mercredi 6 mars 2024

Confession face à un précipice à Capri: "La maison ensorcelée" partie II chap 5



Bavardage en plein vent sur le belvédère de la Migliera 

" La maison ensorcelée" 

Seconde partie

 Chapitre 5 

 J'étais ainsi en face de la mer secouée de rage blanche et voilée de soie immatérielle vers l'Orient, en compagnie , Capri oblige, d'un galant inconnu, très amusé à l'idée de m'entendre raconter mon irrépressible convoitise envers une humble maison décatie, aux confins du divin rocher.

 Je le regardais avec les yeux de Morgane pour l'enchanteur Merlin, ce qui ajoutait une note de romantisme à un paysage tremblant de beauté féroce, l'amoncellement des rocs aigus au-dessus de nos têtes et à nos pieds prouvaient surtout l'écrasante victoire de la nature à l'état de grand fauve.

 Nous étions deux misérables humains, dissimulant sous un sourire désinvolte la peur absurde qui noue le ventre et tord le coeur de chaque créature sensée assise sur un rempart de grosses pierres risquant à tout instant de dégringoler dans le plus raide, le plus cinglant, le plus  inconcevable des précipices. La Migliera en fin janvier ! autant dire un défi inutile et beau comme tout ce qui est inutile.

Comment confier notre désir insensé de remonter le temps dans un jardin abandonné, alors que l'éternité allongeait sa griffe sur ce promontoire spirituel échappé de l'Atlantide ? Et comment trouver l'audace de lui demander qui il était ? Je ne me souvenais que de façon très incertaine des traits du fameux grand homme de l'île.  Ce monsieur impavide, bizarrement dessiné sur le bleu orage de l'horizon mouvant, ne m'évoquait qu'un portrait  d'un peintre de la Renaissance Italienne: ce qui reste l'apanage de la plupart des gens distingués de Florence, Padoue, Naples, Rome et tant d'autres cités grandes ou petites de ce pays envoûtant. 

D'ailleurs, même si le hasard de cette promenade de chiens indisciplinés m'avait envoyé le voisin du dessus, qu'aurais- je eu finalement à lui dire ? Cette affaire de bail interminable suintait la farce de mauvais goût. Pourquoi diable le merveilleux grand homme aurait-il gâché son temps et son argent afin d'acquérir une cabane en ruines dans le but saugrenu de la louer pour 50 ou 99 ans, voire, si Fils Dernier ne plaisantait pas avec les coutumes africaines, 999 ans à une famille de distingués rêveurs dramatiquement obsédés par Capri ? 

 Je risquais de perdre à jamais la mince sympathie que cet aimable propriétaire de chien semblait m'accorder. Mais il attendait ! j'esquissai un subtil geste de fuite, et il me retint d'un froncement de sourcils exprimant son indignation devant tant de lâcheté.

 Je compris que le sort en était jeté... Je devais passer aux aveux !

Je racontai notre singulier roman capriote, depuis ce jour fatal où un acheteur plus fortuné m'enleva un tableau attribué au jeune peintre qui se vanta d'avoir franchi l'arche étroite du palais aux eaux azurées de la Déesse Mémoire, je défendis la cause de mon prétendu ancêtre qui logeait les artistes aux poches vides dans cette maison à la terrasse ouverte, avant que les arbres n'en étouffent la vue, sur la mer turquoise où  bondissaient les dauphins, où dans les tempêtes se levait la voix de cristal maléfique des dernières Sirènes. Je dévidai sans hâte le fil d'Ariane qui nous mena jusqu'à cet portail vert, aussi pittoresque et vétuste que dans mes souvenirs de rêve enfantin, j'osai confesser mon amitié avec un chat qui se posait en propriétaire du domaine secret, mon ancien et incompréhensible roman d'amour avec un voyageur égoïste et fantasque, affublé d'un couvre-chef déformé.

 Je repris mon souffle avant de me lancer à la chasse aux trésors dans la brocante la plus défraîchie du vieux- Naples, et achevai en lui tendant la lettre étrange qui avait déterminé un couple pourtant doué de raison à descendre l'Italie au coeur de l'hiver jusqu'au port  de Marina Grande.

" Or, voyez- vous, nous avions tout de même raison dans notre déraison. Je suis loin d'être la seule à révérer Capri ! tenez, Raymond Guérin, ce nom ne vous dit certainement rien, mais ce fut un bon écrivain et par le plus capricieux des hasards, un ami de Malaparte, et bien, cet hommes de Lettres enlisé au sein des déserts de la littérature ingrate, et rendu par miracle à la lumière de l'édition, m'a émue par sa passion capriote; voulez-vous que je vous lise quelques mots qui sont repris sans le savoir par tous les voyageurs sensibles ?"

Le promeneur  ajuste ses superbes lunettes de soleil, (certainement crées par Arturo, j'en jurerais !) et agite une main autoritaire.

" Dai !"

 " Voilà, je viens d'acheter ce journal de bord qui narre le séjour ou voyage immobile  du sage écrivain  Bordelais sur ce navire sanglant que reste la maison rouge de Malaparte."

 L'homme a un bref ricanement et dit d'un ton détaché:

" En réalité, je préfère la formule cinglante de votre Peyrefitte  qui la comparait à un "homard desséché sur la roche" ou quelque méchanceté spirituelle dans ce goût-là. Mais, allez, allez, lisez puis nous parlerons de tout cela, attention, Capri est dangereux ... Respirez ! c'est bien, je vous écoute, je suis curieux de vous savoir émue grâce à la prose d'un Bordelais égaré à Capri, j'y vois une sorte de miracle, notre île rend fou les plus sages !or, vous, Madame, vous me semblez une folle de la plus belle eau! c'est un compliment, ne me jetez pas ce livre à la tête."

 Je m'oblige à sourire à l'italienne et me souviens que je dois très bientôt avouer à la Signora Rosetta que j'ai égaré son caniche bien-aimé sur la balade la plus facile de Capri. Est-ce le moment idéal pour lire la déclaration d'amour capriote d'un écrivain  français fasciné par Malaparte à un promeneur sardonique ?

"Vous n'aimez plus votre Bordelais ?" 

"Si ! juste quelques mots et je repars à la poursuite du chien de la Signora Rosetta, je suis déjà morte de peur: elle va se répandre en pleurs et moi en excuses idiotes, un drame insoutenable !

 Maintenant, écoutez !"

Je tire du fouillis de mon sac un maigre livre déjà corné par mes soins et en bat les pages avec l'énergie d'un naufragé cherchant à se raccrocher à une épave.

"C'est tout simple, dis-je, absorbée par mes feuilles de papier que le vent montant de la mer s'évertue à bouleverser sous mes doigts malhabiles, le couple navigue, Capri en vue et le doute au coeur, la déception sera-t-elle la triste fatalité du retour ? Or, Capri arrive droit sur eux et ..."

Le promeneur s'est levé, et je continue, appliquée à l'instar d'une candidate à un oral littéraire.

"Allons, le paysage au moins restait fidèle à lui-même. Miraculeusement fidèle ! Plus que fidèle, même !

Car, à distance, il émanait de lui une sorcellerie qui leur était familière. Avant d'avoir touché terre, ils étaient subjugués ! c'était bien toujours la même magie qui opérait, celle qui avait toujours magnifié leurs sens, celle qui, comme un encens qui s'étendait à la ronde, parfumait l'âme de ceux qui revenaient et emplissaient leurs yeux de larmes.

Le voilà le refuge, le coin sacré, le royaume secret de la félicité, là dans la mer immense qui le protégeait du continent, dressé comme le mirage d'une autre Atlantide, connu uniquement de ses amants et vivant sa vie à lui, en dehors du temps et tel qu'il suffisait d'y aborder pour y être, du coup, à jamais retranché du reste de l'Univers, à jamais envoûté, à jamais sauvé !"

Je me tais, moi aussi les yeux en pleurs, puis la honte m'envahit, le promeneur ne va-t-il ironiser devant un tel flot exalté ? il me tourne le dos, et je ne sais pourquoi, je songe à un vaste oiseau de mer ouvrant ses ailes, autour de nous s'excite un ballet de mouettes aux cris vindicatifs, le vent s'accroit et les vagues frappent les rocs d'en bas d'un élan de fin du monde. Les sortilèges glissent autour de ce promontoire dans la clarté de nacre et d'or annonçant Midi en hiver à Capri.

 "Oui, dis-je timidement, vous jugez ces paroles assez naïves, emphatiques, outrées peut-être ? Pourtant, elles jaillissent d'une émotion vive et franche. J'éprouve exactement cela à chaque retour."

 Le promeneur ne se retourne pas mais consent à briser l'âpre vent d'une brève interrogation.

" Vous éprouvez ces sentiments d'un romantisme désuet chaque fois que vous vous heurtez à la foule des touristes se ruant sur le port comme si le funiculaire en était l'endroit le plus sacré au monde ?Vous pleurez en respirant l'odeur des frittes gluantes laissées par terre grâce au laisser-aller des voyageurs modernes ? Vous murmurez des mots d'amour à Jacques Fersen, Axel Munthe, Norman Douglas, à vos peintres du dimanche, dont ce maudit Kopish qui déchaîna sur nos criques la curiosité de l'Europe blasé en quête d'une nouvelle Atlantide,  sans vous soucier du vacarme des taxis, des braillements des portables, des commentaires stupides sur le prix des chapeaux et des sandales ?

Oui, vous éprouvez vraiment cette passion qui vous enlève vers le Sphinx, et ranime en votre âme le souvenir d'un jardin qui fût  le vôtre,  qui réveille en votre coeur le parfum des amours mortes, vous aimez la Capri invisible , celle qui déploie ses splendeurs en hiver, ou à la fin de l'Automne, et parfois au début du printemps; et  vous marchez sur les sentiers qui n'existent plus et bavardez avec des fantômes cqui existent à nouveau afin de vous plaire encore une fois. Vous méritez ... Ou, vous le méritez, je crois que je vais ... uniquement parce que vous le méritez... écoutez, chère madame, vous méritez d'être ramenée chez vous et de boire une tisane calmante.

 N'est-ce pas votre avis mon cher ami ?"

Un aboiement joyeux retentit derrière nous et un caniche blanc et lustré se rue dans mes bras, son maître suit d'un pas lent et digne, la méfiance inscrite sur son visage d'habitude avenant.

 il tient en laisse la maudit petit chien de la charmante Signora Rosetta et nous salue de façon à nous prouver sa pleine et entière désapprobation.

" Il est dangereux d'exposer la cara amica à un vent si violent sur un belvédère qui a vu de si horribles accidents... je suis tout de même enchanté, Signor, d'avoir l'honneur de vous rencontrer. Venez maintenant, cara amica, nous avons le devoir de rendre son compagnon à la pauvre Signora qui vous l'a étourdiment confié ce matin.  Votre époux s'impatiente aussi. il compte autant que le chien, à mon avis ."

Salvo me gronde et je reviens sur terre, très soulagée de saisir la laisse du caniche épris de liberté. L'animal de compagnie adoré par toute la famille de nos amis a reçu manifestement une excellente éducation, il obéit sans protester, éternue en guise de salut destiné au promeneur, et s'assoit sur mes pieds.

 Je ne sais comment rétablir l'harmonie purement capriote qui s'est envolée d'un coup.

 Salvo  arbore une mine quasi hautaine, le promeneur persiste à considérer la mer blanchie d'écume et à humer la tempête qui accourt.  Je suis certaine qu'il n'a pas été choqué par mon histoire farfelue, j'ai eu l'intuition qu'il voulait m'aider ... Or, Salvo a tout figé !

" A bientôt, chère madame, dit l'inconnu d'une voix sans timbre, à bientôt, mais cessez de croire aux sottises et aux mensonges, n'ayez foi qu'en vos amis dont le Signor qui désire vous ramener à Anacapri saine et sauve, c'est votre sauveur à Capri ... Mais que ce chien est bruyant ! le mien a la délicatesse de se taire quand il faut. Signor, Madame, tanti saluti ! "

Salvo m'entraîne comme si la falaise allait se rompre, j'ai juste une seconde pour revoir ce belvédère intangible, pareil à une figure de proue sculptée par les Atlantes, le promeneur a disparu ...

Un air ancien ondoie dans ma mémoire, "Di tanti palpiti, di tante pene ",  une chanson d'amour et de mélancolie, un air qui a traversé le temps ... 

Ce fil d'Ariane chante-t-il en vain  sur les rocs résonnants des échos du vent et du passé ?

A bientôt pour la suite de ce roman à Capri, 

Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix



Capri :Lumière d'hiver sur les Faraglioni

Crédit photo Vincent de La Panouse

                                                          


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