mercredi 9 août 2023

L'oiseau des ruines chante à Capri ou "La Maison ensorcelée" chapitre XXXIII


La Maison ensorcelée

Roman à Capri chapitre XXXIII

 L'oiseau des ruines chante à Capri

 Si l'on désire tenter la promenade aventureuse du Palazzo a Mare  à Capri, vestige charmant des bains romains, rien n'est plus facile à priori. Il suffit  de descendre au port de Marina Grande et de sauter lestement du bus à l'arrêt de l'église de San Costanzo, Saint mystérieux mais très aimé veillant sur la baie et le désordre des quais.

J'aurai pu choisir de descendre jusqu'au bout et de sauter cette fois dans le bateau charriant ses passagers sur la plage privée entourant un célèbre restaurant monté sur pilotis, étrange monument à la mémoire des  agapes d'Auguste et des frasques vraies ou inventées de Tibère.

Or, ce matin décisif pour notre destin à Capri (ne devais- je interroger les quelques Sirènes encore en train de dessiner des ronds dans l'eau du côté de l'antique Villa balnéaire d'Auguste, et m'en faire des alliées dans notre désir invétéré d'acheter la maison ensorcelée de mon très lointain ancêtre ?) je m'éveillai fort tard. J'arrivai à la fin de la matinée sur la Piazza Vittoria, et à ma courte honte, les touristes étaient en poste ! 

Tous les bus me filèrent sous le nez, chargés à craquer de visiteurs à la journée déterminés à regagner le port au plus vite après leur "tour"  fugace d'une île qui ne comblerait qu'à grand peine à leur vide  sentimental et leur absence d'imagination.

Je n'avais emporté que deux ou trois lettres tirées de l'imposant paquet remis par mon amie Felicia ; l'égérie des chats de la vallée de Caprile, jeune femme généreuse faisant office, par gentillesse ou étourderie, de poste Capriote en accusant un retard de quasiment deux siècles.

 Quoi de plus romantique que de me plonger dans ces amours mortes ou ces commentaires divertissants sur l'air salubre de Capri, du haut d'un rocher frappé par les vagues du Palazzo a Mare ?

Or, agacée de perdre mon temps, et ne voyant que des taxis lourdement pourvus de leurs contingents d'Américains coiffés de chapeaux texans, je me décidai à grimper dans le premier bus affichant "Capri". Une fois au bourg, je trouverai une correspondance ou une traverse, un escalier abrupt, un taxi égaré enfin, un moyen quelconque afin de pénétrer dans ce domaine encore secret des jardins encerclant les ruines de l'antique Villa ou Palazzo a Mare, vouée jadis à l'harmonie parfaite par Masgaba, génial et patient architecte de cet homme de goût que fût Auguste.

Les chemins Capriotes s'amusent à vous perdre ou à vous guider vers les rencontres les plus curieuses. Le coeur débordant d'espoir, et me tenais prête même à converser avec le fantôme d'Auguste, à l'instar d'Alberto Savinio et des auteurs inconnus et disparates de ces précieuses lettres que m'avait confiée une main ingénue.

Le hasard n'existe pas à Capri me chantait- on de partout, ce refrain tinta à mes oreilles quand en débouchant sur la terrasse du funiculaire, heurtée par des voyageurs brandissant leurs portables dressés à envoyer au monde entier les rocs énormes d'Anacapri et la mer laiteuse secouée d'écume, j'entendis mon nom nuancé d'un accent typiquement germanique. 

Je me retourne, et au loin devine une longue chevelure blonde aussi impeccable que sa propriétaire;  assise à son côté, le sosie de la reine Camilla esquisse un geste d'une élégance désinvolte signant la nationalité britannique dans toute sa splendeur.

"Sofie"! ciel ! " dis- je sottement, j'ai très envie de devenir invisible, mais ce genre de sorcellerie n'est pas en mon modeste pouvoir, s'il m'arrive la bonne fortune de bavarder avec un séduisant fantôme jadis exilé à Capri, je n'échappe pas à la vue aiguisée de mon prochain, et quel prochain !

