mercredi 20 mars 2024

La maison ensorcelé: Roman à Capri Partie II chap 6 Le sentier des chasseurs



 La maison ensorcelée

 Roman à Capri

 Seconde partie 

 Chapitre VI ou Désenchantement sur le sentier des chasseurs

 Un frisson me secoue ! Ai -je encore rencontré  un de ces êtres immatériels qui prennent un malin plaisir à baguenauder sur les senties de Capri ?

 Salvo se retourne, la mine grave et le regard sinistre.

 "Je lis dans vos pensées, mais non, ce beau Signor a  simplement décidé de grimper sur le sentier des chasseurs. Je lui souhaite beaucoup de courage par ce mauvais temps, et aussi de ne pas perdre son chien qui risque de choir  de la falaise prodigieusement haute.

 Je vous rassure tout de même, vous semblez l'avoir pris en sympathie, je me demande bien le secret de cette fascination qu'il exerce sur les gens, les femmes en particulier. Il se prend pour un descendant de Malaparte peut-être ! En tout cas, à ce qui se dit, moi j'ignore tout, je ne le connais que de vue,  ce serait un homme en bonne santé,  malgré un âge  supérieur au mien, et un grand connaisseur du Monte Solaro.

 Quoi d'étonnant d'ailleurs puisqu'il arpenterait l'île depuis son enfance, selon une légende qui le pare de magnificence et de gloire ! 

 Enfin, magnifique ou non, ce Signor luttera sur ce chemin de crète, où se jetteront, contre sa personne, les éléments pleins de rage et indifférents à la faiblesse des pauvres humains. Moi aussi, autrefois, je le suivais ce sentier qui longe le pire des précipices, on entend le fracas de la mer comme si le tonnerre grondait avec fureur  et on ne s'entend plus crier dans ce vacarme, même par temps clair ! 

De cette ligne frôlant le vide, vous descendez, si vous franchissez les bosquets et les prés, parfois fermés par des barrières qui n'existaient pas, dans le passé, droit sur les allées du Parc des Philosophes, ou en sens inverse, vous remontez vers le Monte Solaro. Si vous avez de l'endurance, vous passerez au-dessus de la vallée de la Cetrella, en empruntant cette passerelle tendue entre les deux chaînes montagneuses de l'île, le Passetiello qui suscitera en votre coeur une terreur de chaque instant, non, je ne plaisante pas, écoutez et surtout n'y allez pas !

 Sinon, vous avancerez en croyant perdre pied, en surplombant des gouffres effrayants, des pentes lisses, en vous accrochant au moindre tronc, en suffoquant face à l'escalade des rocs qui marquent le passage vers Capri, puis, sans comprendre comment, vous vous retrouverez sur l'escalier raide qui plonge jusqu'à l'Hôpital. 

C'est un bon point de chute si vous revenez avec une cheville tordue ou un genou enflé !

Cara amica, je vous parle d'une véritable ascension que seuls les acrobates, les alpinistes, ou les soldats  réussissent, et seulement par beau temps. 

Mais, si vraiment vous comptez un ancêtre qui aborda le 8 octobre 1808  au-dessous des falaises les moins abruptes, et qui se hissa sur une mince échelle d'éclairagiste napolitain en contre-bas du Fortinio d'Orrico, eh bien, ce sentier est votre légende de famille ! C'est lui seul qui vous racontera l'épopée de ces hommes que Murat envoya  défier l'Anglais en courant presque du Monte Solaro jusqu'au bourg de Capri où la canonnade faisait rage.

Je me souviens que ce fut sur ce  chemin des airs menacé, tantôt par une gorge d'une profondeur à vous faire tourner la tête si vous êtes sensible au vertige ou si vous avez trop d'imagination, tantôt par un ravin impitoyable qu'il vous faudra franchir la main agrippée à une frêle chaîne en guise de parapet, que le Général Lamarque, ce héros dans les veines duquel coulait  des chevaliers du Roi Arthur, entraîna ses hommes, des Béarnais rompus à la marche en montagne pour la plupart.

 Malheureusement  le jeune Général en  perdit une bonne partie, victimes du vertige ou de la nuit masquant les embûches du plus angoissant sentier de Capri. On chuchote souvent là-haut, on se tait aussi, on avance en écoutant parfois sourdre des cailloux acérés , des gouffres noirs, des bosquets touffus, les clameurs des braves qui prirent ce sentier des fous pour jeter l'Anglais à la mer, et furent eux-mêmes avalés par le vide ... Et j'oubliais les canons hissés par un prodige inexplicable sur les flancs du Monte Solaro, et la Scala Fenicia descendue sous la mitraille !

 Ces hommes, au coeur téméraire, à la fidélité sans faille, comment les Maltais de la garnison auraient- ils pu ne pas les imaginer guidés par les anciens dieux ?invincibles! et les Maltais s'enfuirent, on raconte même que certains partirent à la nage !  "

Je soupire trop glacée soudain pour pleurer d'émotion, comme je me reproche mon ingratitude ! Mais, aujourd'hui, je suis épuisée,  je me moque de la bataille de Capri, l'évocation de mon ancêtre inconnu  m'horripile,  les aboiements des deux chiens me sont odieux, l'hiver me joue un mauvais tour. Ce Signor imposant et courtois, je veux ne plus lui accorder une seconde de ma vie, il m'a déjà oubliée, et s'est amusé à mes dépens. Sotte  que je suis ! je lui ai fourni une histoire à faire mourir de rire Rome, Naples et Florence, et le monde entier !

