mercredi 6 septembre 2023

La grotte rouge du dernier Cyclope : Roman à Capri: "La maison ensorcelée" 35



 Roman à Capri

" La maison ensorcelée" chapitre XXXV

Du côté de l'Arc Naturel : la grotte de l'impossible et de la solitude

Ce fut un bourdonnement d'abeilles qui me ramena peu à peu vers le monde réel.

Le vacarme enflait, accentué encore par le tourbillon strident des oiseaux de mer autour de cette caverne ouverte au soleil et au vent. Une lueur jaune pesait sur mes yeux, je les ouvris et reconnus  la caverne maudite, couleur de sang et d'or brillante, perchée à une hauteur infinie au-dessus de la mer comme une bouche cruelle adossée à la roche verdie.

  "La grotte couleur de paille", il était temps, je n'en pouvais plus, mais où êtes-vous ? "dis-je.

Une sorte d'ange rebondi se penchait sur moi. Je lui souris en souhaitant que cette créature ait le bon goût de me laisser tranquille, je sentais fuir ma vision d'une grotte couleur de sang, un antre jaune et rouge, une caverne taillée dans la roche la plus à pic, éclatante et maudite.

 Le songe avait beau dessiner les contours âpres d'un lieu isolé entre ciel et mer, il finit par s'échapper de ma tête, et je tendis les mains dans un geste absurde afin de le rattraper.

Mais seul le vent ramène les songes et je m'éveillai en souffrant d'une atroce migraine.

Les abeilles s'échappaient elles aussi, leur pyramide excitée s'estompa puis se brouilla et disparut.

C'est alors qu'une voix bien connue  résonna  dans le calme troublant d'une pièce blanche. Bientôt le silence tomba et Salvo chuchota quelque chose auquel je ne compris rien.

J'ouvre les yeux, la grotte aux parois d'or rouge laisse la place à une chambre d'hôpital, par la fenêtre entre la chanson vigoureuse de la mer; un  imposant homme en blanc me regarde, une ronde femme en blanc me tend un verre de je ne sais quel philtre, et derrière ces gens doctes et observateurs, Salvo et Flavia lèvent des bras inspirés vers le Ciel qu'ils assurent de leur éternelle reconnaissance.

J'en déduis que je viens de m'évanouir et que ce malaise a causé une inquiétude bien inutile à mes amis.

Je me redresse et feint d'avaler l'horrible breuvage sans doute préparé afin de m'assommer d'un calmant alors qu'à l'évidence je suis incapable de bouger. Il me suffit de désigner la fenêtre; d'un même élan les quatre personnes à mon chevet se retournent et j'en profite pour vider mon verre sous le lit.

 Au moins, je ne perdrai plus conscience de la réalité ! Puis, d'une voix joyeuse, je tente d'expliquer que je ne me drogue ni ne cache une maladie grave, tout va au mieux et un peu d'air me guérira, surtout si on me permet de sortir au plus vite.

Il est temps d'ailleurs pour mes dévoués amis de rejoindre le fastueux déjeuner du mariage du siècle !

Je suis dévorée de honte à l'idée de leur avoir causé une frayeur inutile et tente, en arborant la mine la plus enjouée, le sourire le plus radieux, de prouver mon excellente santé à l'impavide homme en blanc.

"Libérez- nous, je vous en supplie, je suis sujette à ces vertiges, d'ailleurs ils empirent à Capri. Quoi de plus naturel ? L'atmosphère y reste si puissante, si propre à nourrir l'imagination , la tête vous tourne, mais vous  n'en êtes pas malade pour autant.

Comment être malade sur cette île où autrefois on venait de toute l'Europe respirer l'air salubre afin de guérir au plus vite ?

Voyez- vous, Dottore, c'est tout simple : je souffre du syndrome de Stendhal ! Il fallait bien que j'en sois victime, le contraire eût été étonnant, je vous en conjure, un thé me suffira en guise de remède.

 Si vous acceptiez de me donner juste une humble tasse de thé noir, blanc ou vert, tout m'ira, je suis certaine de danser jusqu'au matin sur la terrasse des Bagni di Tiberio, le restaurant où l'on fête ce somptueuses noces que mes amis ne me pardonneront jamais d'avoir quittées ! J'y songe,  je me souviens d'un rêve que vous pourriez peut-être m'expliquer,  soit vous Dottore, soit mes amis."

Cette fois, même Salvo et Flavia ont l'air de douter de mon état mental ... Vaillamment, je m'obstine à décrire la fugace et terrible image dont le sanglant reflet augmente ma confusion d'esprit. 