Sofie est une amie cosmopolite de Simonetta, notre amie Napolitaine dont les bijoux éclatants attirent comme des papillons affolés par la lumière les dames de Campanie. Elle nous a raconté sa vie entre l'île des Sirènes et son pays natal. Oscillant entre deux contrées et son coeur balance franchement du côté de Capri. Soignée à l'extrême,  d'un raffinement subtil, experte en belles choses, écrivain de Capri, elle ressuscite ce milieu singulier qui eût la liberté de s'épanouir sur l'île  à l'époque des exilés fastueux ou tout simplement épris  de façon immodérée.de la prodigieuse beauté du golfe aux caprices cruels et aux sortilèges éternels.

 Face à ces deux représentantes de la communauté la plus insolite de Capri, je m'exprime à la fois en mauvais anglais, italien de fantaisie et bon français, on me répond en italien parfait, "anglais de la reine" et français hésitant !

Amusée de me surprendre en pleine déambulation à une heure où les îliens trébuchent sur les voyageurs, Sofie m'invite à me réfugier sur une terrasse protégée du vulgaire par une armée de robustes citronniers. Je suis un peu intimidée par son amie, qui vous tue par sa royale distinction,  mon Dieu, serait-ce ..?

"Ah ! je devine vos pensées, non, je ne suis que la cousine de la reine, et vous, je le sais, vous avez des cousins anglais, quand Simonetta nous a vanté votre manie de parler avec des fantômes et de dénicher  des oeuvres d'art sans les payer, quel tour de force à Naples où les étrangers payent trois fois le prix, dans les brocantes de Santa Chiara, j'ai fait un travail de généalogie.

Voyez -vous, nous serions presque de la même famille si le grand-père de votre époux avait obligé sa fille à se marier correctement avec mon grand-oncle, cet excellent James, cette fille irréfléchie lui a préféré un comte suisse sans le sou, un comble pour un Helvète ! 

Mon grand-oncle est resté inconsolable, votre tante par alliance aurait eu un reflet du rayon vert dans les yeux ...

 Les hommes amoureux racontent tant de sottises, n'en conviendrez- vous pas ?"

Je conviens de tout ce que cette impressionnante Lady voudra, et ajoute que  je regrette terriblement de ne pouvoir prétendre au titre de cousine d'une personne si remarquable; 

Sofie cache tant bien que mal son fou- rire irrépressible  et la docte Lady hoche la tête d'un mouvement qui se veut approbateur. Je pense avoir réussi mon examen de passage ! peut-être, serais- je bientôt adoubée exilée Capriote d'honneur ?

Mais, on m'interroge, où est l'Homme- Mari ? Suis-je vraiment abandonnée à Capri ? 

Serait-ce pour toujours ? Vais-je créer une minuscule galerie d'art ancien ?

 " Les clients vous manqueront, hélas, car seul l'Art contemporain est prisé sur l'île par les  riches amateurs d'Europe du Nord, mais cela serait si charmant ! 

Tout ce qui est inutile est si important à Capri ! si vous voulez devenir riche, ouvrez un restaurant extrêmement cher et original, japonais par exemple, et ornez ses murs de tableaux immenses signés d'artistes Napolitains  du moment, vous aurez une chance de plaire, quelques mois par an bien évidemment ; non ? 

Vous avez une autre idée ? "

Je n'ai aucune envie de répondre, cette Lady ne me témoigne guère la sacro-sainte réserve anglaise.

 D'ici deux secondes, je parierais qu'elle me  conseillera de mendier sur la Piazzetta en chantant  la Mer de Charles Trent ! Je rassure ces dames sur mon sort, explique que je prends quelques jours de vacances méritées, que mon digne époux me rejoindra après une mission des plus cruciales, j'en profite pour suggérer que je suis mariée à un collègue de James bond, et que le Palazzo a Mare me tente aujourd'hui.

Le soleil ne brille-t-il  avec une suavité, une tendresse propre aux beaux jours d'avril ? 

