La tentation du gouffre
La maison ensorcelée Partie II
Chapitre 15
Une maison ensorcelée ayant abrité un ancêtre incertain, c'était notre rêve insensé à Capri, l'utopie qui s'était emparée de nos espoirs depuis six longues années. Hélas, les rêves ne durent qu'au matin et nous éprouvions un sentiment de défaite, à l'aube de notre retour sur l'île.
Nous étions des bons petits chevaliers déçus, dépités, trahis par une force implacable. Nul miracle, nulle ruse des Sirènes n'intervenant en notre faveur, nous prîmes une décision drastique: celle de tourner la page barbouillée de tant d'encre et de chimères, et de nous laisser envoûter par les appas bouleversants d'une bizarre construction agrippée à la falaise la plus impitoyable de Capri,
Je fouillai une nouvelle fois les étagères de la sombre pièce attendant depuis une vingtaine d'années que l'on se munisse du courage d'en repeindre le haut plafond et d'en arracher l'horrible papier se décollant avec allégresse sur les murs vétustes que la famille décorait du titre pompeux de bibliothèque. J'étais sur la piste d'un livre dont l'auteur plongeait sous les eaux, on aurait même pu croire qu'il descendait en droite ligne des Tritons, chevaliers servants des Sirènes et Néréides, s'il n'avait confessé appartenir au corps diplomatique.
Cette étrange maison du péril me trottait dans la mémoire, j'étais quasi certaine que mon écrivain capable de visiter les Sirènes en apnée, l'avait remarquée de la mer. Il me fallait en savoir davantage avant de trahir, même en pensée, la maison repliée au sein de ses secrets, et son jardin sauvage, à l'abri de ses grilles aux vertes volutes, qui tenaient une place bien trop considérable dans nos vies.
L'Homme-Mari brandissait comme un trophée chèrement emporté à l'ennemi, une kyrielle d'images étourdissantes dont le simple vue m'épouvantait. Mon tendre et cher n'avait que ces mots en bouche: "Un euro symbolique !" Or, rien ne semblait moins certain.
A Capri, même les tas de cailloux se haussent à la valeur des saphirs roulés par les torrents de l'Himalaya, pourquoi un propriétaire assez insensé pour avoir tenté de bâtir sur l'abîme, jetterait- il son chef- d'oeuvre inachevé entre les mains de n'importe quel audacieux ayant un euro en poche ? Il eût fallu une somme digne d'un ancien Rajah afin de relever cette maison épousant le roc, mais trouée, rompue, et absurdement reliée à la mer par un escalier voltigeant sur le vide.
La terrasse me rassurait davantage, elle s'avançait à l'instar d'une traîne royale sur le pan le plus abrupt de la falaise, en évoquant l'âpre majesté du sanglant manoir de Malaparte. L'écrivain et la constructeur mystérieux de ce château du vide et de l'angoisse avaient- ils signé un pacte secret ? S'étaient- ils unis par une sombre et superbe rivalité dans le prodigieux dessein de dompter les éléments du haut de leurs maisons interdites aux mortels ordinaires ?
Cet étrange château se délabrait lentement mais sûrement en haut de son grandiose promontoire, j'en avais froid dans le dos !
"Franchement, dis-je à l'Homme- Mari qui persistait à me vanter les délices de cette aventure du vertige et le confort d'une habitation fracassée par les tempêtes et meurtrie par la lumière impitoyable, je ne te suis plus !
Je préférais encore être emprisonnée dans la Casa Malaparte, elle est horrible à voir, mais, son escalier taillé à même le roc est facile et d'un romantisme absolu.
La crique, à condition de ne pas naviguer en pleine saison, tranquille, les grottes d'une beauté de Sirènes pétrifiées, la mer propice à l'oubli de tout ce qui n'est pas Capri, je comprends, j'approuve, j'admire Malaparte, il a façonné les rochers comme un sculpteur cherchant à insuffler son âme à la pierre.
Le résultat de cette audace peut clouer sur place d'étonnement, cet "homard sur la roche", selon l'ironique Peyrefitte qui était peut-être jaloux d'un écrivain qui vivait la vie avec une si superbe désinvolture, a de quoi déplaire au premier regard. Mais il n'y a rien qui angoisse, rien qui vous fasse croire en escaladant les marches, sur lesquelles le pied de Brigitte Bardot a ébloui la terre entière, après ceux des plus belles femmes d'Italie, que le pire des cauchemars sera le châtiment de votre curiosité.
Cette maison hésitant entre le phare, la tour de guet, la grotte hantée et les Hauts-de-Hurle-vents" façon Capri, je suis sûre qu'elle porte malheur, même à ceux qui lèvent leurs regards depuis la mer vers sa figure de proue ! Alors, lui rendre visite, je ne sais pas, cela ne m'inspire pas vraiment, imagine que l'un de nous perde l'équilibre, qui viendra le sauver ?
Laisse- moi juste une seconde, je crois que l'auteur de ce guide de Capri sous la mer, nous a dessiné un plan vu du ciel, c'est ce qui s'appelle un comble !
Cet écrivain a dû fréquenter avec assiduité aux temps antiques à la fois les Sirènes princesses de la mer et celles aux ailes d'oiseaux, sans doute les plus cruelles si l'on en croit Homère.
Admire la précision de cette carte improvisée !"
Nous nous penchons tous deux, l'Homme-Mari fasciné, moi-même, en dépit de mes doutes, attirée par ce vertige d'architecture si follement séduisant, et nous soupirons de concert.