"J'ai rêvé d'une grotte couleur de paille rouge qui semble fendre une pente lisse comma un miroir, serait-ce un cauchemar ou existe-t-elle ? "

Salvo et Flavia sursautent, l'infirmière recule d'un pas, et l'homme en blanc prend la mine agacée d'un médecin aux prises avec un patient particulièrement indocile et exaspérant.

"Bien sûr qu'elle existe, si je ne m'abuse, il s'agit de ce que nous nommons la Grotta della Paglia" prononce-t-il, drapé dans sa blouse à l'instar d'un Romain dans sa toge.

Puis, de poursuivre sombrement:

" Comme toutes les grottes de Capri,  c'est une merveille, mais inaccessible, mais périlleuse, mais traîtresse, et cela va de soi hantée. On raconte même qu' elle abrita le terrible Cyclope amoureux de Galatée, ce Polyphème mangeur d'hommes qu'Ulysse aveugla et qui pour se venger roula dans la mer les trois énormes rochers qui depuis sont connus du monde entier, nos  superbes Faraglioni.

Certains prétendent que ces trois géants cacheraient les trois sirènes de la Capri d'Homère, pétrifiées sur l'ordre de Poséidon pour avoir failli à leur devoir d'honnêtes Sirènes, celui d'enlever les crédules mortels vers les demeures des divinités marines.

Mais qui sait où se situe la vérité dans ce tourbillon de légendes ? 

 Par contre, vous, Signora, vous venez de tomber évanouie sur la plage du Palazzo a Mare, vos amis m'ont expliqué que vous aviez imaginé une conversation avec un spectre, je suis assez sensible aux états nerveux des dames douées de trop d'imagination, vous venez de prendre  un sédatif.

Vous allez dormir et demain vous aurez oublié ces histoires très banales à Capri,  l'île fourmille de spectres de toutes les époques, il en pleut, leurs visites nous sont un plaisir, ne nous témoignent t- ils un attachement flatteur ? Que ferions- nous si Tibère n'arpentait Capri en  inspirant une saine terreur aux visiteurs les plus désagréables ?  

Que dire d'Auguste qui suscite un amour immodéré envers Anacapri chez les âmes les plus sensibles? Et l'encombrant fantôme d'Axel Munthe ! toujours à déambuler vers la villa Damecuta, ou la via Capodimonte, en se plaignant que l'on s'occupe plus assez des chiens et des chats ! Davvero, Signora, nous marchons  sans cesse en compagnie des Capriotes d'autrefois, cessez de leur prêtez tant d'importance !

 Pensez à vous maintenant;  je vous prescris déjà le remède le plus efficace en la matière: demain Naples, et un déjeuner entre amis au Gambrinus, puis, vous nous reviendrez tranquille, la mémoire vide; les gâteaux du Gambrinus ont un effet excellent sur les sensibilités franchement maladives. La guérison tournera à la perfection si vous convenez d'une visite dans les boutiques de la via Chiaia avec votre amie, l'aimable contessa, que je connais bien.

 Qui ne la connait ici ?, Mon épouse adore ses bijoux, au moins, ces créations ont le mérite de ne pas ruiner les bons maris dont je fais partie.

Ne bougez -pas ! Veuillez m'écouter, comprenez -moi, la Grotta della Paglia ouvre sur l'antre des derniers Titans, l'entrée en demeure invisible aux mortels, si par malchance vous y pénétreriez sans y penser, vous vous égareriez vers des domaines interdits, à moins que vous ne soyez en mesure de prouver qu'une de vos ancêtres ne fut séduite voici quelques milliers d'années par une divinité, fut- elle d'un rang inférieur.

 De toute façon,  vous n'en reviendriez jamais. Ou peut-être d'ici quelques siècles... 

 Heureusement, délicate et dénuée de force physique comme vous me semblez l'être, vous n'avez aucune chance de grimper si haut et sur une pente si abrupte. Surtout pas dans votre état d'épuisement!

"La Grotta della Paglia", je vous l'interdis, et de toute façon, vous êtes en observation, nous vous garderons jusqu'à ce que vous ne fassiez plus de rêves aussi dangereux. Maintenant, reposez- vous, l'infirmière viendra vous voir. Pourquoi ne pas rêver d'une jolie promenade vers le Grotte bleue? Les touristes adorent cela d'habitude !

