mercredi 23 août 2023

Le beau fantôme du Palazzo a Mare ou Roman à Capri:"La maison ensorcelée" Chap XXXIV

Un Fantôme et un mariage au Palazzo a Mare

"La maison ensorcelée" chapitre XXXIV

Roman à Capri

L'horripilant gentilhomme au chapeau bizarre agitait son couvre-chef au risque de le voir s'envoler sur les antiques murets des piscines romaines submergées par de courtes vagues de turquoise liquide.

Le paysage nimbé de brume accentuait l'effet fantastique de cette  haute et maigre silhouette que l'on eût cru surgi de la roche d'or adoucie par la subtile lumière d'avril.

Je fermai les yeux en souhaitant désespérément que quelque événement improbable me délivre de ce fantôme qui à chaque rencontre ouvrait d'étranges portes dans ma mémoire.

Qu'allait- il encore m'annoncer ? Rien de bon certainement; Mais, il me regardait de es yeux gris clair, des yeux qui soulevaient un voile sur un passé mélancolique, des yeux que j'aurai voulu éviter de peur qu'ils ne déclenchent une malédiction,  ou qu'ils ne ravivent un sentiment obligé de se cacher et de se taire.

"Vous souvenez- vous ? Nous nous donnions souvent rendez-vous sur cette plage. A l'époque, c'était l'endroit le plus sauvage de l'île, les peintres nos amis plantaient leurs chevalets sur les cailloux de Marina Piccola, un endroit désert sculpté de rochers aigus, autour du plus massif, le monumental et rude rocher des Sirènes, creusé d'arches romaines remaniées par les Français de Murat en 1808.

Votre oncle aimait à raconter cet exploit , il radotait à vrai dire, et pourtant, il n'était point si vieux.

 Et maintenant,  cet endroit a perdu sa grâce , il n'est que vacarme et amoncellement de corps stupides,  allongés sur leurs chaises- longues, béats et immobiles,  aucune pudeur, aucune élégance, et à quoi servent ces cabines de bains, ces piscines grotesques ? Quelle pantalonnade !

L'île entière ne se cueille plus comme un bouquet de fleurs. La voici transformée en vaste terrain de jeux destinée aux  cervelles creuses, aux voyageurs rapide, ou aux fortunés oisifs, personne n'écrit, ne bâtit de palais , ne relève de ruines, ne barbouille sur son chevalet, nul ne s'émerveille, ne prend le temps de braver la solitude sur un sentier perdu, si ce n'est quelques excentriques de votre espèce, l'île se vend sans se donner...

 Pourquoi êtres- vous revenue ?  Est-ce pour l'île ou pour moi ? Vous resterait- il un peu d'amour au fond de tant de peine, de tant de passion inutile, de tant de retrouvailles vaines? M'aimeriez- vous encore même dans cette nouvelle existence qui semble  si rangée ? Nous étions des voyageurs sans bagages, la barque qui nous mena sur cette crique manqua de se renverser en effleurant les arrêtes de rocs affleurants ; vous avez sauté dans la mer en riant, ce rire, du fond des enfers, je l'entends toujours ..."

Je frissonne et tente de le regarder en face, hélas, il semble fait de brumes.

On croit le voir et il se dérobe, tout d'un coup, je réalise que mon compagnon est privé d'ombre, rien ne se découpe autour de son image tremblante. Soit, je suis en train de dialoguer avec un habitant de l'autre monde, soit, je deviens folle, le climat de Capri ne me vaut décidemment rien. il est temps d'en finir et d'oublier.

  Oui, j'accepte d'oublier !  Mais  oublier quoi au juste ? 

Oublier que nous ne sommes pas assez riches afin d'acheter une modeste maison ravagée par l'incurie, dans la vallée la plus  retirée de l'île ? Oublier nos nouveaux amis qui ont pris bien plus d'importance que tous les anciens réunis ? Oublier que nos fils rêvent eux aussi de cette maison ensorcelée qui fut celle d'un ancêtre  inconnu dans une autre vie ?

Oublier ce bizarre spectre qui sans façon s'assoit sur des rocs coupants comme s'il était au-delà de ces détails vulgaires. J'ai beau  m'efforcer de ne surtout pas me souvenir de lui, une question me torture, je l'ai certainement adoré; ou haï  mais pas au point de lui souhaiter le malheur au sein de l'éternité.

"Vous évoquez les Enfers, dis-je en me reculant, j'ose espérer qu'il s'agit- là d'une figure de style, Vous n'étiez guère doué ni  de sens moral ni  du respect de la parole donnée, votre vie se déroulait sur des flots de paroles pleines de fausseté; vous changiez d'amour comme de redingote et de pays comme de chambre; à force de marcher sur les espoirs déçus des malheureuses qui vous ennuyaient à mourir une fois séduites, vous eûtes une fin qui ne fut point belle.

 Ah, mon Dieu, je m'exprime comme autrefois, c'est  ridicule; malgré le chagrin que vous m'avez causé, vous ne méritiez pas le gouffre où gisent les pires criminels.

Je vous en prie, rassurez- moi, si vous m'avez fait cet honneur de m'aimer autrefois, je serais bien triste de vous savoir prisonnier du royaume d'en bas, chez Hadès ou ..."

Le spectre tend une main diaphane vers le soleil soudain pâle; Autour de nous la lumière fléchit, le vent inflige à la mer sa rude accolade, la plage est déserte, la lumière rose  et le temps suspendu.

La réponse tarde au point que je souhaite que mon visiteur s'évapore et me laisse en paix lire mes lettres en vrac dans mon sac. L'atmosphère orageuse s'apaise , Capri île des caprices s'amuse à tromper sa propre météo  et tout le monde s'y laisse prendre, la tempête s'éloigne, et je cesse de frissonner sous les feux tièdes d'un astre de bonne humeur. Mais, cette accalmie ne saurait durer, la voix de mon indésirable voyageur des siècles prend un ton sec, tranchant, celui d'un homme qui jadis se plaisait à décider sans états d'âme, sans gaspiller ses sentiments en faible tendresse.

"Les Enfers! voyez- vous cela ! allons, l'enfer c'est de revenir comme un nuage sur  cette île où j'ai tant envie de vivre sous ma première forme, je voudrais sentir la rudesse des rochers, la morsure de l'eau froide,  et mes mains ont la texture de l'air.

Prenez garde, vous froissez mes lettres mélangées à d'autres  dans ce sac étroit qui me fait honte pour vous. où est passé votre élégance ? Cet art de vous mettre en valeur, de veiller à l'ensemble de vos charmes ? Je vous retrouve fagotée, des cernes sous les yeux, et ces fines rides, cette pâleur seriez- vous  malade, ou indigente , ou pire plus âgée que dans l'autre temps ? 

A quoi bon de toute façon ? Lisez- vos lettres et essayer de comprendre la raison de votre venue sur l'île, et ce que vous avez à y accomplir.

 Votre époux va s'enticher d'une autre maison bâtie par un Helvète ou un Allemand, je ne sais plus, en tout cas un homme fort arrogant, et qui n'était point gentilhomme. Un ami d'August von Platen qui aimait tout le monde; vous aurez à combattre cette lubie, si seulement vous ouvriez les yeux ! allez  au bout de l'allé du jardin, comme autrefois quand nous parlions d'amour au bord d'une tombe ensevelie sous le roc, et vous trouverez matière à un nouveau commencement. 

Mais qu'est-ce enfin ? 

Cette rumeur ? Je n'ai pas le droit de rester davantage, je n'existe plus que dans le silence, sous le soleil pâle, et seulement auprès de ceux dont la mémoire contient encore l'écho de ma voix.

Ah ! les entendez- vous ? quelle troupe excitée! serait-ce un cortège de bacchantes poursuivant un satyre ? Non, seulement une troupe de gens bizarres.

L'île touche au comble de l'absurde, Je raconterai cela à notre vieil ami Auguste Kopisch.

Vous n'avez guère pleuré sa mort à un âge assez précoce, tout de même une longue vie comparée à la mienne,. et il vous en veut un peu. Même au sein du royaume d'En- Haut,  nos sentiments nous suivent comme des points lumineux trouant l'obscurité profonde, amour, haine, déception, mélancolie, ce cortège des émotions terrestres s'atténue, s'adoucit, mais ne meurt pas.

 Voyez- vous, ce que vous appelez mort n'est qu'invention.

L'amour aussi est une invention, j'ai beau chercher, seule la solitude sur ces pointes rocheuses me paraît vraie. Répondez -moi avant que je sois dans la cruelle obligation de m'envoler comme un nuage, quels fâcheux événements encore vifs dans votre coeur vous ont-ils empêché de consoler la jeune veuve de notre August Kopisch ?  Pourtant, vous l'appréciez, notre ami d'autrefois,  celui qui nous fit naviguer sur les eaux de saphir de la  grotte aux parois de turquoise, nous n'en sortîmes pas les mêmes, n'avions- nous le philtre des dieux ?"

