La maison ensorcelée: Roman à Capri
Seconde partie
Sorrente, ses Sirènes et son poète- chevalier
Chapitre 11
Il est judicieux de savoir perdre une bataille avec élégance, sans gémir ni tempêter.
Nous avions tenté depuis quelques années de circonvenir un aréopage d'agents- immobiliers extrêmement coriaces, d'amadouer les trois dernières Sirènes reconnues à Capri de façon quasi officielle, et de supplier le bon San' Antonio dont nous avions souvent, honte à nous, oublié la fête,
J'avais eu l'audace de réclamer l'aide céleste du docteur Axel Munthe en villégiature éternelle chez Saint -François d'Assise, puis l'espoir insensé de gagner une somme mirobolante en vendant un tableau de femme coiffé d'un turban jaune, découvert dans une cave napolitaine, oeuvre sublime, envoyé par le destin, mais, hélas, méprisé par la fleur des experts romains.
Ne cédant pas au morne découragement, j'avais fait le siège d'un notaire de Naples qui m'avait fermé sa porte, puis j'avais envahi la demeure patricienne d'un noble Napolitain qui avait eu l'outrecuidance de m'arracher une bague antique dont l'émeraude valait certainement assez pour séduire le silencieux propriétaire de la cabane décatie qui n'attirait aucun mortel excepté nous.
L'émeraude cabossée, dont le jardin scintillait autant qu'un bosquet de tilleuls en juin, m'avait été rendue avec dédain par une épouse hautaine, qui avait des goûts plus exigeants que son noble époux. Car, dans l'échoppe d'un orfèvre de Santa Chiara, le discours de l'homme de l'Art me sauta à la figure comme un chat sauvage: c'était un verre romain certes, mais un verre tout de même, très en vogue et doué de grande valeur à l'époque d'Auguste. Or, de nos jours, assurait le joaillier avec une assurance dont j'aurai dû me méfier, ce bijou de curiosité à porter avec nostalgie, ne susciterait point la frénésie soudaine des amateurs de joyaux. historiques...
Là-dessus, après ces belles paroles vouées à assombrir mon humeur et anéantir mes rêves de fortune, l'orfèvre tendit une main avide vers la bague romaine, en m'en proposant une somme trop dérisoire pour être honnête. J'avais pris le parti de fuir au plus vite. Le doute toutefois m'envahit et je refusais une nouvelle expertise.
Le doute ? Ou un obscur pressentiment ?
Anneau paré de verre ou joyau historique, cette émeraude meurtrie, répandant ses étincelles de torrent verdi par un frais soleil venait de se métamorphoser en talisman. Rien ne vaut un bijou invendable, si ce n'est un tableau paré d'une beauté que vous êtes l'unique esthète au monde à percevoir. Vous éprouvez une paix royale, une gratitude immense envers le hasard qui vous offre un cadeau que vous ne vous sentirez pas obligé de négocier pour de tristes et utiles raisons... Vous affrontez le front haut et serein la gloire d'un compte en banque défaillant ce qui prouve la limpidité de votre âme, et votre sottise impardonnable, au yeux des êtres raisonnables.
Les romantiques seuls vous comprendront, mais en reste-t-il ?
Ce talisman en tout cas, ranima mes espoirs, et réveilla ma tentation de braver les forces contraires ! Les Sirènes ne pouvaient pas nous abandonner à ce point ...
Toutefois, pour le moment, nous avancions bien moroses.
Où nous menaient ces efforts extravagants afin d'acquérir une maison en ruines qui s'était emparé de nos vies sans que nous ne lui ayons rien demandé; n'avait- elle osée prétendre que nous l'avions fréquentée dans un passé aussi confus que tumultueux afin de mieux nous ensorceler de tous les parfums de son jardin en bataille ?
Nos amis capriotes nous plaignaient, les chats capriotes nous plaignaient, les enfants capriotes riaient en nous voyant errer sur les sentiers menant à notre tas de pierres de plus en plus ravagé, les exquises vielles dames nous consolaient en nous offrant de non moins exquises pâtisseries au citron, les belles jeunes filles nous lançaient des regards compatissants, notre indéfectible mentor Salvo soupirait, de la via Capodimonte à la via Follicara, sur les traverse d'Anacapri et les chemins rocailleux de la Migliera, les oiseaux chantaient pour nous égayer, sans doute sur l'ordre d'Axel Munthe qui nous surveillait depuis les falaises haussant le Monte Solaro vers le Paradis,
Notre rêve glissait comme le soleil couchant vers les profondeurs marines... La maison ensorcelée tombait en morceaux de jour en jour, et nul n'entendait plus parler de son propriétaire. Quant au grand seigneur dont le domaine s'étalait en surplomb, il avait d'autres villégiatures, et ne se souciait plus de l'île.
Nous devions réagir , il n'était pas question de renoncer, mais de respirer , de reprendre des forces, et de penser à autre chose.
Comment soigner des nerfs à vif sur une île gouvernée par les trois dernières Sirènes de notre fol univers ?
Eh bien, rien de plus facile, prenez un bateau et tournez le dos à ces énormes rocs de Capri, obligez- vous à commettre un quasi crime: allez voir ailleurs si l'enchantement de Sorrente, ou la grâce de Positano, n'égaleraient pas la lumière voilée de bleu du rocher des Sirènes.
C'est ainsi qu'en descendant à Marina Grande dans le but de louer un gozzo, et d'oublier, sur l'eau calme d'un après-midi radieux, les enchantements de cette ruine qui se refusait à nous, nous achetons les billets du ferry de Sorrente, mus par une impulsion irrésistible, et pris à la gorge par le départ imminent du bateau absolument vide, à l'exception de trois têtes connues, des gens d'Anacapri bien sûr ...
"Anacapri nous suit à la trace" me chuchote l'Homme-Mari, au comble de la perplexité.
Les gestes amicaux, les sourires volent sur le pont, et je remarque à la proue un émouvant bouquet de buis béni pendant la messe des Rameaux...La croisière de quarante minutes commence dans le tournoiement des fumées, qu'importe, les rives lointaines envoient des étincelles de cristal bleu, au pied des énormes falaises, les villages aux nuances d'arc -en- ciel dégringolent vers de minuscules criques. Ces paradis nuageux s'éloignent aussitôt, et le bateau majestueux pique droit vers la mythique Sorrente, villégiature adulée par les Sirènes, les anciens Grecs, les vétérans romains et les heureux du monde ...
Voici que s'approchent des falaises de pierre noire couronnées de palais, puis des remparts à la mode romaine, des balcons se penchent au risque de choir dans la mer, des arcades se dressent vers le ciel, et nous entrons dans un port quasi désert, charmant et d'un calme déconcertant, à l'opposé du désordre bruyant de Capri.
Sorrente est la villégiature des muses autant que des Sirènes, la patrie du poète fervent d'épopées, le tourmenté, le fougueux poète Torquato Tasso qui y vit le jour, en 1544, par un matin aussi allègre que le nôtre, sous une brise au parfum d'orangers. On raconte, et toutes les fables sonnent juste entre Sorente et Capri, que le bambin, à la voix déjà puissante, poussa ses premiers cris sur les remparts édifiés par un peuple courageux, obligé de croiser le fer pour défendre son intégrité.
Combien de fois les hauteurs de Sorrente furent- elles attaquées ! Soldats romains, et mercenaires d'Italie envoyés par les cités rivales, sarrasins impitoyables, en tentèrent le siège, et souvent y renoncèrent, fustigés, chassés, conspués par les Sirènes qui préféraient aux entrechoquements belliqueux, la paix et la douceur de vivre parmi les orangers.
Des prouesses légendaires de ces anciens combats, a déferlé l'inspiration flamboyante de ce chantre de l'esprit chevaleresque, du Tasse fiévreux, poète de la vertu des coeurs sans reproches ni faiblesse, farouche adepte des âmes trempées dans l'héroïsme.
Sa maison se perchait à l'instar d'un nid d'oiseaux de mer à la cime de la falaise, le sort a voulu qu'un glissement l'entraîne au fond de la baie, et ses vestiges gisent pareils à des talismans précieux sous les eaux limpides.
Les trois passagers d'Anacapri s'éclipsent, furtifs comme les chats de leur bourg.
Nous levons des yeux étonnés vers la grande falaise en face de nous, sombre et austère, elle domine une route étroite qui s'exténue à grimper à l'assaut d'une sorte de forteresse sévère, creusée d'escaliers, d'une grotte angoissante, et surplombant de petites plages de graviers gris.
Comme je regrette la grâce de l'arrivée à Capri ! Est-ce bien la joyeuse, l'agréable, la frivole Sorrente acclamée par tout ce que l'univers a compté d'amoureux cosmopolites ? Peut-être quelque chose d'éblouissant nous surprendra- t-il si nous gravissons ces marches interminables ? Au bout de la jetée, le port s'arrondit en une vaste terrasse envahie par l'ombre malgré l'enivrante lumière de ce matin d'avril.
Un parfum d'élégante mélancolie flotte de marche en marche, de portail en balcon.
J'ai l'impression d'ouvrir une porte menant du côté des fêtes surannées de la Belle- Epoque. Un gigantesque palmier règne sur ses sujets, de gros orangers blottis contre la façade d'or d'un palais dont les fastes incitèrent d'heureux mortels à croire en l'immortalité, du haut des belvédères enfouis sous les brillantes glycines échevelées.
Pourquoi ce relent de nostalgie quasi intolérable ? C'est l'esprit des lieux qui se déploie en distillant une fatalité que la gracieuse place, comblée de fleurs en l'honneur de la statue du Saint- Patron de la ville, San Antonino Abbate, ne dissipe guère.
Sorrente pourtant donne le ton de son art de vivre désuet autour de la statue du Saint, des fleurs, et des restaurants où s'agitent des aréopages de camerieri d'une grande allure. Les fleurs voltigent sur les nappes, les plaisanteries abondent et la mélancolie se tait un instant Elle reprendra ses droits plus tard, dans la suavité des souvenirs perdus, ce soir ou à l'aube...
La basilique grecque s'ouvre à gauche de notre trattoria, ce serait une faute de bouder ce sanctuaire rayonnant de parfaite harmonie, au-delà de ses parures baroques...
A la sortie, nous tournons vers ce qui semble une grande avenue, et franchissons une frontière invisible entre Sorrente rêveuse et Sorrente tumultueuse, on roule à l'italienne, c'est- à dire avec une franche liberté, et un désordre redoutable. Une minuscule Fiat virevolte en bafouant les règles les plus élémentaires du code de la route, toit ouvert, chauffeur hilare derrière ses lunettes noires, passagère saluant la foule, en foulard de soie noué sous le menton. Spectacle si naturel que nous pensons vivre un épisode de la Dolce Vita, hélas, ce n'est qu'une aimable plaisanterie à l'égard des gentils touristes ...
Un cortège de boutiques dévolues aux gentils visiteurs s'allonge au fil de ruelles, soeurs de celles où Naples guette les amateurs d'achats rapides et inutiles.
Pris en main par deux brunes vendeuses énergiques qui s'obstinent à lui prouver qu'il a absolument besoin d'un sac de voyage en cuir rehaussé de clous dorés, en provenance directe d'une fabrique de Campanie, l'Homme-Mari s'agace à une vitesse qui pourrait entraîner un drame. J'interviens juste avant qu'il ne prononce quelques mots irréparables, et nous nous réfugions dans la ruelle voisine, miracle, personne !
L'Homme-Mari s'écroule sur le parvis d'une église, peut-être l'entrée du convento San Paolo, et je prends fièrement la pose devant une fresque biblique sans âge, sur un fond du plus pur jaune de Naples, un soleil passé sur un mur antique : la poésie de Sorrente nous éclabousse de sa douceur intacte.
A peine plus loin, voici le parc odorant et vert d'un ancien monastère voué à Saint-François, patron des animaux et chevalier de Dame Pauvreté, vaste vaisseau retiré des tempêtes derrière les colonnes de son cloître pétrifié d'inaltérable sérénité. Nous marchons à pas lents vers un cèdre immémorial qui nous abrite de ses branches protectrices, et un nouveau Sorrente nous dévisage.
Oubliés les vagues de voyageurs débraillés, oubliés les nostalgiques effluves d'une époque insouciante, oubliés les attaques des hommes, et les rages du Vésuve, Sorrente nous parle de paix, de prière, de Foi, d'amour simple et sublime. Mêlés au vent qui se lève soudain, les échos de ces saints hommes qui vécurent humbles et pieux en ce jardin tranquille, au-dessus de la mer capricieuse tissent encore un voile invisible, autour des âmes incertaines de ces mortels venus jusqu'à eux.
Mais, comme si les Sirènes se rebiffaient, le mal de Capri m'envahit !
Je ne désire plus qu'une chose; revenir, peut-être pas chez moi, mais presque, Sorrente me pèse, les suaves incantations de ce parc n'agissent plus sur moi, je veux descendre au port et grimper sur le premier bateau. Au plus vite !
L'Homme- Mari s'amuse: "Tu as résisté quatre heures à ce supplice: Capri au large sur l'horizon ! Je suis fier de toi. Le bateau de l'après-midi entrera au port dans 40 minutes, que fait-on ? Oui ? Andiamo ! "
J'avoue que Capri me réclame, j'ignore d'où nait cette certitude, mais elle m'emporte, Sorrente n'était qu'une recréation, quelque événement majeur, va se produire, on me le souffle, et de toute façon, nous avons rendez-vous ce soir avec je ne sais qui, ma mémoire m'abandonne, la chaleur, le bruit, l'atmosphère sourde et discrète de cette vieille- ville dont on ne sort que par les Enfers, en empruntant un escalier sépulcral taillé au coeur du roc, au sein de la falaise....
A mon immense soulagement, le bleu du ciel jette un reflet salvateur au bout de cette sinistre promenade, et une fois à l'air libre, une autre Sorrente pique notre curiosité, celle des bains sages et élégants, organisés sur les pontons réservés aux habitués sommeillant sur leurs chaises- longues. La mer d'avril a beau glacer le sang, quelques audacieux frétillent au sein d'une eau d'émeraude liquide où s'agite un frisson bleu.
Mais, j'aperçois le bateau ! je me précipite, craignant que ce gros ferry ne s'élance à la vitesse d'un voilier de course, tout est possible entre Sorrente et Capri, je serai la première à bord, c'est une question de survie. L'Homme-Mari n'en croit pas ses yeux: nos trois Anacapriotes piaffent déjà sur la jetée, bras alourdis de paquets, regards comblés, et hâte évidente.
Le mal de Capri n'épargne personne !
Nous en profitons pour raconter nos maigres aventures : "Sorrente, quel délice, oui, San Antonino, oui, la Piazza Tasso, oui, le monastère, encore en vigueur ? Non, je ne savais pas, non, pas d'emplettes, rien n'égale les boutiques d'Anacapri, et je n'ai pas d'argent à dépenser, le prochain voyage ? Positano, bien ! En septembre alors, notre séjour est presque achevé, les Galli, ces îlots déserts, comment les atteindre ? Votre nouvelle épouse, je ne savais pas, a presto !"
Capri vient de barrer l'horizon de ses murailles intangibles, et une silhouette nous fait des signes sur le quai. un jeune homme des plus affables qui ne m'a pas tenu rigueur d'avoir fui après la visite d'un quart de Villa ancienne victime de fuites d'eaux ...
Le charmant jeune homme nous serre les mains avec une touchante effusion, son visage s'éclaire comme si la plus merveilleuse idée jaillissait en son cerveau.
"Vous avez perdu une bataille, mais pas la guerre ! Venez demain à Capri, je vous expliquerai, buona sera cari amici; a domani, mezzogiorno."
" Au point où nous en sommes ! Où se trouve-t-il déjà son bureau ? Du côté du Musée Cerio si je me souviens bien, allons, tentons d'être optimistes!"
L'Homme- Mari soupire:
Sorrente m'a lavé la tête des soucis, encore deux jours, et le paradis s'éloignera sur la mer. Je me demande si le jour viendra où nous n'aurons plus le courage de partir ... Et si nous achetions une citerne, on peut y survivre en y demeurant le moins possible, elles sont presque abordables et nous avons des goûts simples ..."
A bientôt, pour la suite de ces histoires capriotes,
Nathalie-Alix ou Lady Alix
Sorrente sous le soleil d'avril Crédit photo Vincent de La Panouse |
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