15 euros et 20 minutes par temps calme, que demandez- vous de plus ? J'autorise vos amis à vous apporter un thé , le distributeur de boissons se trouve à gauche dans le couloir . A demain, Signora, et souvenez- vous : "Capri est dangereux!" 

J'approuve cette fantastique plaidoirie d'un faible hochement de tête et d'un regard captivé. Satisfait de cette docilité, le praticien condescend à me sourire; sa bedaine considérable en avant, le voilà qui s'éloigne d'un pas de sénateur. 

Flavia en profite pour me glisser un verre en carton rempli de thé odorant, tout en murmurant:

"Celui-là, sa Mamma lui prépare trop de macaronis !"

Je me redresse et ose lui confesser quelque chose d'inavouable:

" Le calmant, tout à l'heure, je l'ai renversé sous ma couverture ..."

Flavia rit franchement:

" Salvo en était sûr ! il a deviné que vous vous débrouilleriez pour ne pas obéir ! mais, vous êtes tout de même très fatiguée, ne devrions- nous prévenir votre mari ?"

Horrifiée, je refuse avec une belle énergie d'angoisser l'Homme- Mari pour un malaise ne constituant qu'une  insignifiante péripétie . 

"Cela m'arrive très souvent, ce qui me m'affaiblit, voyez- vous, Flavia, c'est cette odeur d'hôpital ! je sens que je vais tomber malade ici, même si je suis ravie de visiter cet endroit, l'Hôpital de Capri, c'est presque une faveur à souhaiter !  les mouettes frappent à la fenêtre, la mer chante de sa voix rauque, les falaises resplendissent et la lumière vous redonne la santé perdue. Par contre, je dois m'enfuir au plus vite, je ne supporte pas cette prison immaculée. Ne dites-rien à Salvo, mais indiquez- moi le chemin de la sortie, je vous en supplie ! personne ne vous accusera de complicité, je vais juste remonter à Anacapri en taxi... Et demain, à la première heure, je vous téléphonerai. Chut, Salvo nous rejoint ! "

Salvo a tout deviné et sa mine outragée ne cède en rien à celle qu'arborait l'homme en blanc voici deux minutes.

"Vous êtes impossible, si vous me pardonnez cette parole, carissima amica, je vous en supplie, maintenant reposez- vous,  et je vous propose si vous vous sentez mieux de déjeuner avec nous, un de ces jours,  aux" Grottelle", sur le chemin de l'Arco Naturale, un restaurant tenu depuis cent ans par la même famille, la patronne actuelle est un peu ma cousine, une femme à poigne et un talent de cuisinière presque aussi extraordinaire que celui de ma femme et de ma fille qui sont moins douées toutefois que ma mère, une artiste de la bonne cuisine Italienne, et surtout Caprese, mais  je dois reconnaître qu'elles s'en rapprochent, c'est un art délicat, vous savez la cuisine à la mode Capriote, vous devez avoir cela dans le sang et y ajouter l'amour de votre prochain.

  Pourquoi me lances- tu ce regard de volcan, Flavia ?

Dai ! je vous montrerai de loin la montagne qui cache votre Grotta della Paglia, un repère de pirates, un prodigieux nid pour les oiseaux de mer, la caverne de la solitude, le lieu  parfait pour les inconscients  déterminés à se rompre le cou et à se casser les jambes, vous garderez les vôtres en bon état, vous n'irez certainement pas  à travers les buissons d'épineux qui vous déchireraient en dépit de votre prudence. 

Ne souriez- pas !  Cet endroit porte malheur, le Cyclope y règne depuis qu'Ulysse le priva de son oeil unique,  et sa colère précipiterait les grimpeurs, assez hardis pour affronter la falaise la raide de Capri, sur les rochers aigus qui attendent leurs proies à je ne sais combien de centaines de mètres plus bas.Maintenant, carissima, chassez toutes ces légendes de votre esprit, ne pensez à rien, dormez  pour nous faire plaisir ! Nous viendrons demain matin et vous raconterons ce mariage qui certainement nous réserve des surprises ..."

Flavia me reprend doucement le verre de thé et ferme les persiennes, puis les voilà qui s'en vont sur la pointe des pieds.

Deux minutes plus tard, l'infirmière callipyge pose un verre sur ma table de chevet, et me conseille de ne plus bouger jusqu'à nouvel ordre .Je réponds d'un vague sourire et imite à la perfection le spectacle de la créature blessée qui s'enfonce dans un sommeil insondable afin d'oublier de secrets tourments. Un quart d'heure après cette scène touchante, ayant retrouvée l'allure d'une personne en bonne santé, j'ouvre la fenêtre, me laisse glisser vers le sentier en contre-bas, et sans me hâter, me dirige vers l'arrêt de bus.