"Vous êtes injuste, dis-je sans savoir ce que je dis, très injuste, penser à Kopisch m'incitait à réveiller un passé qui me  hante malgré mes efforts pour faire bonne figure. Aucun lien d'amitié ne m'attachait à sa veuve d'une année.

Nul ne prononçait plus votre nom, vous gardiez quelques lecteurs intrigués par vos études sur la folie ordinaire, sujet bizarre qui contribua à vous éloigner de notre cercle d'heureux mortels cultivant une désinvolture trompeuse pour mieux cacher notre passion de la vie, et l'amour de..."

Le spectre se lève, et  sa haute stature s'estompe contre une paroi encore pavée de mosaïques, il semble se dissoudre dans l'air et sa voix n'est plus qu'un chuchotement:

"Maudit soit ce vacarme ! maudits ceux qui s'avancent vers nous ! achevez ! achevez , je vous en prie, l'amour de qui ? Me pardonnerez- vous dans cette existence le mal que je vous fis  dans l'autre ? Il faut que vous me pardonniez, mon repos est à ce prix, je vous verrai ensuite , sans remords, sans l'ombre d'un regret, déambuler vers La Migliera, descendre vers Caprile, réparer cette masure  que vous croyez ensorcelée et qui n'a de charme qu'embellie par les élans romanesques de votre imagination. 

Croyez- moi, votre maison adorée ne vous attire qu'en répétant l'écho de notre idylle impossible, irréalisable, notre secret connu des seules Sirènes qui se nourrissent de la vie d'autrui ; ces filles ailées se posent sur votre chemin en revêtant l'apparence trompeuse de vos amies, de vos voisines, d'aimables et inoffensives promeneuses.

 Tenez, votre si aimable Felicia là encore, vous avez été dupée ! Felicia ? Comment aurait- t- elle dénichée des lettres signées de nos amis disparus, pire, des lettres écrites de ma main ? C'était la poste des Sirènes, voyons ! mais oui, et tout à l'heure, votre lady, et pire, la belle Sofie, allons : comme si la raisonnable, la sérieuse Sofie se plaisait à discuter des choses surnaturelles ! réveillez- vous !  quasiment deux siècles plus tard , l'île vous endort toujours, l'île joue avec vous..."

Je suis pétrifiée d'étonnement et de crainte, mon cerveau sous l'emprise d'une force inconnue ne réagit plus, mille pensées confuses dansent et s'enfuient de ma tête.

 Capri rend fou, sans doute la folie la plus insidieuse s'empare-t-elle impitoyablement de moi.

Je suis abandonnée à mes confusions sur  la plage parsemée des restes désordonnés et exaltants de l'antique Palazzo a Mare qu'édifièrent tour à tour deux mythiques empereurs de Rome. 

Or, sur ces rochers qui virent les jeux innocents d'Auguste, et les frasques inracontables de Tibère, (mais l'histoire ne se perdrait- elle en mensonges outrageant la mémoire du vieil empereur bâtisseur de jardins et de palais, cherchant l'avenir dans la course des astres ?)

Rien ne s'éternise plus que l'air de la calomnie, hélas !  Je viens de dialoguer avec un spectre qui s'inquiète de mon pardon. 

Mais de quel pardon se soucie un habitant, même à temps partiel si j'ai bien compris, de la vallée où coule le dernier fleuve? 

Des cris retentissent avec force, une galopade incongrue meurtrit la sérénité de ces ruines ouvertes au soleil, aux bonnes et mauvaises humeurs des vents, et aux caprices des vagues de turquoise liquide ou  d'une blancheur emperlée, selon les jours, selon les heures.

 Le spectre au chapeau désuet s'est fondu dans la brise, et à sa place se rapproche une kyrielle d'hommes en costumes sombres et de femmes éblouissantes, aux longs cheveux flottant dans la brise.

Quel ahurissant et somptueux cortège ! les dames sortent d'un défilé de mode en plein désert; les hommes en chemises impeccables, pantalons cousus sur leurs corps, pourvus d'épaules outrageusement robustes, cheveux  pour beaucoup à la nuance du lin, visages invisibles derrière d'épaisses lunettes aux sombres reflets, suscitent une sorte de frayeur instinctive.

 Cette vague terreur qui augmente la cadence de votre coeur  quand un spectacle inexplicable s'étale sur l'horizon...

Je remarque que certains ouvrent la voie, d'autres ferment le pas, et un aréopage de personnages aux lunettes encore plus noires forme le milieu de cette troupe bizarre, les membres puissants et considérables de la petite armada martelant à coups de chaussures luisantes l'antique escalier de pierre taillé à vif dans la roche mordorée. 

Des Bacchantes en délire ? Allons donc ! je contemple par étourderie des noces du Nord envahissant de leur opulence le rocher fleuri. Cette troupe agitée saute sur les galets, trébuche sur les pierres, et en procession bruyante se dirige vers une cabane juchée sur pilotis, humble aspect dissimulant un des restaurants les plus en vogue de Capri ...

Je soupire et longe la falaise, mon paquet de lettres sur mon coeur .Où lire ces confidences d'un siècle envolé ? Quel sanctuaire m'offrira- t- il sa paix ? Si j'allais du côté de la via Tiberio ?

A ma stupéfaction, deux hommes en noir me barrent le chemin d'une main ferme: voilà qu'ils me poussent vers les  belles dames, blondes au naturel ou dorées par leur volonté, toutes pomponnées d'importance, toutes volantées et froufroutantes, escarpins sertis de bijoux à la main, et  pieds- nus sur la plage rafraîchie d'écume, et les gentilhommes échangeant force accolades viriles sans pour autant songer à ôter leurs intimidantes lunettes. Le miroitement des gemmes rouges, blanches et vertes élève une aura flamboyante autour de ce cercle mirobolant,

Suis-je tombée au sein d'un tournage d'un film titré "Mariage à la Capriote" ?

Une voix bien connue achève de me bouleverser:

"La voilà ! celle qui nous manquait ! elle a fini par entendre nos appels! Dio mio, quelle robe  simplissime, pas un seul bijou, et de la littérature dans le sac, Quelle audace ! Quelle désinvolture, le chic parfait, c'est à dire le dépouillement, l'épure, la France !

 Vous restez avec nous, vous êtes notre invitée d'honneur, l'unique française d'un mariage Russo- Capriote, j'ai tenté de vous joindre hier soir tard, et ce matin, bien sûr, si vous avez accourue, c'est que c'est Flavia  vous a mise au courant ?

 Mon cousin marie sa fille à un jeune Russe travaillant à Milan un brave ragazzo, plus Italien que Russe,  et pour célébrer l'ancienne entente envolée depuis les fâcheux événements, ils vous supplient de célébrer l'amour des deux époux en mangeant la meilleure cuisine de Capri, dans ce restaurant battu des flots, surtout ce soir .Oui, la tempête menace, mais si la fête bat son plein, qui s'en souciera ? Nous chanterons des airs Napolitains et les autres entonneront ce qu'ils voudront dans leur langue que personne ne comprend. Entre nous, j'aurai préféré que ma jeune cousine épouse un Français, comme vos fils, de si braves garçons, carissima, si bien élevés, si gentils.  

Dai! on n'attend plus que vous, grimpez, ma femme et ma fille vont être si contentes ! nous avions si peur que vous n'écoutiez les discours d'un  fantôme, le Palazzo a Mare doit en abriter un nombre considérable. Il en pleut de tous les rochers, il en dort sur les débris de colonnes, il en erre sur les chemins bordés d'arche Romaines et de colonnes Grecques,, vous pensez, depuis Auguste, et bien avant lui d'ailleurs, cette plage en a vu passer des gens étonnants qui ont demandé à rester pour l'éternité.

Je les comprends, qui a envie de quitter Capri même pour le Royaume d'en Haut, le Paradis, c'est ici.

Pourquoi cette pâleur ? Du champagne, vite, c'est une urgence, notre amie française se trouve mal ! et elle ne sait pas que mon cousin a retrouvé son tableau ! il est arrivé gentiment par la poste au musée de Capodimonte ce matin, mon cousin m'a remercié, mais je n'y suis pour rien. Ne vous évanouissez- pas si vite, écoutez- moi d'abord, le portrait est bien de l'époque de Guido Reni, et après deux ou trois ans d'examens approfondis à Rome, on vous en dira davantage, n'est-il pas  vraiment efficace mon cousin?" 

"Salvo ! carissimo amico !" dis-je avant de sombrer...

La suite et le dénouement de ce Roman à Capri très bientôt, 

Nathalie-Alix-de La Panouse 

ou Lady Alix



Wilhelm Kyhn
Vue de Capri 1851:
le Rocher des Sirènes et Les Faraglioni
Collection particulière











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