon ami Salvo, l'homme aux cent cousins et au solide bon sens qui se matérialise devant la bouche toujours affamée du funiculaire.

« Salvo ! caro Salvo ! quel hasard ! vous attendez votre fils peut-être ? Flavia espérait son retour à Pâques ... »

« Ne prononcez jamais ce mot, cara amica, le hasard n'existe pas ici. Come sta ? Vous êtes pâle, je m'en doutais; vous avez besoin d'un café, italien veux-je dire, pas cette soupe que boivent les Américains.

Allons à l'Approdo, à cette heure, les Japonais ne seront pas encore en train de frétiller comme des poissons que l'on vient de pêcher. Nous devons parler. »

L'Approdo est une charmante maison ombragée de vigne-vierge, une halte loin de la foule déchaînée, souvent appréciée des heureux du monde qui ancrent à l'année leur bateau dans le minuscule port de plaisance installé contre la roche vive, au pied des falaises façonnées par les Titans. L'oeil exercé devine au faite de ces pentes inexpugnables, verdies de pins et fleuries de vigoureux genêts, le parc touffu et mélancolique de la villa du non moins mélancolique comte Fersen, poète incompris et ange torturé de Capri voici cent ans ... 

Et, juste au-dessus, l'entassement cyclopéen des antiques chambres du Palais de Tibère.

Je suis perdue dans ma contemplation, et quasi ivre de joie d'être de retour après un exil d'une poignée d'heures. Quel étrange effet cette île ne produit- elle sur les âmes émotives !

En face de moi, Salvo a bien autre chose en tête que la beauté de son île  adorée.

Taciturne et un tantinet boudeur, il repose sa tasse, remercie le très serviable serveur, encore un cousin des plus aimables, cède à la tentation d'une copieuse part de torta caprese au citron (Vous n'en direz rien à Flavia ? Grazie carissima !) et consulte son portable avec tant de passion, que je suis tentée d'imaginer qu'il y lit les confidences des Sirènes.

J'observe une table d' Anglais rouges comme des coqs après un verre de vin du Vésuve, et tente de me distraire en parcourant distraitement la carte.

« Ah ! Ferraro ! nous sommes sur la Piazzetta Ferraro, le pêcheur le plus chanceux de l'île, celui qui eut l'audace de lancer sa barque le premier dans la Grotte Bleue, comme c'est émouvant, est-ce un hasard ou habitait- il ici ? »

Salvo cache son portable sous sa serviette et se déride un peu.

«  Encore cette notion de hasard tellement incongru chez nous. Je croyais que vous les Français rejetiez le hasard de toute votre conviction cartésienne, mais, la cara amica est une personne qui voit des fantômes et du hasard sur chaque sentier de l'île, et pourquoi pas le dieu Hermès, et les Sirènes dans ce restaurant ? Le beau cameriere si souriant, oui, celui qui, installé contre la colonne, nous lance des regards perçants, ne serait-ce un dieu faisant sa passegiatta ?

Quel hasard ? Madame, où vouliez-vous qu'un humble pêcheur eût sa cabane ? Marina Grande existait déjà à son époque, ce sont les Français qui ont établi le port afin d'y recevoir leurs canons en mille huit cent huit ! ensuite, ils l'ont élargi et établi peu à peu.

Avant eux, les bateaux venaient se réfugier dans le port romain, autant dire qu'ils restaient au large ! d'ailleurs, pendant très longtemps, les voyageurs furent obligés d'abandonner leurs navires et d'arriver en barque sur la plage, il fallait se mouiller les pieds ! vous, les belles dames aux colliers de perles, empêtrées dans vos robes, vous tombiez sur les galets et parfois vous preniez un bain sous les rires ; c'était une odyssée qui vous marquait pour le reste de vos jours...