Le trajet ne dure guère; par chance, le prochain bus pour Anacapri patiente déjà à l'entrée du quartier le plus remuant de Capri- bourg, la foule est dense, agitée, un mouvement de houle humaine se forme en direction de la Piazzetta, j'hésite à peine et me jette dans ce torrent

 Au clocher de l'église San Stephano, il est à peine deux heures de l'après- midi, si je marche d'un pas décidé, j'aurai le temps d'atteindre les Grottelles d'ici trente minutes,...

Et là, ce serait bien étonnant si un spectre en habit désuet et grande barbe, une Sirène dissimulée sous l'apparence d'une inoffensive enfant du pays, un dieu grec  en balade, se présentant comme un historien écrivant un livre sur la maison de Malaparte ou les turpitudes de Norman Douglas, n'auraient à coeur de me guider vers le chemin périlleux, interdit aux simples mortels mais ouvert aux acrobates d'origine divine, accédant à la grotte rouge des derniers cyclopes ...

la chaleur est accablante, le parfum du jasmin enivrant, je tourne, retourne, escalade plusieurs escaliers, chemine via Matermania, demande ma route à un Capriote sans âge qui médite en philosophe, sur un banc ombragé par un pin.

"Les Grottelle tout droit, l'Arco Naturale ensuite, mais il faudra monter, descendre, remonter, et il fait chaud ! attendez demain  si vous ne partez pas ce soir. La grotta della Paglia ? Vous allez tomber et vous fracasser sur les rochers ! seriez- vous à ce point désespérée ? Priez plutôt la Madone de Matermania  de vous venir en aide..." 

Ainsi encouragée, je repars, sans bien comprendre la raison de mon entêtement. Autour de moi, ce ne sont que fleurs odorantes, vallées verdoyantes, blanches maisons aux toits arrondis, jardins protégés de colonnes chargées de feuillage, et au bout de ce  paradis terrestre  la mer pareille à une divine turquoise veinée d'ivoire liquide.

Un escalier surgi des temps Homériques dégringole soudain vers une grotte dont les rudes entrailles forment les salles du restaurant Les Grottelle, sur la terrasse surplombant un gouffre, tous les peuples de la terre apaisent soif et appétit, une pancarte annonce la direction de l'Arco Naturale, je suis au port, réalise mon épuisement et avant de tenter une émouvante rencontre avec le cyclope ou ses frères, ces invétérés mangeurs d'hommes, il me paraît opportun d'obéir aux injonctions de l'homme en blanc, ne plus bouger face au paysage le plus mystérieux de Capri, ne suis-je à un ou deux escalier de la Grotte de Matermania, antre des sacrifices antiques si l'on ajoute foi aux commérages des historiens romains ?

Hélas ! j'ai été repérée, et la patronne m'inspecte d'un air soupçonneux.

"Salvo d'Anacapri, qui est un peu mon cousin, m'a prévenu qu'une dame très pâle et bien habillée allait s'assoir sur cette terrasse avant de chercher le sentier de la grotte maudite, c'est vous bien sûr ? Oui ? alors, j'ai un message, vous devez rester à cette table et lire une lettre, la première du paquet qui dépasse de votre sac. Ensuite, vous viendrez à l'intérieur, et j'aurai quelque chose à vous montrer. Un granité au ciron ? Oui, les nôtres sont les meilleurs de Capri. A tout de suite. "

Les lettres ! ce rêve bizarre m'a fait oublier mon paquet de lettres! je me précipite et palpe au hasard la liasse froissée. Une lettre chiffonnée s'étale sur la nappe verte et blanche, les mots valsent, ondulent, je déchiffre à grand peine une écriture de chat sauvage, pourquoi l'auteur m'écrivait- il en italien ?

Par snobisme ? Par amour ?

" Capri, 4 octobre 1826, 

Carissima, 

Qui, in mezzo di Meditterraneo, vivo lieto e felice come un dio ..."

Mes yeux se remplissent de larmes, je connais la suite, cette lettre, je l'ai déjà lue et relue, voilà deux siècles !

A bientôt pour la suite et le dénouement qui ne saurait tarder de ce Roman à Capri, 

Nathalie-Alix de La Panouse

ou Lady Alix



L'ombre du Cyclope à Capri

(crédit photo: Vincent de La Panouse)









Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire