jeudi 30 mai 2024

La chose la plus importante c'est l'amour : Roman à Capri "La maison ensorcelée" Partie II Chap 10



 La Maison ensorcelée 

 Roman à Capri Partie II

 Chapitre 10

 "La chose la plus importante, c'est l'amour"

Nous étions partis à l'aventure, sans autre bagage que nos songes, notre fol espoir d'habiter un jour la maison ensorcelée, et cette envie irréfléchie d'échapper à la pesanteur du reste du monde. Capri est une île antique, immémoriale, un bateau de lumière fendant l'éternité de sa proue levée vers l'invisible, elle se donne par surprise et ne vous trahit jamais.

 Sa force spirituelle se devine confusément puis prend possession de votre âme avant de conquérir votre coeur.

 Aucune personne sensible n'échappe à cette fatalité qui n'est en rien une malédiction. Sa mauvaise réputation de rocher du grand tourisme s'oublie en un éclair. Seul s'impose l'éblouissement de l'inexplicable, seul miroite l'éclat de cette roche hantée, perpétuellement en fleur sur ses pentes pareilles à des cascades roses, blanches et jaunes.

 L'Homme- Mari ignorait que j'étais poursuivie par un roman capriote qui ne me concernait pas en cette vie, un chapitre oublié d'une vie antérieure ou d'une existence plongeant ses racines en la mienne, en somme un héritage sentimental légué par une ancêtre inconnue, et dont je me serais fort bien passée !

Hélas, ce bizarre relent d'amours mortes avait un lien avec notre acharnement vis- à- vis de cette maison quasi en ruines et franchement décatie qui s'était enracinée dans nos désirs depuis notre premier séjour. La situation restait figée, en dépit de multiples rencontres  miraculeuses, de soubresauts imprévus, d'espoirs en pagaille et d'offres conséquentes, du moins à notre humble niveau.

La maison ne recevait aucune visite de la part d'acheteurs plus fortunés d'ailleurs. Son obscur propriétaire ne répondait à aucune de nos lettres, tour à tour suppliantes, menaçantes, provoquantes, courtoises ou désagréable. Rien n'entamait sa carapace d'indifférence. Cet homme ne se montrait jamais à Capri, laisser une aussi romantique maison pourrir sur ses fondations , négliger un jardin à l'esprit anglais, mépriser les descendants présumés du plus ancien maître de ce domaine secret,  le tourmentait moins qu'une piqure de moustique en été.

J'avais quelques mois auparavant, au coeur de l'hiver, emprunté de façon égoïste et légère le caniche de sa voisine, afin de circonvenir un très important gentilhomme logeant juste en surplomb de "notre" jardin ravagé., cette promenade épique s'était soldée par la fuite du très noble personnage vers le sentier le plus acrobatique des hauteurs de l'île. 

A force d'amonceler les déceptions, nous aurions dû nous contenter de la partie de belle Villa ancienne louée de temps en temps à des nouveaux amis étourdissants de gentillesse et de sollicitude. 

Ne pouvions- nous nous montrer  enfin dignes de nos fils si raisonnables, si lucides et si agacés de notre attitude irréaliste ?

 Mais, comment ne pas perdre la tête quand Capri vous tient dans ses enchantements ?

 Nous gardions la certitude qu'un renversement prodigieux nous ouvrirait la grille rouillée de ce qui fut le paradis terrestre d'une longue chaîne d'êtres épris d'harmonieuse solitude sur les vestiges d'un refuge de pirate grec ou d'une Villa de poète romain. Ou des deux à la fois!

Notre maison ensorcelée ne pouvait nous échapper; à elle seule, ne justifiait- elle nos éternelles retrouvailles avec l'île bleue ?

Si seulement je pouvais libérer de l'emprise de ces amours mortes qui  s'ingénient à se montrer vivantes, pensé-j e. Que suis-je en train de chercher sur ces pelouses abruptes ? Des enseignements philosophiques ? Certainement pas ! une belle vue ? Il y a en a tant d'aussi parfaite ! La solitude ? D'ici dix minutes, l'Homme- Mari va me manquer ! 

Ce maudit courrier dégoulinant de phrases sentimentales, ou d'ordres à peine adoucis, n'a aucune influence sur ma destinée, il m'a été remis deux siècles trop tard, et ne fait mention d'aucun trésor caché, si ce n'est ... le tableau ! la tête de femme au turban !

  A quoi bon courir après cette chimère ou plutôt cette sybille:  l'impitoyable laboratoire de Rome nous a affirmé qu'il ne s'agissait que de l'oeuvre d'un élève talentueux,  une interprétation  du maître, juste de quoi supplier un artisan  local de repeindre une paire de volets et, avec un peu de chance et beaucoup de persuasion, quelques pans de murs  ... 

Quant à des pièces d'or enfouies dans l'allée dominant la vallée de Caprile, oui, mais nous n'avons pas l'autorisation de faire des fouilles, sauf si je mettais la main sur un archéologue. Et encore, une propriété privée reste inviolable, les trouvailles enrichiraient le propriétaire actuel, et nous passeraient sous le nez , torture inutile ! 

Or, j'avais beau me désespérer, l'espoir me taraudait de plus belle. L'espoir repoussait à l'instar des rameaux verts, des jeunes pousses , des herbes soulevées par un souffle invisible. L'atmosphère incongru du Parco Filosofico  éteignait  mes  nostalgies, titillait un élan neuf vers l'inconnu, et grignotait l'amer fatalisme qui enveloppait mon esprit. Je me métamorphosais en personne plus jeune, plus alerte, je ressentais avec force la beauté du lieu comme si j'avais à tenir un rôle au sein de ce paysage hanté, subtil,  monde clos et et presque immatériel, limpide à aveugler sous la lumière de jaune cristal d'avril.

A force de tournoyer d'espaliers en pelouses, grisée du parfum poivré des herbes caressées de soleil vivace, j'atteignis un balcon de verdure agrémenté d'un de ces bancs qui parsèment le parc et invitent les apprentis philosophes, désireux de s'instruire des belles ou cocasses pensées surgies des esprits les plus sages, à s''essayer  au noble exercice  de la méditation, avec vue sur la massive île d'Ischia.

 De l'autre côté de la pente, s'élançaient vers le ciel les ultimes marches d'un vaste et robuste escalier. Le parc était bordé à cet endroit- là par les murs d'un domaine impeccable qui annonçait une fortune bien employée à ressusciter les fastes romains... Un tapage considérable annonçait un tourbillon saugrenu de mouettes en proie à une  terrible crise de nerfs.

Titillée par l'esprit du lieu, ma mémoire allait- elle ranimer les âmes errantes des amoureux de jadis ?

Ce parc voici deux siècles était un pâturage, ou un  vignoble,  les paysans de l'époque y voyaient certainement un enclos donné par la Providence tant la terre gorgée de cette eau si rare sur l'île affleurait au pied des roches. plus haut, les bois regorgeaient de gibier, plus haut encore, l'ermitage de la Cetrella accueillait de saints hommes  qui priaient pour le salut des Capriotes et tenaient table ouverte en cultivant un verger miraculeux.

 Quelle étrange itinéraire pour un  rendez-vous sentimental , le berger en place avait -t-il froncé les sourcils ou brandi sa faux ? Ou bon prince, avait-il prié sa femme de régaler  d'oranges, de lait, de raisins, de fromage, ce couple las d'avoir tant grimpé sous les ardeurs du soleil ?

Mon imagination battait le Parco Filosofico à toute allure : hélas, seul un voile blanc emplissait mes souvenirs, je ne comprenais que le présent, ne voyais que ce vert aux éclatantes nuances emplissant ces théâtres naturels ordonnés autour de nobles citations affichées sur la roche.

La nature  l'emportait- elle sur la philosophie ?Je le crus un long moment, cette tentative d'éclairer le peuple m'amusait sans me passionner, et je sentis l'ennui de la solitude.  Je me moquais de la philosophie facile !j'étais venue à un rendez-vous, mais, en vain, les ombres des amours anciennes s'étaient irrémédiablement effacées. La beauté farouche de la nature rendue à sa primitive ampleur avait aboli les vestiges du passé campagnard, et emporté dans le néant les fugaces éclairs de ce qui fut peut-être ma vie antérieure.

Découragée du passé et doutant en l'avenir, je m'installe sur le banc rongé de mousse, et remarque un texte présenté à la manière d'une figure de proue à la pointe d'un gros rocher. Les mots sont encadrés d'une fine guirlande à la nuance ambrée.

Je déchiffre les belles paroles tracées sur la majolique; soudain, le vide de mon coeur, le désarroi de mon âme, l'ennui de moi-même et la désillusion de cette quête absurde d'une ruine à l'entrée du vallon de Caprile s'évanouissent comme rosée du matin sur les genêts agrippés aux falaises.

Frappée d'une révélation heureuse je lis à haute- voix:

" Ora esistono queste tre cose: la fede,la speranza e l'amore; ma la piu  esse è l'amore."

Paolo, 1, Corinzi 13:13

Quel merveilleux viatique pour passer d'un monde à l'autre, du passé au présent, l'amour ! Capri est dangereux car c'est l'amour que tout respire sur ses falaises effilées, ses criques aigues, ses bosquets résonnants du chant des oiseaux ivres parmi la lumière insoutenable aux yeux mortels.

Je n'y vois d'ailleurs quasiment plus rien, je suis aveugle un court instant, et tente de reposer ma vue, l'éblouissement se dissipe, et je reviens à la réalité. 

A mon immense surprise, devant moi, se tient une fillette aux beaux cheveux en chignon sous un gros mouchoir jaune.  J'admire sa taille fragile, excessivement étranglée dans son corset noir, comme cousu sur une chemise d'une blancheur neigeuse.

 Quel art sincère et simple a présidé à la noblesse de cette toilette à la limite de la pauvreté, et pourtant d'une allure inimitable ! La belle enfant me sourit, esquisse une révérence en envoyant voler sa jupe rose dans un élan appliqué, et me tend un livre d'où s'échappe un papier.

 Puis, la voilà qui fuit preste et gracieuse, grimpant avec l'agilité d'une chèvre vers un pâturage que je n'avais point remarqué. Pourquoi le Parco Filosofico me paraît- il si déconcertant tout à coup ?  Je ne reconnais ni les cortèges fantasques des panneaux de majolique affichés sur les rochers, ni les pins élevés, ni les plantureux genêts, et pas davantage les minuscules retraites ombreuses propices à la rêverie. Le banc de tout à l'heure a pris la forme d'un tronc d'arbre, et mes doigts tremblants palpent la reliure gde cuir fauve d'un mince livre, à la fois très ancien et absolument neuf.

 La mer a viré au rose empourpré du soir, les parfums se lèvent avec le fatal vent du couchant, et le papier tombe à l'instar du soleil sur la terre ocre d'un vaste vignoble aux ceps noirs et brillants, présentant contre le ciel enflammé leurs opulentes grappes encore vertes. Rien n'évoque la philosophie, sauf si l'on songe aux fameux banquets bien arrosés pendant lesquels Socrate discourait d'amour avec aplomb et fermeté ! Je suis prise au piège encore une fois des sortilèges affleurant sous la roche. Le temps s'est distendu, l'Homme- Mari, de l'autre côté de cette nuée qui nous sépare, n'a pas conscience  de mon absence, je reviendrai tôt ou tard vers lui et nous irons surprendre ces mouettes qui  dans un monde si lointain répandaient des clameurs de baigneuses chatouillées dans l'impériale piscine d'un étranger du Nord.

Mais en ce monde ancien qui vient de se ranimer, j'ai un papier à ramasser et un livre à ouvrir.

Je cherche le premier en vain, c'est une plaisanterie des Sirènes, ce bout de papier a dévalé le vignoble et ira rejoindre la mer. Bizarrement, j'en ressens un extrême soulagement...

Le livre au cuir lisse porte un titre qui éclate dans ma tête à l'instar d'un feu d'artifice, ou d'une passion réprimée à grand peine:

 "Giacomo Leopardi, Canti".

Leopardi ! le Lamartine Italien ! L'infortuné poète qui quitta sa vie si brève et douloureuse à Naples, les yeux tournés vers Capri ...

Une main a tracé de l'écriture rageuse que je voudrais ne plus jamais revoir une phrase un tantinet moqueuse: 

"Ce recueil en ce bel après-midi de mai 1825, de la Villa dominant le vallon de caprile, Isola di Capri,  est mon humble présent à la contesse de ... pour obtenir mon pardon, une affaire mettant en jeu mon honneur et ma fortune m'obligeant à  l'abandonner aujourd'hui."

Une mouette se plaint en se posant sur le tronc moussu, une mouette ou une fée ? Elle semble veiller sur un bout de papier tombé à mes pieds ! Mon éternel correspondant a-t-il conclu un pacte avec les Sirènes ?

 "Madame et mon amie,

 Nous nous reverrons dans cette vie, ou dans une autre. A la page cornée, vous lirez un poème qui vous en apprendra enfin sur mes états d'âme et les secrets de ce coeur qui vous sembla souvent un caillou. Nos amours  furent vraies, et fausses, tristes et joyeuses, pesantes et légères, tout et rien. Mais au-delà des malentendus et mensonges, rancoeurs et agacement, elles ont eu le mérite d'exister et ne dormiront en paix que si vous acceptez la maison que vous offre votre oncle, dans cette vie ou dans une autre. 

 Je n'ai pas les clefs de cette histoire tourmentée qui naquit sur cette île, étions- nous les maillons d'une chaîne traversant le temps ? Cette île était notre refuge quand on y parlait grec, la maison antique qui abrita nos jours anciens repose sous celle de votre oncle. C'est pour cela que vous l'aimez avec cette passion, nous en avons eu la certitude, trop de visions nous ont poursuivis pour en douter, le destin nous attire sur ce rocher depuis la nuit des temps et nous y reviendrons jusqu'à la fin du monde. Votre oncle ne fut qu'un instrument du hasard .

Ne croyez point à ma trahison, je ne vous fuis pas, on m'ordonne de mener une vie retirée, la maladie que je vous taisais m'enlève à moi-même, je ne veux vous laisser aucune image piteuse, je hais la pitié et refuse la compassion. Il y a des épreuves que vous devez affronter dans la solitude.

Reprenez le torrent de votre propre existence, le fleuve de vos vies futures s'écoule vers l'infini... Mon ombre vous accompagnera même si ce roman inachevé reste enseveli dans les abysses de votre mémoire. Les souvenirs du jardin dureront davantage, cela sera peut-être le fil d'Ariane qui vous ramènera chez vous, dans cette maison qui aura la bonne grâce de vous attendre. Car vous reviendrez, dans cent ans, dans deux cent ans, dans mille ans, vous reviendrez, et j'aurai le bonheur de vous revoir, sous une apparence bien étrange, mais si l'amour n'est point une illusion, si cette île est la passerelle entre le visible et l'invisible, vous me reconnaitrez !

Gardez confiance: nous ignorons toujours de quel côté la chance daigne se jeter dans nos bras. 

Votre ..."

La signature est bien entendu illisible.

Au-dessous de deux lettres indéchiffrables, cette dernière ligne écrite en caractères minuscules, comme si ce message ultime remplissait de honte son auteur:

"Ora esistono queste tre cose: la fede, la speranza e l'amore, ma la piu grande di esse è l'amore"

Je manque défaillir, pour reprendre mon calme, j'attrape le livre qui s'ouvre à la page cornée au-dessus d'un titre :

"L'infinito"

 J'essaie de lire, mes yeux se brouillent, le paysage se fond en nuages, les vignes roulent au fond d'un gouffre, et la voix de l'Homme- Mari retentit parmi le vacarme des mouettes:

" Que se passe-t-il ? As-tu un malaise ? Tu as l'air souffrante, le soleil certainement, heureusement il fait bon et frais sur ce banc. Nous redescendrons doucement quand tu en auras la force. Ce bruit vous vrille la tête ! Ces mouettes sont-elles devenues folles? il faut que je voie cela de près !"

Je regarde l'Homme-Mari se moquer des mouettes qui pataugent avec allégresse dans l'impériale piscine bleu azur d'un descendant de Néron et peu à peu la vie présente chasse les rumeurs du passé.

 Je n'aperçois bien sûr aucun livre relié de cuir, mes doigts ne chiffonnent aucun bout de papier portant la confession la plus délirante jamais surgie d'un cerveau en proie aux hallucinations.

 Mieux vaut goûter aux bonheurs de cette promenade philosophique et penser à ces mystères plus tard.

Le soir même, une intuition me guide vers la petite librairie d'Anacapri, j'engage une conversation passionnée avec une  mince jeune femme brune qui se plaint des effets pervers de l'extravagant succès de Capri, je lui tiens tête et soutiens que l'âme pure de l'île palpite toujours ! 

" Pourquoi n'écrivez- vous un roman mettant en évidence vos amis qui défendent la beauté et la simplicité de nos vies, de notre idéal ?

 Oui, Axel Munthe règne en maître, et Cesare da Seta, Norman Douglas, votre Peyrefitte, et notre merveilleux Moravia, Maxime du Camp, Gregorovius, mais ce sont des écrivains du passé, lancez- vous et je lirai vos premiers chapitres la prochaine fois, allons, osez ! l'important, ce n'est pas de trouver un éditeur, c'est de créer et de raconter sa vérité... Oui ? Leopardi ? Ah ! c'est la première fois qu'une Française demande à lire notre poète. Le grand-père d'un ami de votre dernier fils est capable d'en réciter des passages entiers ? Che bello ! Un gentilhomme de Florence ?  Tout s'explique...L'Infinito ? Oui, c'est  un "canto" ...  Je n'ai rien ici, revenez demain, buona sera !"


La suite de ce roman à Capri, bientôt !

Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix



Vue de Capri, école italienne, circa 1830








 







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