Aucune averse ne menace le ciel pur, seul un cercle de fidèles nuages autour du Monte Solaro, mais de si insignifiants nuages ! la mer de lait se nuance de coulées violettes, l'enchantement d'un lieu solitaire ne guérit- il des fatigues d'une longue promenade ?

"Vous parlez en poète, je me méfie de ces personnes, elles se perdent souvent en route."

Sofie, en femme pratique me précise les horaires du bateau, ce à quoi j'explique encore que j'irai à pied vers les ruines, je voudrais remonter le temps sans clameur ni appel incongru, juste vérifier si par miracle une Sirène ne barboterait pas au sein des antiques bassins conçus pour l'agrément des Patriciens en villégiature . 

Sofie repose sa tasse de café et me demande tout à trac :

" Vous êtes française, amoureuse de Capri et bien sûr lectrice du roman d'Axel Munthe, "Le livre de San Michele", je me doute que vous allez au Palazzo a Mare écouter l'oiseau des ruines ? 

Je sais que vous êtes sous le charme d'une maison dans la vallée de Caprile, ne croyez- vous être ensorcelée par ce rossignol qui ne chante que sur ce qui est détruit ?"

Un vague souvenir s'éveille dans ma mémoire revigorée par le café  à ranimer les braises des amours impossibles; l'oiseau des ruines , oui, une intrigue d'une tendresse mélancolique sur le sable des marais Landais...Un imbroglio magnifiquement tissé, mélange de roman policier, de passion inachevée, de regret poignant, et sur ces fils enchevêtrés, le chant d'un rossignol portant bonheur dans le malheur ou malheur à l'espoir de bonheur. Et, brochant sur ce tableau à l'âpre  harmonie, le visage de la triste et belle Agathe de Born, Sirène d'une forêt sombre, et  d'un manoir à la physionomie crayeuse, lugubre, tragique...

Je ne saisis guère quel lien bizarre unit l'auteur oublié de" l'Atlantide" ou de" La Châtelaine du Liban"' à ce bon docteur Munthe, auteur de mémoires où l' envol passionné de son attachement à Capri cède parfois le pas à  un narcissisme attendrissant et assez encombrant.

Sofie lit dans mes pensées et,  n'en pouvant plus d'impatience, s'écrie :

"Mais enfin, c'étaient deux fous des animaux, deux chevaliers des oiseaux, l'un sur son Île Verte de la Girond; île inventée sans doute mais si attachante, et l'autre ici sur l'île bleue a eu le front d'acheter un pan de montagne afin d'empêcher la chasse aux cailles ! i

Le docteur Munthe ne supportait pas que l'on touche à une aile d'oiseau ! vous devez apprécier ce courage ; les Français ne sont-ils presque pareils aux Anglais ?

 Vous m'aviez confié raffoler de Gérald Durrell qui adopta pratiquement tous les insectes, oiseaux et animaux de Corfou quand il était enfant !"

Je soupire d'admiration, sans mieux comprendre le fin mot de cette exaltation très singulière chez une jeune femme  au tempérament retenu et à l'attitude étudié.

L'influence italienne perce sous la réserve germanique ! Voilà qui me réjouit ...

Mais j'aimerai avoir la clef de cette énigme ornithologique, et les deux amies ont pitié de ma lenteur d'esprit.

L'oiseau des ruines ne lance son chant d'une douceur bouleversante qu'au milieu des ruines éparses d'un domaine  qui jadis abrita un amour voué à l'échec, un sentiment marqué à l'avance du sceau du désespoir, et aussi de l'éternité.

 Le rossignol des ruines lance sa mélopée et ensorcelle, envoûte, tient sous sa domination les âmes affligées, les coeurs traînant d'inavouables tourments au fil des siècles sans trouver le repos dans le jardin délicieux du Capri invisible...

 "Bien , dis-je un peu alarmée, si je vous crois, cette légende capriote aurait été importé par notre écrivain méridional dans son roman Landais se déroulant vers 1900 ?