La tempête coule comme un fleuve de lait sur la mer qui vire au bleu- ardoise, j'ai beau me sentir en sécurité sur le facile chemin de la Migliera, escortée par mon ange- gardien capriote, Salvo, et les deux caniches, celui de notre ami et l'infernal compagnon de la gentille Signora Rosetta, qui trottent devant nous en affectant une hypocrite docilité, une peur absurde fond sur moi.

 Je meurs d'envie de m'élancer, chien à ramener ou non, ce maudit cabot sait de toute façon où aller,  afin de fuir l'horrible pressentiment qu'un aréopage de créatures sorties de la roche impassible se prépare à nous prendre en chasse !

 Je n'ose regarder en arrière; autour de nous la brume s'épaissit, bientôt une sorte de muraille blanche efface  les arches soutenant les vignobles, la montagne au-dessus de nos têtes, la mer grondeuse et furieuse, les toits arrondis d'Anacapri et la gracieuse coupole de Santa Sofia.

 Qui nous délivrera de cette prison humide ? Soudain, ranimant mon esprit en déroute, à l'instar d'une clochette de cristal, tintent  ces étranges mots d'un étrange poète:

" Moi qui sais des lais pour les reines, 

les complaintes de mes années, 

Des hymnes d'esclaves aux murènes

La romance du mal-aimé

Et des chansons pour les Sirènes"

Si seulement je pouvais charmer les Sirènes ! Peut-être serait-ce la clef de cette histoire qui ne cesse de s'embrouiller ...Il  se murmure que Tibère élevait des murènes dans ses bassins du Palazzo a Mare,  calomnie politique ou épouvantable manie ?

 Le froid nous force à hâter le pas, un escalier  moucheté d'herbes flétries se devine  dans un renfoncement, je me souviens de l'avoir gravi dans une autre vie datant d'-une heure à peine .

Salvo m'y précède, je le suis en aveugle, le paysage s'est métamorphosé en un interminable corridor gris- perle , et je cite  la chanson  du mal-aimé, preuve de mon immense accablement mental:

" Un soir de demi- brume à Londres

Un voyou qui  ressemblait à

Mon amour vint à ma rencontre

et le regard qu'il me jeta

Me fit baisser les yeux de honte"

Ma voix a beau flotter sur la houle du vent, Salvo en devine le son presque imperceptible.

 "Come sta ? Vous vous sentez mal ? Nous sommes de l'autre côté de la maison de l'amico Antonio, vous ne voyez pas la tourelle, mais elle vibre, et la tempête doit énerver votre mari ! Je vais ramener le chien à la Signora Rosetta, regardez, oui, on ne voit rien, mais tentez de regarder,  le portail est juste là, faites le code, je vous prie !

Cara amica, la vérité c'est que vous n'en pouvez plus de Capri, voilà ce qui arrive quand on idéalise l'hiver sur notre île. Vous tremblez de froid et vous êtes déçue de votre bavardage avec le chasseur qui ne chasse pas d'ailleurs. Il a déjà oublié votre existence, ses paroles ont volé avec le vent froid et lui, eh bien, je pense que vous le reverrez jamais. Je me trompe parfois, je le sais, mais mieux vaut prévoir des choses sombres, au moins, vous ne souffrirez pas. Luttez contre vous au contraire, si,  par malheur, vous aviez le coeur débordant d'espoir .

 réchauffez- vous, venez dîner à la maison et prenez le bateau demain, sauf s'il n'y en pas. Tout dépend de la vigueur de la tempête qui nous attaquera très vite. Nous n'en sommes qu'à un gentil début. Cela ne vaut rien Capri en janvier, revenez au printemps, comme d'habitude,  et un miracle vous surprendra certainement, nous en parlerons tout à l'heure.

 A presto, dépêchez- vous, le portail se referme ! "

je traverse la petite cour enfouie dans son brouillard suffoquant, j'ouvre à tâtons le petit portail et chuchote au jardin invisible:

" J'ai hiverné dans mon passé

Revienne le soleil de Pâques

Pour chauffer un coeur plus glacé

Que les quarante de Sébaste

Moins que ma vie martyrisé"

Salvo a raison, Salvo a toujours raison, et le  poignant et vigoureux poète Apollinaire m'a délivré de mon mal de tête moral et physique. Nous reviendrons à Pâques, et entrerons dans le jardin abandonné  du pas conquérant des propriétaires, les Sirènes baisseront leur garde,  elles ne seront pas les seules :  comme pour Axel Munthe, San Antonio,  le Saint protecteur d'Anacapri aura la bonté de faire un miracle ...

Je ne désire plus l'aide de personne, c'est Capri qui tient la barre de notre destin sur sa roche titanesque, Capri et ses peuples  invisibles,  ses esprits de l'air et des eaux, cachés au sein des grottes marines, des cavernes à pic, et des sentiers du vide.

Le reste n'est que littérature, bavardage oiseux ou  manipulation  !

" Enfin un peu de bon sens, dit une voix dans la brume étourdissante, vous m'étonnez ! Je vous retrouve à Pâques, cela ne sera pas la première fois."

L'homme de mes cauchemars, le spectre au chapeau démodé, me salue bien bas avant de s'évaporer au sein du nuage couleur de perle.

"Mon beau navire ô ma mémoire"...

 Capri rend fou ! et ses fruits effacent les tumultes d'un monde en proie aux terreurs et aux crimes, seul le passé navigue sur ses eaux de cristal, d'améthyste et de lait.

A bientôt pour la seconde partie  de ce roman irréel, vécu et inventé,

 Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix



Sentier des chasseurs à Capri en hiver
crédit photo Vincent de La Panouse

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