Le trait réduit à l'extrême ne ment pas; un chemin escarpé bondit vers un précipice qui offre en contre-bas, l'abominable perspective d'un logis bizarre penché vers la mer. Encore plus bas, se devine une sorte de descente infernale à- pic sur la roche lisse...
J'imagine sans peine l'épouvantable suite...
Hurlante, sous la terrasse au parapet démoli, la mer féroce guette sa proie, et le vent rageur plaque contre la pierre fauve les imprudents qui se risqueraient à quitter ce refuge branlant
Le singulier domaine aérien claque sur la falaise comme un oriflamme provocant, un défi lancé à la rudesse des éléments. Ce n'est pas une maison, c'est une épée sortie de son fourreau et levée sur le vide !Sa fascination laisse des traces, une sorte de folie se propage , née de ce désarroi prodigué par l'appel horrible du vide et le chant passionné des vagues frappant les remparts édifiés par les Cyclopes ...
Je songe soudain à Alberto Savinio, qui confia avoir manqué de succomber à l'amère tentation du gouffre de Tibère;
"ma bonne étoile voulût que la peur l'emportât sur la curiosité. mais comme il me fût difficile de me libérer de celle-ci! Du fond de de cet abîme où toute notion de distance avait disparu, je sentais monter en moi un appel très doux, insistant. Dans le vide qui frôlait la falaise, la Mort chantait avec des accents inimitables."
Une voix passablement dure et criarde tinte dans ma mémoire. Au printemps dernier, ou à l'automne, sur le sentier caillouteux grimpant vers l'antique palais du vieil et farouche empereur, une dame privée d'âge m'avait renvoyé paître vers l'autre versant de l'île;
"Ce n'est pas votre côté! " avait- elle proféré comme une malédiction.
" Ce n'est pas notre côté de l'île, oublie ton euro symbolique, qui se transformera en dizaine de milliers à la vitesse de l'éclair, cette maison respire la fatalité la plus insoutenable. Gardons intact notre engouement pour l'autre qui a l'avantage de ne plaire qu'à nous. Après tout, les experts se prononceront bien un jour sur ce tableau que l'on nous affirme un jour être d'une valeur dépassant les caprices du marché de l'Art, et le lendemain à peine bon pour faire nos courses de la semaine ! "
L'Homme Mari ne se tient pas pour battu, ce manoir éventré sur son à-pic est sa trouvaille, il ne se résigne pas à l'abandonner, et me supplie d'en inventorier les ravages au moins de la mer. une amusante escapade, et rien de plus !
"Surtout, ajoute- t-il, pas un mot à Salvo ! Je le connais, il nous interdira de faire un pas vers cette ruine en nous prédisant une série de catastrophes accablantes. Ce qui serait injuste, ne chassait- il juste en bas du palace qui sert de balcon aux heureux du monde ? Il a certainement levé ses lapins non loin de cette espèce de proue de navire et s'en est sorti sans accident . Pourquoi cette manie de nous mettre en garde ? "
Je n'en savais pas plus que lui, mais ma confiance en notre ami Salvo demeurait aussi indéfectible que la beauté de Capri.
Je refermai mon beau livre, remerciai en pensée son auteur et fis encore une fois une prière au bon San Antonio, patron d'Anacapri afin qu'il nous laisse revenir en paix sur l'île et dans son village. J'étai épuisée, et mon seul désir était de d'oublier le reste du monde en cheminant d'un pas de sénateur vers le Belvédère de la Migliera, posséder un tas de pierres à Capri, fut-il l'ancienne propriété d'un ancêtre surgi des brumes de l'Antiquité, était le dernier de mes soucis.
Que l'on me laisse libre d'aimer l'île en silence, et peut-être d'y entendre encore les confessions d'un fantôme solitaire , voilà ce que je désirais ardemment...
Pendant notre conversation conjugale, la poste venait de glisser une lettre que j'attrapai machinalement dans la boîte, à ma surprise, elle affichait un timbre italien.
Le beau notaire de la Piazza du Gesu Nuovo nous priait d'assister à l'ouverture d'un coffre portant le nom du Barone di Barbazan gravé en toutes lettres; cet objet sentant le mystère, et qui sait renfermant une pluie de pièces d'or, venait d'être retrouvé dans une cave du côté de Santa Chiara...Je soupirai , tentée de ne plus tomber dans ces pièges ridicules tendus par un maudit plaisantin avide de s'amuser à nos dépens.
Fils Dernier au contraire décida d'y ajouter foi, l'Homme- Mari ne se sentait plus de joie, Fils Aîné manifestait une courtoise réprobation, de loin s'entend, et nous priait de cesser ces enfantillages, Salvo boudait, Simonetta riait, mais" Tout peut arriver à Naples, alors ...".
Antonio répondit par son charmant refrain; "Capri et la maison vous attendent!" De quelle maison voulait- il parler au juste ? La sienne ou l'autre, la maudite qui suscitait tant d'espérances inutiles ?
Ce notaire si raffiné était- il l'instrument du destin ou l'envoyé des Sirènes toujours ravies de jouer un tour aux âmes naïves ?
Nous n'avions plus le temps de méditer, notre départ était décidé, l'exil prenait fin, nous allions retourner au Pays des Sirènes...
A bientôt pour la suite de ce roman-feuilleton au pays des Sirènes.
Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix
Une maison blanche défiant le gouffre: l'ensorcelant visage de Capri
Crédits photos réservés Vincent de La Panouse
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