 Pierre Benoit était l'inventeur des amours fatales, exquises, à jamais  funestes, le créateur de femmes énigmatiques affublées d'émeraudes grosses comme des oeufs de pigeon et de prénoms dont la première lettre était irrémédiablement un A. 

Que vient faire ce romantisme délirant dans l'histoire de Capri ? Et quelle  importance cet oiseau aurait-il sur moi, sur nous, et sur notre désir touchant et irréaliste d'acheter une espèce de cabane décrépite dans le coin le plus reculé de Capri ?"

Sofie baisse ses yeux vert de mer, la Lady réclame du thé à un cameriere aimable à l'instar des Capriotes déployant une infinie patience à l'égard des exilés qui  osent l'aventure de la langue de Dante.

" L'oiseau des ruines chante quand la vent se lève sur le nymphée ravagé du Palazzo a Mare, mais il ne chante que pour ceux qui sont doués de la vision du passé. Vous détenez ce don, je l'ai senti tout de suite, vous évoluez dans deux dimensions, alors, écoutez le rossignol des amours impossibles et vous devinerez quel destin vous attend ou ne vous attend plus sur l'île.

Ne me regardez pas comme si j'étais folle ! Vous aimez vraiment Capri ?

 Alors, tentez d'y voir clair, dans les énigmes qui vous entourent.  Les Sirènes ? Vous les verrez peut-être, mais vous ne les reconnaîtrez pas, l'oiseau des ruines ? Il vous  bercera de sa mélodieuse mélancolie, mais vous confondrez son chant avec les grands orgues de la mer déferlant sur les antiques bassins."

"Que dois-je faire ?"

"Partez maintenant, ne vous retournez- pas, vous avez cru bavarder avec deux amies, gardez vos illusions, vous avez parlé avec l'île, ne prenez pas de taxi, le bus vous déposera à l'entrée des jardins du passé. Hâtez- vous !"

J'obéis sans penser à saluer mes amies tant la voix de Sofie est impérieuse.

 Pourquoi emploie-t-elle ce ton altier si nouveau chez elle si douce ? A l'angle de la rue, en face de la petite gare des bus, je me retourne instinctivement, mes amies se sont évaporées dans l'air de Capri ...

Un doute s'empare de moi, aurais- je conversé avec des Sirènes ?

Dix minutes plus tard, tout en remuant de confuses impressions, j'arpente le chemin bordé de murs en fleurs et de jardins aux colonnes gracieuses, j'avance vers les prestiges enfuis, le temps s'abolit à chacun de mes pas, nul être vivant.

 Je suis seule et cette solitude est le fil d'Ariane de ce qui sera ma destinée, ou de ce qu'elle fût ...

Au fil des jardins délicats, des grilles sculptées d'arabesques, des vertes prairies, la mer en colère, le ciel gris perle, l'orage impromptu, et un escalier qu'emprunta Auguste ou qui du moins en a bien l'aspect.

La crique est coupée de piscines de pierre ensevelies sous l'écume, la plage parsemée de tessons précieux et de cailloux roulés par les flots; je me repose sur un rocher.

Soudain, surnaturel, pur à miracle, triste à sangloter, le chant de l'oiseau du rossignol  glisse sur les débris éparpillés, murs peut-être romains, le fatras de ruines battues des vagues et des vents.

Je me souviens d'un matin de printemps pareil à celui-ci, nous avions rendez-vous en secret devant ce qui fut un Nymphée, c'était il y a des siècles et une tristesse noire se noue au chant presque immatériel de l'oiseau

.Mais qui m'attendait ce matin de brumes et de vent sur ces rochers ?

"Vous voilà tout de même : vous en avez mis un temps..."

Le prétentieux fantôme coiffé de son couvre-chef à la mode voici deux bons siècles, vient de se matérialiser sur mon rocher ...

La suite et le dénouement de ce roman à Capri bientôt, 

Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix


"L'oiseau des ruines"
Gaston Larrieu pour le roman
de Pierre Benoit publié en 1947
Collection privée, gouache originale


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire