A la recherche des amours oubliées du côté du Parco Filosofico
"la Maison ensorcelée" Partie II
Chapitre 9
Ce matin un concert d'oiseaux chatouillés de lumière traverse le voile bleu étreignant les roches fauves des montagnes. je m'éveille, et sans un mot risquant de rompre le sortilège de l'aube, je vais sur la pointe des pieds vérifier si la mer émerge de ses brumes, bleue à faire pâlir le ciel, et parée d'étincelles, si le Monte-Solaro laisse couler un ruisseau de lumière sur ses robustes pentes, et si nous sommes toujours, je n'ose dire "chez nous", mais rien ne m'empêche de le penser ...
Soudain, une inspiration absurde, inavouable, fantasque m'attire en bas de l'escalier descendant au jardin. Je sais d'où nait ce désir subit : le placard à balais, petit cachot invisible des visiteurs, est un lieu où s'amoncellent des trésors, d'abord la "lavatrice" neuve, la machine à laver qui nous permet de rester impeccables, qualité indispensable à tout être vivant prétendant à l'approbation de la "gente caprese". Ensuite, enfouis dans une corbeille, voici de somptueux élixirs doués du pouvoir de laver plus blanc, enfin, bien dissimulé sous de superbes balais trop choyés pour être employés, le coffre rouillé qui abrite mon sac de lettres remises à sa destinataire au bout de deux siècles d'errement postal.
Nul ne se doute de l'importance que revêtent ces feuilles jaunies, et craquantes, ces confidences illisibles mélangées à la poussière du réduit. Qui pourrait se douter qu'un pan de ma vie antérieure se mêle au bruit de la "lavatrice" particulièrement énergique ? (Une attention extrêmement précieuse de la part d'Antonio et Véronica !) J'empoigne au hasard, mais le hasard n'existe pas à Capri, une liasse assez copieuse, exhalant encore un parfum vague et entêtant, jasmin ou chèvrefeuille, et l'agite en toute hâte, comme si le démon du passé menaçait de me sauter à la figure.
Un bruit me fait sursauter, serait-ce l'Homme- Mari clamant l'étonnement ou l'angoisse de ma disparition dans l'air frais du petit matin ? Tout va bien, terrassé par les émotions jaillies du petit miracle de San'Antonio, il dort sans mauvais rêves, du moins je le lui souhaite.
Mon épais courrier en main, me voilà à la lumière, et, comme pour me démontrer encore une fois que le hasard à Capri se plaît à se métamorphoser en un farceur émérite, le soleil se pose juste sur le paragraphe que j'aspirai à parcourir, juste quelques mots dont la musique jamais oubliée rajeunit mon coeur de deux cent années...
L'en-tête reste inchangé :
Isola di Capri
Casa Barbazan, via Fraita,1
Caprile, Anacapri
Ce jeudi d'avril, à l'aube, sur le toit de la villa de votre oncle,
"Ma très chère, je vous écris à l'heure où les oiseaux glorifient le jour renaissant, au loin, la mer ne remue pas davantage qu'un lac de lait touché d'écharpes de soie turquoise, vous dormez peut-être chez vos amis qui vous retiennent dans la somptuosité antique de cette villa Moneta que vous aimez tant, et qui ne vous le rend point. Ce n'est pas votre côté de Capri. vous nous vantez l'harmonie robuste de l'allée formée de colonnes dérobées à la Villa Tiberio, or, la mer ne s'aperçoit point du parc, et le bosquet touffu a quelque chose de lugubre qui retarde l'épanouissement des fleurs. Cette mélancolie vous enchante, vous en profiter pour cultivez vos tristes humeurs ; quel bienfait retirerez- vous de ce séjour employé à renier ce qui est la vérité de l'île ? Sa lumière ! Retrouvez la lumière ! si je ne voulais mériter le titre de prétentieux, j'oserais dire: "retrouvez- moi!". Je ne suis pas le seul à déplorer votre nouveau caprice. Votre oncle s'impatiente, vous nous trahissez sans en éprouver le moindre remords.
Pour qui êtes-vous venue à Capri ? J'espérais que ce voyage fut pour moi, et un peu pour contenter votre oncle qui souhaite tant renouer avec une famille qu'il s'est évertué à maudire. Mais, en prenant de l'âge, il se fait une raison, la beauté est notre vraie patrie, pourtant, on ne saurait y vivre en loup solitaire.
Je m'adresse maintenant à vous, à vous seule, je vous supplie, mais ma patience s'impatiente, et je ne ne poserais certes point à l'homme aimant jusqu'à la fin du monde. Même l'éphémère amour a besoin d'un point fixe, d'un roc sur l'horizon, et d'un rendez-vous qui sera honoré. Souvenez- vous du banc rustique en surplomb de cette interminable promenade romaine de La Migliera, je vous y attendrai à nouveau, les jardins ne changent guère à Capri, et celui-là encore moins, voué au soleil, à l'ombre douce sous les genêts, aux pas furtifs des amoureux, aux appels des oiseaux de mer dansant avec fureur vers les cimes du Monte-Molaro.
