mercredi 11 octobre 2023

Où sont passées les Sirènes ? "La maison ensorcelée" Roman à Capri chap 37

 Où sont passées  les Sirènes?

"La maison ensorcelée" Chapitre 37

La nouvelle annoncée avec tant de fougue par le magnifique Salvo, cet ami qu'un destin malicieux s'entêtait à employer afin de surveiller mes aventures à Capri, c'était que l'Homme- Mari me suppliait de le retrouver de toute urgence à Paris afin de l'aider à corriger son rapport.

 Il n'était pas le seul à déplorer mon ermitage capriote : des rendez-vous, des contrats, qui en un autre temps m'auraient comblés de joie venaient enfin de se matérialiser. Le réel reprenait âprement ses droits en dépit  des amours mortes et de leurs virevoltes entre l'Arco Naturale et les jardins  abandonnés d'Anacapri.

Rien de pire n'aurait pu survenir sinon l'effondrement  au sein flots des falaises extravagantes de la Punta Carena ou de la Grotte du Castiglione.

Je tentai de revenir à la raison en contemplant les étoiles qui montaient une garde brillante et malicieuse sur la cime du monte Solaro. J'étais pour la dernière nuit peut-être de ma vie dans ce salon blanc aux fenêtres encadrées de sculptures orientales.

 Je regardai, avec l'avidité d'un être mourant de faim, la nuit transparente, une nuit d'été au coeur du printemps. La mer murmurait sous les frissons de la lune, le village frissonnait sous une brise subtile, et même les chats veillaient immobiles sur les toits arrondis. Les heures s'enfuirent sans que je puisse m'arracher à l'écoute de l'île éclairée de petites lumières sur les pentes escarpées de La Migliera, figée dans sa tranquillité mystérieuse et tout entière effleurée des suaves parfums s'échappant  des jardins. 

Soudain le coq du verger voisin se mit en tête d'annoncer l'aube avec une bonne longueur d'avance. Ses compagnons des alentours se réveillèrent sans l'ombre d'un doute et joignirent avec un entrain touchant leurs appels rauques et sonores.

L'aube se levait dans ses voiles argentés et une coulée de brume descendait vers les maisons accrochées aux flancs robustes de la montagne. Le halètement fiévreux d'une Vespa traversa l'air vif sans briser les sortilèges de la nuit. Mais, déjà sous les jardins en terrasse, une rumeur montait du côté du port, déjà brillaient les lumières du premier ferry, celui qui avait l'honneur de fendre les eaux, depuis Marina Grande  vers le port de Massa à 5 heures quarante, le bateau guetteur d'aurore qui portait en ses énormes flancs travailleurs, îliens et une poignée de voyageurs au pas hâtif...

Le temps prit son vol sur les ailes des mouettes et je respirai les frais parfums des glycines humides.

Déjà les enfants des alentours remuaient sous leurs couvertures en retardant le plus tard possible le moment de revêtir leur pull portant les emblèmes de l'île, et courir, la main dans celle de leurs mères véloces et rieuses (secouant leurs pendants d'oreilles et caquetant avec entrain) vers l'école blottie dans le jardin du Sindaco d'Anacapri. Certains soupiraient d'aise en songeant qu'ils  y arriveraient confortablement dans le petit véhicule, souvent un minuscule charriot électrique, de leurs parents. 

Comme je les enviais ! moi, c'était le départ qui venait de sonner avec les cloches cristallines de Sant Sofia, le retour, vers la réalité, le retour sans avoir percé les secrets bizarres de cette Capri qui jouait au chat et à la souris avec la plus fervente et la plus naïve de ses victimes. Je n'appartenais en fin de compte ni à la Capri  du présent, ni à celle du passé. 

J'étais revenue trop tard... 

Il ne me restait plus qu'à monter sur le bateau et à contempler Capri disparaître peu à peu sur la mer d'améthyste pâle, citadelle engloutie dans sa brume bleutée, à l'instar d'un pays immatériel façonné par les délires d'une imagination exacerbée.

J'allais m'ensevelir dans ma vie présente, et cela ne m'inspirait plus aucune émotion. J'étais dans l'état d'esprit égoïste et maniaque d'un être en proie aux affres d'une passion sans espoir. 

Il fallait me secouer d'importance et monter vaillamment dans le bus descendant à Marina Grande. Horreur, il ne me restait que dix minutes si je voulais éviter l'ennui de héler un  chauffeur de taxi qui me traiterait avec la courtoise désinvolture réservée aux vrais touristes. 

Je quittai à la hâte l'appartement blanc et sa tourelle cachée au coeur de cette Villa ou  maison patricienne curieusement liée à celle qui m'avait abritée voici plus de deux siècles. Moi ? Quelle idée saugrenue ! Je ne ressemblais en rien à une jeune veuve des années 1820, pétrifiée dans ses convictions et son "fier dédain ", mais follement éprise d'un être volage (qui semblait surtout follement amoureux de Capri !  Moi, cette personne guindée que supplia,  voici deux cent ans, un amoureux transi  d'aller le rejoindre à Capri? Fut- elle une de mes ancêtres ? En tout cas, une personne bien difficile à comprendre, avec laquelle je n'avais aucun lien, passé, présent ou futur. Tout ce roman relevait de la fumisterie, de la fantaisie, de la puissance de suggestion insufflée par cette maudite île de Capri. 

Salvo m'avait rendu mes précieuses lettres, et pourtant , à mon immense étonnement, quelque chose m'empêchait de poursuivre le déchiffrage de cette écriture galopante, nerveuse et un tantinet arrogante.

 L'inconnu s'exprimait avec assurance, fermeté, sans fioritures romantiques, ses injonctions rendaient un écho finalement assez moderne. L'avait- elle exaucé ?  L'avait- elle rejoint sur son paradis terrestre ? Oui, bien évidemment, sinon comment aurais- je la mémoire de ce jardin sauvage, de cette antique et secrète maison repliée derrière les balustres gracieux de sa longue terrasse? Quelle intuition m'aurait- elle obligée à rêver de cette retraite farouche juchée au-dessus de la volée de marches d'un escalier encore ravissant en dépit de deux siècles d'incurie ?

Mais, à quoi bon remuer ces confuses visions ? J'étais à la fermata du bus, autour de moi bavardaient des gens qui avaient d'autres soucis que les amours mortes d'un couple de voyageurs ébahis devant les grottes de Capri à l'époque de la mise en lumière de la plus fameuse/ cette grotte d'azur dont les Sirènes furent chassées sans pitié par les barques lancées comme des frondes au sein de l'étroite porte de leur dernier palais. C'est le moment funeste du destin en marche: je m'apprête à suivre le mouvement de la petite troupe se précipitant vers le bus, or  le portable oublié au fond de mon sac vibre avec l'énergie du désespoir  et ralentit mon élan. 

Sans doute n'est-ce qu'un appel insignifiant, l'Homme- Mari m'a déjà tout dit, tout expliqué, tout appris sur mon voyage, je n'ai plus qu'à me soumettre et espérer.

 Nous reviendrons d'ici quelques mois, Capri nous attendra;  Salvo me l'a gentiment affirmé, et aussi le si gentil Antonio, toujours plein de sollicitude, à l'instar de Veronica, son épouse au sourire lumineux, Napolitaine au coeur généreux, à la démarche gracieuse et juvénile, au caractère rayonnant de simplicité joyeuse,. C'est à elle que  je rendrai les clefs de la blanche maison en débarquant à Naples, et elle me proposera tout de suite un petit café et des douceurs afin d'atténuer la mélancolie du départ ...

"Capri vous aime, elle vous ramènera toujours" m'a juré Amadeo en affichant  sa mine grave; même cette petite fille  qui me tend une fleur rose sans me connaître à l'air d'y croire, et même cette dame, la signora Rosetta,  qui me crie au passage, depuis sa Fiat bleu ciel, qu'elle me fera un café la prochaine fois: "Revenez vite ! je vous offrirai des citrons !" 

