jeudi 21 septembre 2023

Je vous écris de Capri "La maison ensorcelée" Chap 36

 Je vous écris de Capri 

"La maison ensorcelée" Roman à Capri

Chapitre 36


Je marche très lentement, ma lettre à la main à l'instar d'une relique précieuse sur laquelle je n'ose porter mes yeux. Je sens que ce mot d'outre- temps doit être lu avec de grands égards, et surtout dans un lieu particulier.

Je vais  très doucement sur le chemin de fleurs et de roches,  je trébuche sur l'interminable sentier d'une poésie désordonnée qui traverse des fourrés, des buissons odorants, d'humbles vergers suspendus au-dessus du vide.

 Je remarque à peine les maisons accrochées au pentes raides, audacieux ermitages du vertige,  villégiatures idéales pour anachorètes ou misanthropes reclus dans leurs sanctuaires de la solitude. Soudain, la mer et le ciel s'épousent dans un cercle sublime, une bouche de pierre dressée contre l'abîme. Le sentier s'interrompt sur une terrasse rustique.

 Sans y songer, je m'assois sur une espèce de banc de pierre et commence à lire.

"Devant l'Arco Naturale, Capri, le 20 août 1826 

Mon amie, ma tendre amie, 

Je vous écris de Capri.

Laissez- moi tracer mes premières lignes en Italien, je ne saurais mieux rendre hommage à l'extravagante ivresse qui s'empare de moi !

Qui,  in mezzo al mediterraneo, vivo lieto e felice come un dio .Da settimane sono nel paradiso terrestre.

Me voici seul en cette bouillante et divine après-midi; me voici installé sans façon sur un grossier banc de pierre. J'avoue me sentir bien las  à force d'avoir enduré tant de sentiers de rocaille, escaladé ou descendu une infinité de marches taillées à même le roc, d'avoir cheminé sous les ardeurs d'un soleil incandescent qui noie l'île de flots de lumière vive et diaphane vous ôtant mémoire et idées.

 Je tente de reprendre mes esprits en face d'un monument façonné par les Titans, un arc sublime ciselé à l'instar d'un cercle magique, et dont l'ampleur dépasse l'entendement.

 Je pense à vous, je penserai toujours à vous même si vous me reprochez de vous négliger.

Comment vous faire éprouver ce que vous ne pouvez comprendre, vous qui rêvez de Capri sans l'avoir jamais vue dans sa splendeur ?

Je suis tout entier perdu dans un monde à la force si puissante, à la beauté si écrasante  que rien ne touche plus mon coeur ou ne réjouit mon âme si ce n'est la douce évocation de votre tendre personne bientôt penchée sur cette lettre.

Me lirez- vous avec allégresse ou remords ? Viendriez- vous encore à moi si je vous appelais à l'aide ?

Vous n'êtes pas libre, du moins le croyez- vous!  ainsi l'avez-vous décidé, votre fidélité extraordinaire à l'égard d'un époux si vite envolé au Ciel sera votre prison pour l'éternité.

 Vous avez d'autres  raisons qui m'échapperont toujours, votre prétendue respectabilité, dites- vous, le souci de vos enfants, pourquoi pas, mais surtout, même si vous n'osez- vous l'avouer, votre peur d'un amour passionné qui s'envolera aussi vite que survenu ..., 

Moi , je désire vivre au jour le jour, sans liens avec le passé, sans nostalgie, et sans illusions pour un avenir qui de toute évidence sera bref.

L'amour sera pourtant l'unique belle chose qui aura marqué ma vie. Seriez- vous destinée à n'être que mon dernier rêve, l'ombre d'un bonheur qui n'a eu le courage d'éclore ? Allons ! venez tant que nous pouvons goûter ensemble à ce bonheur terrestre que la vie prodigue si peu : oubliez ce vain souci des convenances qui vous enferme dans une prison imméritée ! Tournez le dos à vos doutes !

 Oui, l'amour passera, mais, au-delà de mes trahisons, et de votre fier dédain, au-delà de notre indifférence feinte,  bien au-delà de nos mensonges, de nos faux adieux,  et du sombre flot de nos amertumes, il renaîtra de ses cendres, et reviendra même nous hanter après cette vie, j'en ai la conviction, vous l'avez également, je le sais ...

Si seulement vous me rejoigniez sur cette île vibrante et joyeuse, misérable et somptueuse, sa lumière diaphane, sa brume bleue du matin et sa mer de lait dans le soir sont les plus doux présents que nous puissions recevoir...Votre âme rajeunirait de deux mille ans !

 Nous marcherions au bord des gouffres, nous rêverions du côté d'une crique regardant vers l'Orient, et la mélopée aux notes pures et lentes d'un chevrier, assis sur un entassement de rocs prodigieux, enverrait au loin, sur la mer violette, nos incertitudes absurdes.

Il faut que je vous concède une chose: vous aviez vu juste en me suggérant de quitter Florence  pour la Campanie; la maladie qui me poursuit depuis si longtemps perd de son acuité  ici, à tel point qu'un jeune peintre de nos amis m'a supplié de rester jusqu'à une guérison  à laquelle je ne crois plus.

Cet optimiste d'August Kopisch clame chaque matin que l'air de Capri est le plus salubre !

 Il est soutenu par son alter ego, ce timide Ernest Fries plus doué que son ami et si sensible, un esprit qui a trouvé un corps et s'en tire comme il peut. Tous deux m'ont accueilli à bras ouverts en me suppliant  de m'installer sous leur égide dans la seule auberge du bourg de Capri, bâti sur des ruines antiques, belvédère paisible sur le port et le golfe.

 Comme vous raffoleriez, mon amie, de ce gros village, étincelant sous la soleil ardent de la saison,  paré d'ombres bleutées le soir, et bourdonnant des chants plaintifs fredonnés par de jeunes beautés aux yeux verts, aux épaisses chevelures traversées d'une flèche d'argent, descendantes directes des magiciennes ou déesses d'Homère.

L'aubergiste, ma chère amie, n'est rien moins qu'un personnage extravagant et débonnaire, un maître dans l'art de vanter les merveilles de son île boudée par les voyageurs prudents  qui invoquent de façon assez ridicule la malédiction lissée par Tibère sur ces paysages d'une majesté sauvage.

J'ai fait la connaissance de votre oncle, cet officier Français exilé depuis la chute de Napoléon. 

Quel caractère des plus originaux ! Il a pris racine dans une vallée agreste au pied du hameau de Caprile, c'est à dire le plus antique, le plus reculé que l'on puisse trouver en l'île. Votre oncle m'a témoigné un accueil enthousiaste, et a décidé de m'offrir son hospitalité pour un temps infini, voilà qui me sauvera des discours enflammés du Signor Pagano...

En vérité, votre oncle me semble un gentilhomme de la plus belle eau, d'ailleurs on lui donne du "Barone", les îliens raffolent des titres vrais ou faux, et votre oncle accepte celui-ci avec une amabilité modeste qui me fait songer à la vôtre. Vous êtes de son sang et vous avez quelque chose de ses traits, de son allure, et de son tempérament fier et solitaire.

   Tous deux, vous devriez vous aimer  et certainement éprouver une grande estime, une parfaite solidarité l'un envers l'autre, il est digne, sans que vous le sachiez, du père dont vous êtes orpheline depuis l'enfance.

 Quel dommage que vous ne l'ayez jamais rencontré ! Il espère avec un espoir extrême le miracle de votre arrivée, vous lui manquez en tant que seule parente sur cette terre. Je n'exagère point: voyez- vous ma chère et tendre amie, même s' il a noué quelques intrigues amoureuses avec de gracieuses Concetta,  ou Chiara,  votre oncle, encore vert et fringant, n'a pu aller jusqu'aux noces en vertu du principe absurde des pères Capriotes que seul un natif de l'île sera capable de faire le bonheur de leur fille. 