Et nos femmes accouraient pour s'emparer des valises, les malheureux voyageurs s'imaginaient être victimes de méchants pirates, puis ils comprenaient que chaque femme montait vers Capri, et tous trottinaient comme des chèvres vers les auberges, parmi les jardins, les animaux domestiques, les enfants excités, Ils s'étonnaient et s'apaisaient, ils oubliaient leurs frayeurs en apprivoisant le chemin bordé de fleurs et parsemé de cailloux, en se heurtant à un fût de colonne, ou en découvrant une tête de déesse en morceaux, accrochée à un rocher...

Les ânes portaient les malles remplies de matériel de peinture ou de tenues de soirée. Ces braves animaux ! si gentils et vaillants, ils marchaient doucement, escortés des jeunes filles, pieds nus sur les cailloux, mais aux yeux plus clairs que la mer à l'aube.

 Et, sans se plaindre de la dureté du chemin escarpé, elles chantaient ces braves petites, elles riaient, à l'admiration des jeunes gens qui n'avaient jamais rien vu de plus beau, même dans les Cyclades.

Pagano qui en tant qu'ancien notaire avait de l'instruction et, grâce à sa famille Capriote depuis l'Antiquité, le sens de la parfaite hospitalité, souhaitait la bienvenue sur le seuil aux belles colonnes de sa maison, une des plus confortables de l'île.

Pagano, ce fut le bon génie qui ordonna à votre Ferraro d'embarquer les deux peintres naïfs qui se prirent pour les élus des Dieux admis dans le palais des Sirènes.

Une belle histoire soigneusement mise en scène par cet as des as des légendes et autres fariboles.

La suite, vous la connaissez, Auguste Kopisch a envoyé des lettres en Allemagne, les Allemands ont envoyé des lettres à toute l'Europe du Nord, les Français et les Anglais ont lu ces pages exaltées, les écrivains ont débarqué, les peintres ont afflué, les maisons se sont transformées en auberges, Pagano a fait fortune, et Ferraro a passé le reste de sa vie à dormir au soleil comme un lézard bleu...

Votre ancêtre lui, si je me souviens des légendes de Caprile, accepta de recevoir certains artistes, tout en se cloîtrant derrière ses murs, aujourd'hui effondrés.

Il se repentait d'avoir guidé Auguste Kopisch vers les belvédères et paysages les plus étonnants, sans se douter que des lettres ce peintre inoffensif naîtrait l'engouement universel pour le séjour de sa solitude. D'un autre côté, la révélation des sortilèges de la Grotte Bleue a libéré Capri de son isolement et l'a guérie de son extrême pauvreté...

Je vous accorde que l'été nous n'en pouvons plus de ces masses de gens déferlant sur nous, l'harmonie entre attrait et envahissement est bien difficile à inventer !

Mais, vous, cara amica, vous venez de fâcher mon cousin, on vous a vu vous enfuir du Palais de Capodimonte, les mains vides ; qui redoutiez- vous ? Vous aurait- on volé votre tableau ? Quelqu'un se serait-il montré désobligeant à votre égard ? Quelle raison de vous échapper en taxi comme si vous veniez de dérober un chef d'oeuvre du musée ? J'ai promis à mon cousin de vous attendre, le hasard n'existe pas à Capri, je vous l'affirme encore une fois ; et de vous écouter respectueusement.

 Toutefois, sans vouloir vous offenser, je me sens trahi. »

Le très long discours de notre ami Salvo chute dans l'incertitude absolue. Mon ancêtre renaît du royaume des ombres, et mon tableau sombre dans le néant. 

Qui m'a joué la comédie de l'honnête expert sombre et méfiant ? Ce maudit tableau baladeur attiserait- il les convoitises de parfaits inconnus ?

Je supplie Salvo de me croire et ne lui cache aucune des péripéties vécues au Palais de Capodimonte.

« L'homme qui se présenta à moi ne vous ressemblait absolument pas ; cela aurait dû éveiller ma méfiance, au contraire, il a feint de se montrer méfiant envers moi !

Un comble ! Les escrocs sont redoutables …

Cet horrible individu en voulait à ce tableau qui ne m'appartient pas, je ne l'ai jamais acheté, je l'ai trouvé dans notre chambre d'hôte, souvenez- vous, ainsi ne puis-je prétendre à aucune plainte...

Vous avez raison, caro Salvo, j'ai la tête tournée par les fantômes du passé, surtout ceux de Capri. Grâce au Ciel , je suis passée devant le portait le plus sublime de la peinture italienne, la troublante Antea du Parmesan, devinez un peu, elle se prépare à partir au Louvre, j'irai la saluer au plus vite une fois en France.

Mais, j'y songe, l'escamoteur de ma Sybille avait l'air de se trouver chez lui au musée de Capodimonte.

 Si je donnais un portrait-robot aux carabiniers ?

Il était vraiment très particulier, quelqu'un que l'on remarque, et, quelle insolence, figurez- vous qu'il a osé m'annoncer qu'il viendrait à Capri afin de me faire découvrir des belvédères incomparables ! quel monstre !et mon mari qui pendant ce temps en mission à Paris, oui, j'avais oublié de vous le dire, ah ! vous le saviez, bien sûr, mon mari ignore les aventures que je vis... »

Salvo délaisse un instant sa torta caprese, et esquisse le geste instinctif de celui qui contre la jettattura :

« Surtout, carissima, taisez- vous ! Vous déclencheriez de grands malheurs, une malchance noire, le passé se vengerait … Pas une parole ne doit sortir d'ici !

Mon cousin saura seul la vérité, et il saura aussi qui vous a joué ce vilain tour. Mais, nous sommes confrontés à des forces supérieures qui nous dépassent...

Oubliez ce tableau, contentez- vous des belles œuvres dont débordent les musées de Naples, et attendez que votre maison soit une ruine, alors, la propriétaire vous la vendra avec un vif plaisir et à un prix moins insensé.

.Nous en revenons à la même conclusion, si Capri vous veut, Capri vous aidera. Vous ne pouvez que vous soumettre à elle. Capri domine toujours la situation. Capri et les puissantes influences que vous prenez pour des fantômes ou du hasard. Ne vous y fiez pas, Capri est vivante, indomptable ;

Vraiment, vous savez, sur ses gouffres cruels, sur ses falaises extravagantes vibre la passerelle de la vie : le temps y est aboli : le passé ne meurt jamais chez nous , nous vivons avec lui. Ce sont des vérités que vous avez déjà perçues …

Jai très envie d'une seconde torta caprese, mon fils débarquera dans un quart d'heure, regardez, on voit le bateau sur l'horizon, tenez- moi compagnie, je n'aime pas manger seul, vous semblez faible, souffrante, la torta caprese vous soignera ! C'est le meilleur des médicaments. Alors ? Bien ! qu'est-ce que ces vieux papiers que vous tenez contre votre cœur ?

Encore une histoire de brocante hantée ?  vous êtes incorrigible! Dai ! Mangez ! »

Je m'étouffe de bon cœur, compliment le cameriere le chef, la patronne, et pointe un doigt affolé sur la mer frissonnante d'avril :

« Le bateau de votre fils ! Flavia doit mourir d'impatience, regardez!

 Ce gros navire fend la passe dangereuse à une allure de catamaran, comme les passagers doivent être secoués ! Je vous libère, caro amico, votre sollicitude me réconforte tant, mais votre famille a besoin de vous maintenant. Je vous enverrai un message demain.

Ce soir, vous serez tous réunis devant votre cheminée devant encore une torta caprese ... »

Salvo n'a heureusement guère le temps de deviner un subtil sarcasme dissimulé sous ce flot de paroles aimables….Le voilà me donnant l'accolade puis envolé vers le quai.

J'en profite pour fuir à mon tour vers la quiétude d'Anacapri en montant dans une guimbarde peinte en rose et abritée d'un tapis à rayures bleues et jaune, un splendide carnaval de Capri.

Au moins, je suis seule avec mes pensées et aussi mes remords. J'ai manqué à ma promesse, j'ai accompli le pèlerinage de la Cetrella en compagnie de l'Homme-Mari, avais- je un autre choix ?

Or, l'homme au chapeau désuet, tantôt Panama de forme bizarre, tantôt feutre au goût démodé ,cet homme au visage flou, à la silhouette ombreuse, doué de la manie de disparaître dans les brumes de Capri, ne m'avait-il mise en garde ? Si je ne venais seule à la recherche du passé dans le bois sauvage s'étirant sous le sanctuaire de La Cetrella, je perdrais mon unique chance de lever le voile du temps, et d'habiter en maîtresse des lieux le domaine ensorcelé du vallon de Caprile.

Le taxi me dépose sur la Piazza Caprile absolument vide sous le soleil aigu du printemps.

Je retiens mon souffle en ouvrant le portail fermant l'allée privée aboutissant à notre partie de Villa historique, même les carabiniers se sont évanouis sous d'autres cieux ! Anacapri dort du sommeil de l'éternité, adossée au Monte Solaro, son bienveillant protecteur.

Seul le chant perçant du terrible coq trouble cette paix immatérielle, tissée de légendes rocambolesques et d'amours princières ou ancillaires dont la flamme ne vacille pas .A l'abri dans la maison blanche, j'ouvre une fenêtre sur le paisible, l'interminable, le fleuri, le tentateur chemin de la Migliera. Cette vue repose mon esprit et m'enveloppe de douceur, la Migliera est un monde frappé du sceau de la sérénité qui m'abandonne.

Ma contemplation profonde se mue en rêve éveillé, j'entrevois soudain un paysage surnaturel vers les cavernes dont les yeux surveillent la crique du Faro. Je devine qu'il me faut suivre ce sentier recouvert d'herbes et de cailloux vers le belvédère oublié, avançant sur le vide bleu, balcon périlleux où quelqu'un m'attend encore.

Mais, cette pyramide d'incertitudes, ce roman autour d'un maudit tableau, ce rendez-vous manqué à la Cetrella, ce rendez-vous inutile avec un notaire inconsistant à Naples, ce rendez-vous impossible avec une maison qui ne m'appartiendra jamais, m'épuisent à mourir.

Je voudrais tant parler à un être humain assez sensible pour ne pas mal juger mes visions d'un passé révolu. Qui m'écouterait sans se moquer ou me faire gentiment la leçon à l'instar du bon Salvo  ?

« Arturo ! » Bien sûr, le jeune écrivain imprégné de la beauté de son île aura la bonté de ne pas sourire, peut-être me donnera- t- il la clef de ce fatras de sortilèges, lui qui croit avec passion à la poésie invisible de Capri, qui nourrit ses récits de son atmosphère bienveillante et quasi surnaturelle.  J'aime tant sa profession de foi: 

»On n'a pas besoin de ses yeux pour comprendre Capri, le parfum entêtant des fleurs innombrables, le salut imprévu d'une voix bienveillante, la puissante mélopée des vagues s'exténuant à l'entrée des grottes, et les appels lancinants des oiseaux de mer tourbillonnants sur les falaises, vous en disent bien davantage que votre propre regard aveuglé par la lumière. »

Cet artiste habile à inventer de prestes et rafraîchissantes mélodies sur son violon et à évoquer les plus beaux lieux de son île au travers de lunettes façonnées dans son atelier d'Anacapri, délaisse ses dessins de créateur et m'installe dans sa minuscule boutique à l'instar d'une reine égarée chez ses sujets. Il m'écoute sans rire ni m'interrompre, pourtant mon récit jongle entre mon vieil ami, l'agaçant fantôme au chapeau désuet, les rochers enchantés de la Cetrella et mes trouvailles aussitôt subtilisées de bague romaine, de portrait de Sibylle et de lettres remises au bout de deux cent ans par une poste qui existe bel et bien à l'entrée de Capri.

Je ne lis toutefois aucune frayeur, et nul doute outrageant sur mon état mental dans le regard attentionné et lucide de mon aimable interlocuteur.

Un silence ému nous repose l'esprit, pour le moment, aucun client volubile ou anxieux ne fait son apparition. Mon jeune ami se passe une main sur le front et sort enfin de sa réflexion.

Je crains de l'importuner et me lève à demi.

Un geste d'Arturo m'interrompt.

« A mon avis, vous avez froissé quelqu'un qui existe encore. Ce Signor au chapeau démodé, à la veste à brandebourgs, je l'ai déjà rencontré en cherchant l'inspiration pour mes chapitres sur la beauté de Capri. J'ai reçu de très bons conseils de sa part, c'est un esprit vif !

Un humaniste qui écrivait de belles lettres, vous avez de la chance qu'elles vous soient parvenues, vous les aimerez beaucoup !

Ce personnage avait un rang élevé dans la société des étrangers qui formaient un aréopage brillant, hors des réalités, mais tellement attachant, si excentrique ; ces gens souhaitaient faire de leur vie , de leurs amours de leurs rendez-vous , de chaque instant de la journée , une véritable œuvre d'art. Votre ami d'autrefois a vécu ici il y a si longtemps, et son destin n'est pas d'atteindre l'immortalité des dieux, mais il a obtenu le droit de nous visiter, voyez- vous, il ne peut vivre que sur l'île, carissima...

Des flancs rocheux du Monte Tiberio aux pentes boisées Monte Solaro, les chemins du vertige se touchent sur les pointes élevées et les vallons perdus, le Royaume d'en Haut est si près de nous sur l'île.

Alors, on rencontre des personnes qui existent mais de façon plus … diaphane, vous comprenez ? » murmure-t-il d'un ton un peu confus.

Je le dévisage interdite et livide, mon cœur me taraude à force de s'emballer, quelle est cette île où l'invisible prend le pas sur le visible ? En face de moi, tout sourires, ce jeune homme cultivé, moderne et sagace, ne nie pas le principe absurde de promeneurs immatériels sur les sentiers de chèvres d'une petite île fréquentée par tous les peuples de la terre ; du moins de juin à septembre...

Or, nous sommes en avril !

« Vraiment, Arturo caro ? Vous pensez vraiment que ce fantôme qui surgit des rochers au beau milieu de mes balades capriotes se fâche si facilement ? Et qu'il me punirait pour avoir gravi le Monte Solaro accompagnée de mon époux ? La jalousie ne devrait pourtant pas avoir sa place dans l'autre monde ! »

Une toux distinguée nous fait tressaillir, c'est un client aux cheveux « poivre et sel », d'une allure presque trop parfaite, un vrai gentilhomme citadin qui semble sûr de son effet sur les Françaises abandonnées à Anacapri par des maris en mission.

Arturo saute presque au plafond, présente le second fauteuil de sa boutique et déploie un tel étalage de politesses que j'en viens à m'imaginer avoir affaire à un prince dont les lunettes exigent une réparation urgente. avant qu'il ne remonte à bord de son bateau monumental ancré dans la crique de Marina Piccola. 

«  Parfait, vraiment parfait, chuchote presque Arturo, moi qui rêvais de vous présenter. »

Puis, il ajoute en italien :

« Ecco, Dottore, la cara amica inattesa, sguardo incantato e nobile su Anacapri. »

L'inconnu se lève, se courbe et je l'imite en me demandant si je dois plonger en une révérence, en prenant le risque de m'effondrer à ses pieds...En tout cas, il ne s'agit pas d'un être sans chair ni os, nous voilà délivrés de la gent éthérée de Capri !

