mardi 20 février 2024

L'art d'égarer son chien à Capri : La maison ensorcelée, seconde partie chapitre 4



 La maison ensorcelée ou Roman à Capri

Seconde partie chapitre 4

A la poursuite d'un chien perdu sur le chemin de la Migliera

Je me dois d'avouer quelque chose qui me remplit de honte. A mon vif regret, et malgré un attachement sincère envers les braves chiens renversant fauteuils, vases fragiles et autres objets posés sur leur passage, dans leur hâte à sauter au cou de leurs maîtres, ma préférence va aux chats, élégants, hypocrites, voire sanguinaires, et toujours d'humeur versatile.

 Le chat, de race ou de gouttière, cette différence n'ayant aucune valeur (sauf chez les snobs qui de tout manière sont la risée du genre félin ) vous oblige à vous conduire comme la bienséance féline l'ordonne : selon sa loi. il n'en démordra jamais, tout en vous gratifiant d'une affection immense soigneusement dérobée sous une mine réservée, un tantinet hautaine.

 Vous n'aurez pas d'autre choix que de bien vous tenir avec une rigueur austère, de tenir votre maison avec un soin helvétique, votre famille d'une main de fer, et de refuser votre porte à ces fléaux honnis par tout matou respectable :  invités discourtois et bruyants, paresse générale, mauvaise cuisine, poussière sur le piano ou sur les cheminées, tapis troués, sofas inconfortables, lits ou fauteuils revendiqués par les  encombrants membres de votre famille pour un usage strictement humain. 

Le chat  dépeint pour l'éternité par la plume malicieuse de l'ami Jean de La Fontaine :"bien fourré, gros et gras, un vrai bonhomme de chat" vit chez vous et occupe sans remuer une moustache délicate la place la plus agréable. au nom d'un principe datant de la déesse Bastet, autant dire de la nuit d'avant la nuit des temps.

Enfin, le chat  est heureux à Capri où on s'ingénie à lui rendre la vie facile en échange de sa seule  bienveillance désinvolte. Protégés des hommes et peut-être des anciens dieux, tapis sur les rochers ou blottis à l'ombre des bosquets de pins, endormis sur les toits arrondis des citernes, les félins rodent pendant les nuits transparentes de l'été capriote, surgissant d'un jardin à l'autre à l'instar de génies familiers, menant une chasse silencieuse dans les buissons parfumés ou de véhéments combats pour la conquête d'une beauté à la robe de soie rousse. 

 Les pêcheurs installés sur la roche glissante de la Grotte Bleue acceptent cette offrande tacite: un poisson pour les chats qui guettent à leurs pieds le vol des prises frétillantes, un autre destiné aux mouettes souveraines qui les observent de leurs yeux verts autoritaires. Qui oserait s'en offusquer ?

Certainement pas moi ! mais ce matin, levée à l'aube afin d'en finir au plus vite avec la pluie de messages tombant de nos instruments nous liant  à ce qui n'est pas Capri, à ce monde bruissant de corvées, devoirs, déceptions, mesquineries qui reste le pain de l'amer quotidien, c'est à un chien que j'ai affaire, un chien innocent qui ne se doute heureusement de ce que cache mon obligeance à l'égard de sa gentille maîtresse.

 Ce caniche écervelé et indiscipliné a la mission de me donner un prétexte habile sur le chemin de la Migliera, promenade exquise, si le soleil se décide à franchir la couronne de nuages encerclant le Monte Solaro. Et surtout fréquentée par de très distingués maîtres de petits chiens, les uns et les autres,  doctement vêtus de manteaux venant des meilleurs tailleurs de Naples ou Rome. Si la chance daigne me sourire, mon chien emprunté sautera au cou de celui de l'auguste voisin  de cette ruineuse maison en ruines que de bizarres individus à mine patibulaire nous suggèrent de louer pour 50 ou 99 rapides années; tandis que notre audacieux Fils Dernier nous conseille avec un aplomb vengeur  un cortège de réjouissances allongé jusqu'à 999 ans.

 La suite appartient à un avenir confus... Si les promeneurs baladant leurs chiens bien élevés sur la Promenade des Anglais à Nice raffolent des présentations entre humains et canins, ce charmant phénomène risque- t- il d'émouvoir le sentier caillouteux longeant vignobles et parcs battus des tempêtes qui traverse  les hauteurs d'Anacapri jusqu'au terrifiant belvédère  de la Migliera ?

  Ce sublime balcon, hissé sur un rempart de pierres entrechoquées,  surveille la crique du Faro depuis une hauteur à foudroyer une âme sensitive attirée par le fracas  démonique de la mer heurtant avec une sombre délectation les écueils fouettés d'écume.

Serait-ce vraiment un rendez-vous de paisibles caniches ou cockers citadins ?Je me suis vite enflammée, dans la lumière pâle de ce matin vaporeux, le doute m'envahit. D'ailleurs qu'expliquer à l'illustre personnage ? Comment plaider la cause d'une famille dénuée de fortune et tout de même ensorcelée, voire entêtée par la ruine en bas de son domaine secret ?

S'il n'est pas l'auteur de cette lettre bizarre que nous avons eu la sottise de prendre au sérieux, il va s'emporter, se fâcher, me tourner le dos en protégeant son chien de la mauvaise influence du mien !

Quant à mon délicieux caniche emprunté, le voilà sautillant, aboyant comme un sauvageon, arrachant son petit manteau et se roulant dans l'unique flaque du chemin. Jamais je n'atteindrai le belvédère accompagnée de cet animal déterminé à me fuir !

Une horrible pensée me secoue d'épouvante: et si le maudit toutou allait chuter étourdiment sans espoir d'être rendu à sa maîtresse sauf sous l'aspect de piteux débris ?

 Je viens d'endosser une très grave responsabilité, on ne saurait emmener un caniche prendre l'air à Capri sans une forte poigne et une laisse solide. Or, à peine avoir gravi l'ultime escalier nous hissant sur le beau chemin, de la Migliera, le temps de souffler, de faire quelques pas dans la brume irisée de miel, l'infernal petit compagnon m'échappe sans demander la permission !

 Je hurle son nom à tous les échos d'Anacapri, toutes les dames alourdies d'un panier, caquetant sur leurs bancs, tous les messieurs vénérables palabrant devant les arches soutenant les talus escarpés, tous les enfants galopant sacs au dos vers l'école de la Piazza Caprile, sursautent comme si j'agressais mon infortuné prochain. Qui suis-je pour bouleverser la paix hivernale ? Quelle audace de mêler ma voix accusant un terrible accent français à la mélodie cristalline montant de Santa Sofia ? Je ne suis qu'une voyageuse agaçante,  mais ce caniche effronté représente le soleil, la lune et les étoiles pour sa gentille maîtresse,  il est de la première nécessité de le remettre sur le droit chemin, quitte à dévaler une falaise sur les genoux  à goûter la mer glacée, ou à ramper dans un verger clos, sa laisse entre les dents ... 

"Orlando, obéis, reviens, maudit chien, cattivo !"

 Hélas, le chien indomptable ne comprend pas plus mes menaces en italien que mes promesses de bonne nourriture en français. Je continue de me hâter, mon coeur menace de se rompre,  ma tête est vide,  découragée je cesse mes efforts inutiles et respire les tourbillons d'air montagnard .

 La mer ce matin a une nuance de pâle aigue-marine. Ses vagues secouent leurs crinières blanches, tremblent de rage, et protestent contre un ennemi invisible, le ciel arbore sa teinte ineffable de janvier et le soleil délicat n'éclaire aucun chien blanc comme neige ! nul ridicule manteau rouge cerise ne se devine ni sur les murets, ni derrière les hauts portails, et pas davantage sur les marches grimpant vers les quartiers les plus inaccessibles d'Anacapri, ces maisons agrippées au vide, jaillissant des rocs et privées d'accès civilisés. 

Ne m'a-t-on raconté qu'un cardiaque avait succombé là-haut, faute d'ambulance capable d'escalader ces âpres degrés ? Je marche vite afin de fuir cet endroit tragique, et à force de me précipiter dans la solitude  hivernale,  je m'approche du restaurant La Gelsomina,  haut lieu de réjouissances traditionnelles, clos en cette saison.

 Défendu par un rempart d'épais taillis, en face, de l'endroit voué aux plaisirs futiles,  l'austère parc philosophique est noyé sous les feuillages, ronces et  branches tombées. sur les rochers, les nobles devises de Marc Aurèle sont presque effacées. L'hiver s'évertuerait- il  à étouffer les  lumières des anciens philosophes ? Assurément un tour des Sirènes narquoises ! Il existe sur la terre et dans le ciel tant de mystères échappant à la philosophie ... 

Je ne le sais que trop, moi qui regrette en secret une sorte de fantôme coiffé d'un absurde panama ou chapeau de paille d'Italie, ami  ou aimé oublié qui me surprenait, m'agaçait, me hantait, me bouleversait, à chaque coin de l'île ?

 Pourquoi m'a-t-il abandonnée ? Je ne le croise plus à mon grand soulagement et mon immense regret...Je l'aimais sans le dire et sans espoir, il y a si longtemps, mais Capri me l'a repris, il s'est envolé sur la passerelle reliant l'île à l'invisible. Depuis, ma vie a suivi un cours ordinaire, je me refuse à penser ennuyeux, on ne meurt plus d'ennui quand on a le projet d'un bail de 99 ou 999 ans pour une cabane en ruines  blottie dans un vallon de soleil et de vergers.

Ces élucubrations ne me rendent pas le caniche écervelé ! En l'égarant, je vais perdre ma réputation, l'amitié d'une excellente personne, l'estime de l'Homme- Mari, et l'espoir de me présenter en  future voisine des plus gracieuses à notre si honorable et honoré voisin connu de la terre entière, sauf de nous

Un aboiement me redonne espoir, je cours comme une chèvre poursuivie par un loup et, au beau milieu  du  bosquet où luit la blanche et suave statue de la Vierge des Marins,  me voici trébuchant presque sur un caniche excité qui n'est pas le mien. Pourtant l'animal me traite en personne de confiance, quasi en vieille connaissance,  j'écarquille les yeux, serait-il envisageable de le faire passer pour le disparu ?

 "Signora, il me semble que mon chien vous apprécie beaucoup ! il a bon goût, il ne salue que les personnes aimables,  et françaises, je parle votre langue, j'en parle tellement d'ailleurs, mais le français me plaît particulièrement.  Mon chien déborde d'affection pour vous, regardez, il essaie de déchirer votre manche,  allons! sois poli avec cette dame qui ne te gronde pas comme tu le mérites ! mon chien est vraiment insupportable, j'y pense, ne l'auriez- vous déjà rencontré ?

 Si vous suivez souvent cet itinéraire jusqu'au Belvédère,  vous avez dû  le croiser; voyez- vous, ce petit animal n'aime rien tant que les promenades en solitaire, une manie parfaite chez un humain d'autrefois,. Croyez- vous que mon chien ait été celui d'un philosophe de Capri dans une vie antérieure ? Il adore errer dans les allées tortueuses du parc philosophique, j'y vois un signe ... Mais, vous avez l'air angoissée, auriez- vous égaré quelque chose ?"

"Oui, dis-je sur un ton prouvant un égarement mental flagrant, 

Oui, un chien, un caniche habillé d'un manteau rouge, un animal qui ne m'appartient pas,

 c'est un drame  dont vous ne sauriez mesurer l'intensité..." 

 L'inconnu me scrute d'un air perplexe,  je crains de l'avoir offensé par ma franchise absurde, un homme de son genre ne s'attarde pas à bavarder avec une voleuse de caniches...

Son visage s'illumine soudain.

" Je vous reconnais ! vous êtes la gentille dame française qui s'est proposée pour balader le chien de la Signora Rosetta, oui, je l'ai rencontrée, elle allait faire ses courses, et m'a tout raconté,  ne tremblez plus, ce chien  déteste les promenades de santé, il a dégringolé par les jardins et à cette heure, il dort sur la terrasse de la Signora. Nous avons un ami en commun, un fou ! celui qui invective les touristes  via Giuseppe Orlandi l'été, et devant chez lui, via Follicara, quand il voit une charmante dame si possible française, descendre les marches. 

 Venez, j'apprécie les conversations avec des gens fantaisistes, et il faut l'être pour séjourner en plein hiver à Capri. Quelle mouche vous- a-t-elle piquée comme on dit en français ? Moi, c'est simple, je viens, ici, hiver, printemps, été, automne, depuis que je suis petit. Et chaque saison me donne de la joie, de la beauté, et beaucoup de force pour ne pas perdre courage  et conserver ma jeunesse d'esprit..."

"Comme je vous envie !  vous vivez notre rêve,  croyez- le si vous le voulez, Capri nous tient tant au coeur et habite tant notre âme que nous en devenons fous.""

L'inconnu au chien civilisé ralentit sa marche et scrute cette Française qui avoue sa folie capriote avec une extrême attention.

 "Vous ne me semblez pas folle, romantique oui, aimez- vous la Villa Moneta à l'autre côté de l'île? Oui , donc j'ai raison, vous courrez après un rêve romantique, une Capri romantique, des fantômes aussi je pense, toutes les âmes romantiques entretiennent d'excellentes relations avec les voyageurs du royaume d'en -Haut. Vous rougissez, cela vous va bien, vous êtes trop pâle. 

La signora Rosetta m'a raconté des choses très curieuses sur des Français distingués qui ne cessent de supplier un homme invisible de leur vendre une maison romantique que personne ne trouve digne d'intérêt à part eux au pied de la Piazza Caprile à Anacapri. 

La signora Rosetta a un très bon coeur, elle se fait beaucoup de soucis pour ces gens qui s'obstinent à dompter le destin.  Si vous continuez à rougir, on vous confondra avec une tomate du Vésuve ! allora ?  Regardez, je lâche mon chien, il se sauve vers la montagne mais je sais qu'il nous rejoindra une fois que nous serons installés sur les rochers bordant le second belvédère, le plus terrifiant, le plus grandiose... 

Admirons ce spectacle, la brume libère l'horizon,  et nos paroles volent sur la mer calmée. Dai ! je vous écoute, cette histoire me plaît, elle est née des entrailles de l'île, je soupçonne Axel Munthe de vous inspirer, vous l'avez trop lu, oui ? Oui ! pourquoi cette passion pour un jardin abandonné qui a vrai dire n'offre rien d'extravagant. juste des allées où chante le rossignol des ruines, des fleurs rouges, des fleurs blanches, un bassin qui se fissure, une promenade interminable qui ne sert strictement à rien ... Racontez ! j'écoute,  peut-être  vous trouverais- je la clef de votre rêve."

 Les yeux perdus vers les Faraglioni, à cette hauteur métamorphosés en trois nains grotesques, l'esprit nageant sur la mer impétueuse charriant des émeraudes liquides au sein de ses eaux célestes, je commence mon histoire ... Ce Signor serait-il un frère de l'enchanteur Merlin ou de l'Aède Démodocos ? On ne sait jamais qui vous rencontrez à Capri ...

A bientôt ! pour la seconde partie de ce roman à Capri,

 Lady Alix ou Nathalie- Alix de La Panouse



Sentiers de chèvres à Capri
  
Crédit photos Vincent de La Panouse

 



 

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