Il n'a donc aucun héritier à part vos jeunes fils et vous-même, et son voeu le plus cher serait de vous réunir dans la maison qu'il tente de relever sur d'antiques constructions ;  ce qui paraît être le cas de pratiquement toutes les maisons de l'île.

 Cet argument touchera- t- il votre coeur ? 

Allez-vous priver cet homme plein de bonté de la joie légitime de partager son existence au Paradis terrestre avec sa famille ? Vous illumineriez sa vie  et la vôtre, si vous osiez  transformer votre triste destinée de veuve solitaire en acceptant ici le rôle de maîtresse d'une maison fort charmante et très étrange, heureusement pourvue au jardin clos où l'on accède par un escalier immémorial s'élevant au-dessus d'un portail vert enguirlandé de glycine.

 Le domaine se prolonge d'une allée plantée d'arbres à la hauteur étonnante, envahie, selon une légende tenace, certaines nuits d'hiver ou de printemps par de blanches vestales ou patriciennes romaines veillant sur un des légendaires trésors d'Auguste ou de Tibère ...

En surplomb s'étalent au jour les vestiges clairsemés et rompus d'une Villa splendide qui aurait protégé Auguste des tempêtes d'hiver. Capri abonde en récits fantaisistes, mais j'ignore pourquoi, cette fable que votre oncle se plaît à raconter transporte l'écho d'une histoire vraie.

J'ai promis de loger, voire de m'établir dans la dépendance du jardin, et de bavarder, de philosopher, de méditer ou de tranquillement fumer sur la terrasse dont les colonnes ont été remplacées par des balustres, seule concession au goût français, par votre oncle, nostalgique de son pays à ses heures.

 Le résultat ne laisse pas de surprendre, la Villa a quelque chose d'inachevé qui la rend encore plus attrayante, en réalité je devrais dire fascinante.

Une atmosphère ensorcelée plane sur ce domaine endormi. Votre oncle se sent une âme d'ermite mais la conscience de ses devoirs l'oblige à s'occuper des gens fort démunis d'Anacapri, ce refuge d'éleveurs de chèvres et de vignerons au pied du monte Solaro. Il a installé une école dont les enfants s'échappent afin d'aider leurs parents sur la mer ou dans les vignes. Seules quelques petites filles déchiffrent l'alphabet sous son égide et promettent de ne plus pratiquer l'art de mendier un sou aux voyageurs exténués, après la montée des quelques centaines de marches taillées au creux de la falaise, unique et fol itinéraire vers ce monde des nuages, si retiré du nôtre.

Il y a bien des merveilles à Anacapri, mais je me lasse d'écrire. Venez, je vous en prie, ma tendre amie, venez  tenir votre rang chez cet oncle qui fut un héros en sa jeunesse et porte fort beau à l'admiration de la gent féminine étrangère et intrépide; ou native et douce comme le miel d'Anacapri...

Prenez en pitié sa maison ensorcelée: l'absence d'une maîtresse de maison s'y fait cruellement sentir !

Mes amis August et Ernest ne tarissent d'éloges dithyrambiques et de descriptions enamourées à propos d'une grotte à l'enivrante teinte de turquoise dont le brave Pagano, vaillamment secondé par son fils Michele qui tient de lui pour l'éloquence et la ruse, leur aurait dévoilé en grand secret les prodiges.

Or ces nigauds ignorent le défilé de visiteurs qui, depuis Homère, a osé nager en cet antre où miroitent de pures nuances célestes, ce palais de saphir au toit de turquoise, aux murailles d'aigue-marine !Ils se font berner par le persuasif, l'éloquent, le déterminé Signor Pagano. 

Et les voilà en train de clamer leur  prodigieuse aventure ! Aussi vont -ils remplir de curiosité les blasés du grand Tour en les invitant à franchir le seuil de la  caverne des Sirènes dévoreuses d'hommes, des folâtres néréides.

 Ne serait-ce en cette caverne teinte d'un bleu surnaturel que Galatée enlaça son amant de triton Acis, au nez et à la barbe de son seigneur et maître le cyclope Polyphème ?

Pauvre grotte merveilleuse qui dormait en paix avec ses statues, son souterrain, son embarcadère dévolu à Tibère ...Les cris des nouveaux visiteurs en chasseront les Sirène qui furieuses et rageuses lanceront sur l'île une sombre malédiction. d'ailleurs, nous serons tous chassés, nous ses amants, ses amoureux, nous serons bannis de notre paradis ...

Ma tendre amie, venez au plus vite, je crains que l'île bleue ne soit la proie des affamés d'aventures neuves, j'ai le pressentiment que ce parfum d'éternité que tout respire ici ne se change en un vinaigre odieux, venez tant que le charme n'est pas rompu.

Venez, je vous attends, je vous écris, et même après la mort, je vous écrierai encore, vous recevrez ma lettre de Capri, et vous la lirez encore sur ce banc où je grave aujourd'hui nos noms ...

" Ni avec toi, ni sans toi ": cette devise ne traversera-t-elle nos vies futures, même si vous n'avez plus souvenir de nos éternelles retrouvailles après nos éternels adieux ?

 Venez ! La grotte bleue , nous y nagerons ensemble si tel est votre désir, mais les entrailles de Capri ne sont que grottes, plages mystérieuses, palais de roche rouge, de colonnes blanches, de corridors verts, salles gardiennes de statues divines; tout cela invisible, tout cela inviolé.

 Et au-dessus de moi s'ouvre, à l'instar d'une blessure sanglante, la grotte du Cyclope, seuls quelques bergers audacieux en osent la périlleuse escalade, c'est la porte de l'impossible, je ne la franchirais que rempli de la certitude que vous me regarderez tenter cette folie pour vous.

Je ne sais si je vous aime au sens où vous l'entendez, mais si vous n'existiez pas, si je ne vous avais rencontrée, il manquerait quelque chose à ma vie.

Votre   "

La lettre se termine sur une tâche d'encre...Je ne saurai jamais qui m'a écrit voici deux siècles.

Je palpe le banc, hélas, trop d'initiales se chevauchent, une foule d'amoureux transis se sont évertués à graver d'un âpre canif leurs noms déjà effacés ...un profond désespoir me serre le coeur. je cherchais la lumière, et me retrouve dans la nuit, le passé ne me parle plus.

Le soir me cerne, la mer hurle avec une fureur qui m'épouvante.

Je rebrousse chemin en oubliant mon désir de tenter l'ascension impossible de la grotte de l'impossible, il est urgent que je revienne sur un sentier fréquenté !

Les lumières encore allumées des Grottelle me réconfortent, je cours sur les marches usées, manque de m'étaler et m'élance vers la civilisation, la via Matermania déserte augmente mon angoisse, je me sens pourchassée par une présence obscure, serait-ce le génie du lieu ?

 Un malaise s'empare de moi, mon Dieu,  la lettre ! mon paquet de lettres ! tout a disparu,  mon courrier d'outre-tombe a fui sur les ailes du vent ...

Au sein de l'obscurité troublante se détache une silhouette, une voix bien connue s'écrie :

" Vous voilà ! Je vous ramène chez vous, quelle folie de traîner sur ces chemins à cette heure ! Ma cousine vous a observée depuis sa terrasse, on vous gardera vos lettres éparpillées sur les buissons, il y a du nouveau, dépêchons- nous, un taxi, celui de mon cousin, nous attend à la fermata de Capri. !"

" Caro Salvo, que ferais- je sans vous et vos cousins? " 

A bientôt pour le dénouement de ce roman à Capri,

Nathalie-Alix de La Panouse

ou Lady Alix

                                                                         Capri en mer
                                                                        Crédit photo Vincent de La Panouse







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