Venez, après-demain, à cette heure qui nous a déjà réunis, sous le tintement de cristal des campaniles flottant dans l'air d'Anacapri, l'heure qui sera éternellement nôtre ...
Vos chers, vos aimables amis accepteront de se priver de vous, commandez un guide et deux ânes au plus vite afin d'escalader sans trop de peine la Scala Fenicia. Mon serviteur vous attendra devant l'église San Michele qui propose son paradis terrestre en majolique à ceux qui ignorent que sa porte se trouve sur les monts d'Anacapri. Ne répondez rien ! je sais que vous viendrez.
Ps: je vous serais fort obligé de ne pas m'envoyer par un pauvre gamin en haillons un billet contenant quelques vers de votre poète pleureur. Pourquoi nourrissez- vous pareille obsession envers le Sieur Alphonse de Lamartine ? Il jetterait l'âme la plus joyeuse, le coeur le plus ardent, dans la mélancolie la plus noire !"
Aucune signature... Prudence, désinvolture ou arrogance ? Les trois sans doute !
Je soupire tout en approuvant, décidément, cette malheureuse lectrice de Lamartine était à plaindre autant qu'à envier pour avoir séduit un homme doué, certes, de bon sens, mais dépourvu de sens poétique. Cette parole: "l'éphémère amour" m'aurait brisée toute envie de me hisser sur les marches énormes de la Scala Fenicia, en bravant péril face aux précipices, et chaleur intense sur cette rivière empierrée.
Mon nom éclate, et l'Homme- Mari apparaît. je tasse mes feuillets au fond de ma poche et décide de me consacrer au présent, au café, et à un projet moins épuisant que nos déambulations au sein des broussailles du "sentiero dei Fortini."
Or, comme s" il lisait dans mes pensées, l'Homme- Mari m'interroge:
" Et si nous profitions de ce temps superbe pour grimper au sommet du Parco Filosofico ? Celui qui a été conçu par un professeur humaniste au bout de la promenade de la Migliera ? Un des rares endroits d'Anacapri que nous ayons boudé !"
Le hasard se moquerait- il encore de moi ? Que répondre ? Une onde de bonheur que vient aussitôt assombrir un sentiment de confuse culpabilité m'incite à sourire et à montrer la lumière ardente, frappant la roche de pourpre et d'or vert, et les colonnes des pergolas du rose chatoyant des opales.
Je m'efforce de n'attacher aucune importance à cet imprévu ranimant un épisode d'une vie antérieure, à moins qu'il ne s'agisse d'un souvenir légué par une personne de mon sang; comment savoir où se situe la vérité d'une époque si lointaine ?
En quoi ce mot griffonné à la diable, et trahissant un caractère autoritaire et désabusé me concernerait- il en cette vie immédiate ? Mon destin ne se décline-t-il au sein de ce moment présent qui consiste à fermer la porte sur une maison bien rangée afin de nous élancer d'un pas guilleret vers les jardins et bosquets de l'interminable chemin de la Migliera ?
Malgré ces beaux raisonnements, j'ai envie de courir vers quelqu'un qui a cessé de m'attendre depuis deux siècles, quelqu'un qui m'avait ordonné de grimper vers le sentier des hauteurs, vers un balcon creusé par les forces des vents ou les mains des dieux. Je gardais l'image d'un lieu inconnu où soupirait, furtive et prodigieuse, une source coulant en minuscules canaux sur la terre humide, sur l'herbe toujours verte et fraîche, ombragée par les ramures épaisses des châtaigniers et les éventails de sombre émeraude des pins parasols. Une source franchissant les rocs ! Un miracle à Capri, et pourtant un miracle attesté par le sanctuaire verdoyant de la Madone, à l'ultime bout de notre chemin habituel...
Je compris que je n'avais plus qu'à me laisser guider sur l'étroite et frêle passerelle tendue entre passé et présent. Le hasard m'aidera- t- il à retrouver la trace ténue des amours mortes au détour des prairies et bosquets de l'abrupt Parco Filosofico ?
Une intuition implacable m'entraîne à croire que bien avant qu'un humaniste ne grave ces gros cailloux surgissant du maquis de nobles maximes, ce refuge ombreux n'ait abrité de façon idéale l'émoi des rendez-vous inavouables ..."
Le soleil a décidé de se montrer généreux, les passants flânent et sourient aux anges, les caniches ont laissé leurs manteaux, et contre les arches de pierre grise les turbulentes glycines étreignent les grilles de fer ciselées, cachant d'immenses domaines installés sur d'énormes terrasses plantées de pins et de vignes. Capri, île multiple aux paysages extravagants, alliant beauté classique et fantasque exubérance... Nous gardons nos pensées en silence, mais l'Homme- Mari s'arrête devant un parc ceint de murs écroulés sur lesquels déferlent des ondes de lianes et de ronces farouches.
Il me lance le regard grave de l'homme qui s'apprête à accomplir un acte interdit, et me supplie de le laisser escalader ces remparts détruits afin d'explorer ces broussailles qui, il en a la conviction, dérobent le plus spectaculaire des palais ravagés. une nouvelle ruine à conquérir !
A sa grande surprise, j'accepte volontiers, d'abord pour me remettre de notre marche rapide, et ensuite profiter de la paix qui nous entoure en ce matin vibrant de vols d'oiseaux ivres.
Dix minutes s'allongent, ma solitude se referme sur moi, je commence à redouter qu'une armada de Carabinieri ne se soient jetés sur l'Homme- Mari surpris en flagrant délit de vagabondage dans une propriété privée. Le portail ne tient qu'à un fil de fer que j'ôte d'un geste déterminé, et j'avance sur ce qui fut une belle allée pavée de mosaïques. Nul fantôme, pas d'Homme- Mari, aucun carabinier menaçant, mais un cortège de statues entourant un bassin s'efforçant de ressusciter les fastes romains.
Hélas, les belles dames de marbre arborent une mine piteuse et des mousses verdâtres sur leurs fronts sereins, l'eau glauque de l'antique bain loin de réjouir les fées des montagnes, loge tout un bruyant peuple aquatique...Un cri perce l'enchantement du domaine, c'est l'Homme- Mari stupéfait d'apprendre que je me suis contenté de passer par l'entrée officielle sans jouer les brigands acrobates !
"Qu'en penses- tu ?" interroge-t-il en désignant le bassin rempli de grenouilles, les talus inondés de ronces, et les statues affligées de maladies diverses ? Nous pourrions faire une offre, et dormir sous une tente en attendant de bâtir un abri au coin de cette espèce de piscine ? Les garçons adorent nager ! et il fait si chaud l'été à Capri, ce serait facile de louer ..."
"Oui, très facile, avec une annonce du style: abri de jardin au bord d'un réservoir à batraciens dans une forêt vierge ? Non ! Je refuse ! Pourquoi a-t-on abandonné ce parc ? On ne distingue aucun vestige d'une maison, ou alors, elle a été démonté pierre par pierre ..."
L'Homme- Mari réfléchit et m'approuve, tout en déplorant mon manque de passion, la vue serait admirable si nous nous donnions la peine de défricher ces pentes hostiles ! Je promets d'étudier ces brillantes suggestions dés que nous aurons arpenté les espaliers, sentiers et escaliers peuplant le Parco Filosofico. La lecture des devises ou maximes fortifiera certainement notre "entendement"!
Et nous repartons, en ayant l'impression d'être de connivence avec les aventuriers perdus en plein désert. Le soleil s'évertue à métamorphoser avril en juillet, la faim l'emporte sur le désir d'élever nos âmes, et l'humeur de rose passe au morose... Le Parco Filosofico est enfin annoncé par une pancarte de bois, les premières citations d'auteurs illustres et généreux se devinent sur les rocs, une écriture joliment désuète en affirme la gravité ou la malice sur des panneaux de majolique parés de citrons, de grecques ou de rameaux en fleurs.
Allons- nous plonger dans la méditation, prendre racine sous ces ombrages propices à l'envol des nobles idées ? Nous échangeons un regard assez dubitatif ...
.Le belvédère tant aimé de la Migliera, le second, l'autre étant pour les touristes, nous tente également. L'envoûtement atteint son paroxysme à la proue du navire bruissant et mouvant qui par décision des dieux a revêtu la forme intangible de Capri. Nous sommes à la croisée des chemins! Je ne bouge plus et l'Homme- Mari s'éponge le front ...
" Il fait frais dans ce parc, après tout, nous connaissons le belvédère, cela ne te dérange pas si je me repose sur ce banc ? Je te rejoindrai un peu plus tard, cette chaleur m'épuise ! Mais, grimpe jusqu'en haut du parc, tu en meurs d'envie ! '
Comment résister ? Me voilà escaladant un pré fraîchement fauché, la tête tournée par la senteur de l'herbe coupée et des fleurs sauvages, odeur du temps, fragrance des amours mortes, Quel sens donner à ce sortilège ? Je grimpe , la tête vide, et d'espaliers en sentiers, de rochers affichant de belles maximes que je ne lis point, de marches de bois en allées ombreuses, je dévide le fil d'Ariane ma soeur, le fil d'un monde toujours vif sous son le voile du souvenir enfui...
Un ravissant cadre en majolique bleu enguirlandé de citrons a le don de m'exaspérer:
"Eat or be eaten,
Love or be loved,
Which is your choice ?" interroge un maudit philosophe qui tient à rester parfaitement inconnu.
Cela commence bien ! Tant pis pour cet avertissement sinistre, le ciel est trop bleu, les mouettes dansent à un endroit indistinct, sur les hauteurs invisibles de ce parc replié sur ses secrets, la philosophie n'est pas de taille à lutter contre la poésie, et si je grimpe à la vitesse d'une chèvre capriote, c'est soulevée par cet air parfumé chantant l'éternelle puissance poétique de Capri...
La suite de ce roman à Capri, bientôt!
Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix
Paysage secret à Capri Crédit photo Vincent de La Panouse |
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