Arturo prononce le nom interminable du bel inconnu et au lieu d'afficher la mine la plus pâmée, je reste de marbre. Arturo esquisse des signes derrière le dos de l'inconnu qui se retourne et éclate de rire. Nous échouons dans une tragi-comédie !

«  Chère Madame, dit le prince présumé, j'aime parler français, je parle beaucoup de langues, mais le français a mes préférences, le hasard n'existe pas à Capri, je voulais voir de près la bellissima signora qui désire avec passion être capriote de temps en temps. C'est si charmant ! Et il ne vous manque qu'une petite somme d'argent pour y parvenir ? « 

Arturo est rouge comme un coucher de soleil sur la crique du Faro, moi de plus en plus pâle, bientôt je n'aurai rien à envier à mon vieil ami, le fantôme baladeur de Caprile.

« En réalité, dis-je doucement, la somme est importante, surtout pour des Français.

J'ignorais que la maison en ruines qui nous plaît soit si connue... »

«Un notaire de Naples, celui de la Piazza del Gèsu Nuovo m'a mis au courant de la situation. C'est très embrouillé, à priori, vous n'avez aucune chance si vous êtes si peu fortunée.

Je le déplore car vous semblez aimer les animaux de l'île, toutefois, vous donnez votre coeur aux chats, n'est-ce pas ? »

J'avoue en bafouillant que les chats ont cet avantage de ne pas aboyer à la moindre feuille voltigeant dans les airs. L'inconnu au comportement princier m'approuve gravement.

« Qui sait ce que Capri vous réserve ? Nous sommes sur l'île des Sirènes, je vous conseillerais d'aller du côté du Palazzo a Mare, vous serez plus tranquille sur la plage romaine pour les supplier de vous aider, elles adorent cela, elles ne résistent pas à la flatterie, les pauvres, si peu de gens leur marquent le respect de jadis … Demain soir pour mes lunettes ? Bien.

Arturo est un homme précieux, il ne vous déçoit jamais. A presto ! ».

« Mon Dieu, Arturo, mais qui était- ce ? »

Amadeo ferme soigneusement la porte, et, encore tout tremblant d'émotion, nous sert un verre d'eau.

«  Un homme célèbre qui a reconstruit une antique Villa du côté de la vallée de Caprile. Un palais d'hiver abrité des tempêtes. Suivez son conseil, les rivages du Palazzo a Mare au petit matin débordent de sortilèges, que risquez- vous ? La promenade est facile et vous longerez des jardins romains qui vous donneront un avant-goût du paradis... Ensuite, vous descendrez sur la plage où Auguste se baignait... 

Je suis désolé, j'ai encore un travail à accomplir avant la fermeture. Gardez confiance, Capri vous aime ! »

De retour à la maison blanche, je me précipite sur un message laissé par l'Homme- Mari.

Tout va bien, mais, quelle trahison ! il m'envoie des images de palais délabrés et autres masures aristocratiques aux prix singulièrement bas, qui, du fin fond des Pouilles ou de la Sicile, guettent un cœur assez vaillant pour leur rendre leur splendeur envolée.

Je suis atterrée, notre rêve s'abolirait-t-il ? Je n'ose rappeler l'Homme- Mari, tant pis s'il quitte Capri  et notre idéal , il y reviendra , j'en suis certaine.

Je n'ai plus le choix, demain dès l'aube, j'arpenterai les grèves du Palazzo a Mare, en quête d'une Sirène ou d'un fantôme compatissants.

Quant à cet imposant paquet de lettres en retard de deux siècles, il patientera encore un peu, je cherche la nuit et l'oubli ... 

« Capri rend fou ! » Qui m'avait affirmé cela ? 

A bientôt pour le dénouement tout proche de ce roman à Capri,

Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix



Le "palazzo a Mare", là où se baignaient Auguste et Tibère
                                                              Isola di Capri, sur l'horizon Ischia
                                                                          (crédit photo Vincent de La Panouse)


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