Je me souviens de sa maison blanche au bout de soixante dix marches, à l'orée du paradis, sur une terrasse s'élançant vers la  mythique Cala del Rio, ou une autre, qu'importe ? Le paradis a tant de portes, tant de terrasses, tant de bosquets de citronniers aux parfums exubérants sur ce rocher immense et minuscule qui cache encore les palais des Sirènes ...

L'esprit en déroute, je calme les ardeurs de l'enragé portable et écoute sidérée un message anxieux de l'Homme- mari: "Grève totale, aucun vol pour l'instant, essaie de loger chez Simonetta, ou à l'hôtel à Naples; le mieux serait que tu puisses rester dans la maison d'Anacapri si  l'ami Antonio ne la loue à personne en ce début de saison, on ne sait jamais. La situation est catastrophique en France, nous frôlons la révolution, enfin, le Président va parler ce soir, mais nous sommes à l'arrêt. Ne t'inquiète pas pour tes collaborateurs, ils comprendront très bien que tu sois obligé de remettre leurs rendez-vous, c'est un cas de force majeure. Franchement, une sorte de maléfice semble t'interdire de quitter Capri. Mais, garde courage ! et rassure- moi vite, essaie de ne plus considérer le portable comme un ennemi... J'appelle tout de suite Antonio, ne panique pas !  je ne cesse de penser à toi..."

Paniquer ? Je suis au comble du bonheur ! vive les grèves, vive la révolution !

Mais, la déception de l'Homme- Mari m'attriste au point de provoquer mon immense sentiment de culpabilité...La honte  pure succède au merveilleux soulagement de pouvoir descendre de ce bus en manquant m'étaler sur le trottoir.

Suis-je à ce point devenue cette personne égocentrique et vaine qui ne se soucie de rien, ni de sa famille bien-aimée, ni de son travail, de son foyer, ni de sa vie réelle, sinon de remonter le temps à la recherche d'un hypothétique amoureux et d'une maison édifiée sur des vestiges antiques, tous deux oubliés depuis deux siècles? Et cet imbroglio pathétique se joue dans l'atmosphère diaphane et ensorcelée d'une île soumise aux caprices des tempêtes d'avril...

En proie à une confusion extrême, je choisis de m'isoler en suivant le chemin s'étirant au début de l'ancienne voie romaine de la Migliera. Ainsi, je m'écarte de la rue la plus bruyante d'Anacapri et longe de hauts murs aux pierres disparates et régulières à la fois, des vergers, des potagers et de belles cours emplies de statues. Un décor rassurant, surprenant et plein de quiétude accumulé depuis des siècles ...

Silence et vagues échos me rafraîchissent l'esprit, je respire sous une averse fugace et ouvre à nouveau l'engin vociférant .C'est Antonio, qui s'exprime à la Napolitaine, un torrent ivre s'échappe du portable : "Tutto bene ! la cara amica peut rester toute sa vie dans la maison, ou du moins pendant une grosse semaine, disons dix jours! la grève finira certainement, et Capri se réjouit de garder encore la cara amica qui n'a pas encore admiré la Grotta d'Azzura et qui a besoin d'encore un peu de paix pour se sentir moins fatiguée et ne plus s'évanouir, oui, le docteur nous a téléphoné à Naples, il se demandait où la cara amica avait disparu ... Oui, le caro signore a promis un bonifico, mais la cara amica est chez elle ! par un heureux hasard, la nouvelle lavatrice sera d'ailleurs livrée cet après-midi, non, tout est organisé, la custoda, la dame sympathique qui travaille pour les Carabiniers, surveillera l'installation. Que la cara amica reste optimiste, même en France les grèves se terminent un jour, et nous aurons le plaisir ensuite de revoir nostri cari amici francesi au début ou à la fin de l'été, comme ils le voudront !"

L'averse irisée d'or s'envole et le soleil vif du printemps fend  de son glaive les brumes du Monte Solaro. Je descends  l'escalier de la via Rio Caprile, épiée par une escouade de chats méfiants,  et me voici  devant les grilles masquant cette maison bâtie par un gentilhomme nordique au sein de laquelle Alessandro a hérité du piano nobile et sa tourelle. Pourquoi ce lieu s'est-il si vite emparé de nous ?

Coïncidence ou imagination ? ou concordance de nos goûts romanesques avec une maison qui a dû inspirer quelques poètes épris des dernières Sirènes nageant sur les courtes vagues de turquoise de leur palais de saphir, hélas injustement profané par la faute de ce prétentieux August Kopisch !

La matinée mélancolique s'épanouit en teintant la roche de pourpre, en ranimant une humeur de rose sur les jardins frais et humides, les averses sont les sources de Capri, elles font surgir les fleurs, et ressusciter vergers, vignes et bosquets assoiffés.

Je devrai me mettre au travail, envoyer des messages, rassurer les uns et admirer les autres, encourager l'Homme- Mari, vivre ailleurs tout en scrutant les arabesques de la lumière sur le robuste Monte-Solaro et les nuances de la mer, du haut de la petite tour pareille à un observatoire secret.

Or, je me heurte au vide  à un mur mental, réfléchir est hors de ma volonté. La Grotte  Bleue, je l'ai vue, trop vue, je n'ai vu qu'elle, dans chaque vitrine, sur chaque objet proposé en souvenir;  ce lac aux fées a sombré dans la plus affligeante banalité touristique, je me garderais de profaner à mon tour ce temple dépouillé de ses fastes, de sa musique, de ses déesses....Pourtant, je me souviens d'un jour lointain, la mer tremblait  à peine sous les rames, les falaises nous encerclaient d'une muraille intangible...

"Vous voilà récompensée! voyez, sous ce rocher presque noir se dissimule la grotte de la déesse Mémoire aux yeux bleus, l'antre maléfique et sublime, toujours défendu par une mer soudain sombre et violente.  L'ouverture taillée par les anciens dieux s'amenuise avec les siècles,  nous allons implorer leur clémence en osant pénétrer chez les Sirènes qui n'ont peut-être nul désir de nous accorder cette faveur suprême."

Ma vision se dissipe d'un seul coup. Je ne peux plus reculer, quelqu'un l'a décidé pour moi, les eaux de la grotte bleue  me laveront de mon passé, ou m'y entraineront à jamais.

Avec un peu de chance, dis-je à haute voix,  et si la grotte est ouverte aux touristes tenant leurs billets entre les dents, j'y serai d'ici un quart d'heure ...Comment lutter contre les sortilèges de Capri ?

Mais, ne serais- je amèrement déçue ? Mon fantôme  bavard, le beau spectre du Palazzo a Mare qui jadis me fut tout et ne fut rien (le vent de la passion ne sèche-t-il l'âme avant de flétrir la mémoire ?) dort  certainement dans le cimetière d'Anacapri et ne me surprendra plus sur les chemins de la solitude.

 A quoi bon cet élan vers la Grotte divine : où sont passées les Sirènes ?

Je regarde encore mes feuillets couverts de cette écriture rageuse, et j'y devine une autre main.

Quelqu'un a répondu au bas d'une page ; une personne qui aimait la poésie "moderne" de l'époque, et qui décrivait le jeune attaché de l'ambassade de France à Naples, cet homme de Lettres à la mode, Alphonse de Lamartine, sémillant, gracieux, délicieusement désespéré, au bras de sa jeune épouse, adorable symbole des grâces conjugales. 

"Mon ami, il déraisonne avec tant de raison cet Alphonse si poli !

Soyez- bon, vous qui vous moquez de l'art poétique, écoutez et devinez mes pensées secrètes...Devinez ce que je n'ose vous dire ...Le charmant  ami Lamartine perce à jour l'âme des femmes, alors que vous n'y parviendrez jamais"

Je remue les feuillets, et une page où tournoient des jambages un peu maniérés me saute dans les mains:

"Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive

Hâtons- nous, jouissons !

L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive, 

il coule et nous passons !"

Cette fois, je crois que le voile du passé se lève ...

A bientôt pour la suite et le dénouement très proche de ce Roman à Capri, 

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse



La Grotta d'Azzurra de Capri
vrai palais des dernières Sirènes ...

Gioacchino La Pira circa 1840
Collection privée, droits réservés

Mais  chassées de leur palais de turquoise, 
où sont passées les Sirènes de la grotte d'azur ?




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