mardi 20 août 2024

Corfou et ses Sirènes de papier: "La maison ensorcelée" Roman à Capri Partie II Chapitre 14



 Corfou ou Capri ?

Les Sirènes de papier

 La maison ensorcelée Roman à Capri

 Partie II chapitre 14

 L'Homme- Mari m'avait juré  inconsidérément que nous reviendrions d'ici deux, voire une semaine sur le divin rocher  d'Auguste et de Tibère afin d'éclaircir cette sombre affaire de brigands modernes installés à demeure dans une maison qui avait fort peu de chances d'être un jour la nôtre. Nous étions toujours d'attaque, toujours sur le pont, le coeur reverdi, l'âme bondissante, les nerfs et les muscles taillés dans du vif-argent quand il s'agissait de revenir à Capri.

 Or, cette fois, une montagne de désagréments s'ouvrit sur l'horizon afin de nous empêcher d'accomplir ce défi coutumier .

La famille boudait. Théodore venait de prendre pour épouse une déesse du Nord de l'Europe qui avait décidé que leur lune de miel se passerait à affronter l'insolence des perroquets verts et l'appétit des crocodiles dans la contrée la plus périlleuse de notre fol univers. Capri  la puissante, l'envoûtante sculptée de lumière et de beauté insensées, nos amis si captivants et pétris de bonté, le vert domaine abandonné, l'ancêtre au visage troublant de similitude  avec le sien, tous ces miracles du pays des Sirènes étaient relégués, momentanément nous l'espérions, dans la malle aux souvenirs de sa  vie de célibataire.

Cette somptueuse déesse blonde, avantagée de la superbe tournure d'une fée issue des forêts scandinaves, accepterait certainement de poser un pied sur les falaises adorées de ses étranges beaux-parents, mais la chasse aux crocodiles la tentait davantage. Chacun a ses goûts après tout, et nous nous inclinions devant plus fous que nous ...

Henry avait répondu à une invitation de Jack London, ou plus simplement n'avait pas résisté à une invitation à un beau mariage dans la baie de San Francisco, avec le vague espoir que  l'âme de l'aventurier -philosophe planait encore sur les eaux.

 Capri  le titillait encore, mais il nous jugeait capables de terrasser l'armée de squatteurs pullulant sous les opulents pins parasols de la promenade antique. Ces gens, affirmait- il avec son remarquable bon- sens, ne s'adonneraient certainement pas aux joies du jardinage ni de la peinture sur les murs, les tags excepté, leur vacarme allait prodigieusement offusquer le voisinage, et la sévérité sans pareille du Sindaco d'Anacapri, ne tarderait guère à faire son effet. 

Nous n'avions rien à redouter, et nous nous en tirerions parfaitement sans l'aide de nos fils occupés à parcourir le vaste monde. J'étais d'accord, tout en éprouvant une vague déception, mais l'essentiel battait encore dans le coeur de nos fils: Capri y resplendissait, discrète et familière, à l'instar de l'étoile guidant les marins vers leur port d'attache.

Si vraiment, nous voulions engager une bataille décisive dans notre interminable jeu de patience afin d'enlever ,pour un prix décent ailleurs qu'à Capri, la maison ensorcelée, séduisante au sein de ses appas ravagés à l'instar d'une sirène blessée, il était juste que nous croisions le fer seuls.

Or, les Sirènes décidèrent de nous titiller, agacer, rudoyer d'importance en brouillant notre vue limpide à grand renfort d'images tentatrices venues d'une île rivale. Leur tactique consistait à nous mettre à l'épreuve, c'était de bonne guerre et cela donnait un répit  dans l'organisation beaucoup trop précoce d'un séjour en pleine saison sur le divin rocher d'Auguste et de Tibère.

Les Dames au corps d'oiseau et leurs soeurs aux longs cheveux, mais le reste encombré d'une queue de poisson se liguèrent contre notre désir insensé de pourfendre les indignes ravageurs de la maison ensorcelée en s'ingéniant à susciter l'envie neuve d'un port nouveau. un aimable naturaliste appartenant déjà aux jours lointains de l'autre siècle en fut  l'instrument et moi-même la première victime.

Un soir de vague à l'âme,  en proie à la lassitude d'exister, et souffrant de regrets éternels, ces maux engendrés par l'affolante canicule de l'été, j'eux le malheur radieux d'entrer dans les tribulations de la famille la plus cocasse et la plus touchante; les Durrell, mère, chien, soeur, frères et autres animaux.

 Capri et Corfou se fondirent en une seule terre perdue et retrouvée, d'ailleurs les deux îles noyées de lumière  et tissées de mythes  ne se disputent- elles leur plus épouvantable locataire ? Le Sieur Polyphème, cyclope mangeur d'hommes de son métier .... La famille Anglaise s'empara de notre destinée insulaire et tout doucement, sans faire plus de bruit que la brise vespérale berçant les Pins d'émeraude et de velours sur les allées pierreuses de Capri. La patrie du plus féroce rejeton de Poseidon s'établit dans ns vies à l'instar d'un horizon tangible. Capri scintillait comme une citadelle illuminée des feux de nos espoirs, Corfou parlait net et franc, le marché immobilier avait l'avantage de receler des cabanes affriolantes proposées à des prix presque humains, Capri ne se pouvait conquérir au contraire  que par des demi-dieux ou des Immortels...

L'Homme-Mari se fit presque un devoir de  suivre plusieurs fois le feuilleton  de "la Trilogie de Corfou", élaboré par des cervelles pourvues d'une imagination sentimentale particulièrement débridée ne craignant pas de secouer les membres de la famille Durrell depuis les îles Fortunées ou le Jardin du Paradis. Allait- il pour autant se montrer infidèle aux charmes de cette Capri qui nous attirait et nous repoussait comme une coquette du grand siècle ?

Je le sentis fortement tenté ...

 C'était d'une limpidité de torrent printanier: les Sirènes de Corfou lançaient un défi à leurs soeurs de Capri...

Soudain, affluèrent les images les plus choisies afin de circonvenir les âmes et coeurs naïfs qui voient toujours en la Grèce notre patrie consolatrice, notre mère nourricière, maisons exquises aux plages et pontons privés, maisons de Capitaine, d'Anglais à la retraite, maisons solides et bien sûr dotées d'inutiles piscines, maisons impeccables des balcons aux escaliers, mais distillant un ennui mortel. Maisons dénuées d'esprit mais aux salles de bain et cuisines d'une perfection accablante, maisons à fuir si l'on tenait à garder un brin de poésie fantasque et d'absurdité réconfortante sur le fil de sa destinée. Maisons qui ne s'abaissaient jamais  à se montrer décaties, bordées de jardins revenus à l'état de nature, battues par les vagues et, depuis leurs terrasses biscornues, penchées vers de curieuses petites îles aussi sauvages qu'un enfant de dix ans les  voit en rêve.

 L'antique Naufragé de Corfou, Ulysse d'Ithaque, avait-il encore une chance de faire s'enfuir de peur les servantes aux belles boucles de Nausicaa sur une plage trop fréquentée et suintant l'huile solaire  ? Cette île couverte de villégiatures ne serait- elle boudée par les Durrell eux-mêmes? 

Finalement, seule la maison blanche louée à un pêcheur par le jeune marié que fut Lawrence Durrell manquait à la collection, d'ailleurs existait- elle encore ? En tout cas, pas sur un catalogue réservée aux investisseurs prudents.

J'étais troublée toutefois, au point de me demander si dans notre désir d'enracinement à Capri, ne se nichait une part de folie, et une encore plus considérable d'orgueil voilé d'entêtement ?  Notre  départ en vue d'une mise au point ferme à l'égard des envahisseurs de la maison ensorcelée ne cessait d'être reporté, finalement, une porte s'ouvrit vers la mi-septembre, c'était un point fixe

.  Rassurés et la conscience en paix, nous avions toute liberté de laisser nos songes courir vers Corfou, quitte à y  affronter la réalité d'un séjour à une époque où nul voyageur sensé n'aurait l'idée d'y débarquer.

A condition que Capri nous signifie son congé ...

 "Si Capri vous veut, avait énoncé notre ami Salvo, Capri vous aura."

Nous voulait- elle toujours? Avait- elle même voulu de nous ?

L'Homme-Mari voulait croire en notre seconde vie capriote, moi, je me lassais un peu de supplier depuis les hauteurs infinies de leurs vergers célestes, les fantômes rayonnants d'Axel Munthe entouré de ses animaux adorés, ( compagnons capables d'aimer entrent au Paradis par une toute petite porte), et la kyrielle d'écrivains qui chantèrent des hymnes énamourés à l'île bleue. Ni Ferdinand Gegorovius, exaltant les belles filles "au profil d'une grande noblesse", ni Maxime du Camp, ni Alexandre Dumas, ni les Thoudouze, pères et fils, l'un en proie au délire insufflé par les Sirènes, l'autre se plaisant à inventer une péripétie de ses navigatrices des années cinquante "Cinq Jeunes filles à Capri" en usant d'un style ciselé rendant illisible son roman aux jeunes générations actuelles, et pas davantage Gustaw Herling, Alberto Savinio, ou Rafaelle La Capria,,ne m'envoyaient un vague écho  ou une inspiration réconfortante.

 Nos amis nous envoyaient des mots sensibles et brefs, de toute manière, quelques semaines nous séparaient, il fallait patienter et qui sait ? Capri adorait mener sa propre danse ! Nous devions nous soumettre, ou nous démettre ...

 Six année de passion vivace s'engloutiraient- elles au sein des flots sous prétexte que Corfou narguait nos espoirs blessés ?Je subis alors un ultime défi, un écrivain me sauta à la figure alors que je m'évertuai à dresser un inventaire cohérent dans notre bibliothèque. Je savais  de manière quasi instinctive où dénicher les ouvrages les plus rares, mais le commun des mortels, autrement dit les divers membres de notre famille, ignorant ce très utile plan mental, récriminaient contre le désordre sévissant en ces lieux.

Le hasard, qui n'existe pas à Capri mais adore bousculer le cours des choses en d'autres contrées, précipita ma rencontre avec un livre adoré puis oublié, qui réclamait une lecture immédiate. Il faut obéir aux auteurs qui manifestent ainsi leur présence, c'est une injonction adressée depuis l'au-delà, ne pas s'y plier équivaudrait à une faute de goût, ou pire à une trahison littéraire.

Le livre, épais et déchiré, preuve d'un ancien amour, s'annonçait comme un périple vers les îles Grecques, et l'auteur de ce nouveau dédale maritime faisait claquer son nom sur la trirème gouvernée par Ulysse : l'impertinent Lawrence Durrell.

 J'étais pieds et poings liés: obligée de naviguer vers Corfou et d'en respirer les parfums d'asphodèle....

Capri sortirait- elle vaincue de ces pages battant pavillon Grec ?

Le premier chapitre de ces "îles Grecques" s'apparente à un coffret odorant que vous ouvrez avec un coeur d'enfant dérobant l'écharpe d'une fée, Corfou s'éveille sur la mer et l'aurore aux doigts de rose vous étreint dans la lumière naissante. Je commençai à lire, submergée par la magistrale adoration s'échappant de chaque ligne, puis, très vite, je crus que le cher Lawrence chantait Capri, je perdis le fil et me perdis tout à fait ...où était Corfou ? Durrell  s'était- il égaré  sur la mer ? 

Où les deux îles furent- elles dotées par les Dieux des mêmes sublimes sortilèges ?

"C'est une île facile à reconnaître, avec ses montagnes polies comme de gros fruits, spacieuses et nues, chaudement colorées par le soleil ....Ce qu'il y a d'énervant et de rassurant à la fois, c'est que les rayons de lumière de l'aube de satin vieux rose qui plongent vers l'île par les ouvertures des ravins, sont vraiment comme des "doigts de rose", et décidé à rester en plein XXI ème siècle, on est bien près d'envoyer Homère au diable. "

Je lisais, et plus j'avançai sur Corfou, plus ces brillantes descriptions pimentées de l'ironie du cher Lawrence allumaient en moi non point la dévorante envie de naviguer vers Corfou, mais la poignante nostalgie de Capri, île plus petite, mais si fleurie, île d'or  et surtout île Grecque en pays italien. Voilà la raison de sa séduction, Capri est une Circé de calcaire, elle fait croire à la Grèce, elle vous oblige à vous souvenir de la Grande Grèce de l'Antiquité, elle échappe à l'Italie, c'est un rocher indépendant !

 On y croise des divinités, des êtres d'un autre siècle, peintres ou poètes oubliés, qui vous saluent comme des amis perdus, le réel y épouse l'irréel, à condition de grimper au-dessus des terrasses de café à la mode, cela va de soi; La lumière vous écrase et ranime, la beauté vous nargue en vous ôtant le souvenir du monde au-delà des falaises..

Durrell insiste :" Les fleurs, les maisons, les nuages, tout vous regarde d'un oeil photoélectrique, à la fois corporel et en quelque sorte immatériel. chaque cyprès est doté d'une existence unique..."

Ce caractère irréel et singulier vient de la toute puissance de la Lumière, la Grèce est la patrie de la lumière, en cela Capri lui appartient...Puis je tombai droit sur cette phrase et la nostalgie manqua de m'étouffer:

" Vous aurez déjà entendu parler de gens venus pour un après-midi et qui sont restés toute la vie, ou pour une semaine, et qui sont resté un siècle et demi. Vous vous rendrez compte du danger que vous fait courir votre situation ."

Nostalgie, qu'est-ce que la nostalgie sinon une passion grecque ?

La nostalgie c'est la douleur qui vous ronge quand votre patrie de naissance ou de coeur flotte au loin sur une mer où vous craignez de ne plus jamais affronter les vagues. Vous vous sentez solitaire à l'instar d'Ariane errant parmi les vignes de Naxos, Ariane aux beaux cheveux, Ariane infortunée, abandonnée par le traître Thésée. L'immense amoureux de la Grèce, de toutes les Grèce, l'ami de Durrell, Jacques Lacarrière, vous chuchotera alors la mélopée du nostos:

"L'Odyssée est, par excellence, le grand poème du nostos, du retour sans cesse retardé, sans cesse différé à Ithaque. C'est pourquoi , chaque fois que je lis ce mot, je ne peux m'empêcher de penser à Ulysse pleurant sur le rivage de l'île de Calypso et suppliant la nymphe de le laisser retourner chez lui.;;Je crois entendre sur le sable l'infini gémissement, ressassement d'une mer dont chaque vague dit en mourant: 

nostos...nostos...nostos..."

Au diable, non point Homère, notre père en poésie, mais Corfou ! Il faut rester fidèle à Capri : pourvu que nous ayons un toit, un lit, nous vaincrons la nostalgie, et le reste viendra en son temps, l'amour est éternel ! l'amour se moque du confort ! pensai- je, déterminée et revigorée par ces écrivains immortels.

Pourquoi abandonner ses rêves ? Ne tissent- ils le précieux brocart drapant notre âme ?

 A cet instant d'exaltation puérile, l'Homme- Mari entra, arborant  l'air ingénu et le regard faussement coupable de tout humain sensé qui s'apprête à commettre une exquise folie :

" Pour un euro symbolique, que dirais- tu d'une Villa en ruines dont la terrasse subsiste encore ? Une sorte de figure de proue tendue sur la mer, la maison la plus vertigineuse et la plus insensée d'Anacapri. Pourquoi ne pas tenter d'aller la voir en bateau d'abord ? Une vraie maison du vide et du péril qui fait passer la Casa Malaparte pour un cottage anglais bien douillet !

 Crois- tu que cela serait raisonnable de nous renseigner davantage, si par miracle elle nous plaisait ? 

"Elle me plaît déjà !" dis-je sur un ton définitif.

Les Sirènes de Capri venaient de vaincre leurs soeurs de Corfou!

  

A bientôt pour un  nouveau chapitre, cette fois à Capri, 

 Nathalie-Alix de la Panouse ou Lady Alix

 A lire ou relire :

 Les îles Grecques de Lawrence Durrell

 Ma famille et autres animaux, de Gérald Durrell, 

Dictionnaire amoureux de la Grèce de Jacques Lacarrière

L'île de Prospero de Lawrence Durrell



Dessin de Corfou
Lawrence Durrell

Circa 1941 Tous droits réservés 


 







 









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