lundi 28 octobre 2024

Capri: Fortinio d'Orrico ou la gloire de l'impossible: "La maison ensorcelée" Partie II chap 18



Rendez-vous au Fortinio d'Orrico ou les remparts de l'impossible bataille

"La maison ensorcelée" 

Roman à Capri partie II

 Chapitre 18

Nous étions encore et toujours entre deux saisons et deux mondes sur l'île de Capri, rocher grandiose, sévère et pourtant voué à une réputation de délices faciles et de luxe insensé.

 Paradoxe ou obscurantisme ? Je confesse que cela m'est parfaitement indifférent. Capri ne se donne qu'à grand peine, c'est une grande dame devant laquelle il est bon de s'agenouiller. ses visiteurs la visitent, en font le tour et s'en reviennent, ignares, et n'osant s'en douter. 

Au bout de quasi sept années de séjours fugaces ou plus généreux, selon l'état de nos finances, nos humeurs roses ou noires, et les aléas de l'existence, Capri acceptait de nous chuchoter un refrain qui s'efforçait de nous réconforter.

 Sorrente, Amalfi, Naples nous avaient bercés de belles illusions, Naples nous retenait par la force de l'amitié, sa vibrante lumière sur le golfe, ses palais massifs recelant des trésors, sa passion de l'Art, sa rage de vivre, et ses jardins du Bosquet de Capodimonte, lieu de douceur et d'errance au-dessus d'une ville en proie à de séduisantes et épuisantes turbulences.

 Pour le reste, nous avions beaucoup à découvrir, toute la côte Amalfitaine ne se levait- elle,  hautaine, sublime, mystérieuse comme un pays ignoré ? Je songeai à  une nouvelle fuite vers Nerano, crique inconnue du grand tourisme, élégant moyen de rompre avec notre rêve puéril d'acheter à un prix correct (chose impensable selon le plus poli des agents immobiliers napolitains) la maison ensorcelée, ce ce jardin hanté de blanches silhouettes dont j'étais pour le moment la seule à distinguer la présence immatérielle...

 Nous manquions de moyens, et débordions de baux sentiments ! Or, le romantisme et l'amour de la Capri disparue nous nuisaient horriblement. Nous n'inspirions aucune confiance... Excepté aux charmants habitants ou amants de Capri qui étaient souvent aussi poètes que nous ... 

Nous avions affaire à un propriétaire qui s'entêtait à croire que cette cabane romantique en ruines,  privée de vue sur la mer,  (sauf si on avait le courage de grimper sur le toit), et du droit sacré d'y installer une piscine suscitant l'admiration  par son ampleur, séduirait une grande fortune soucieuse de vivre à la mode spartiate après avoir couvert le vendeur d' une averse d'or pur.  

La fuite sonnait bien, elle ouvrait vers l'horizon, celui des îles moins arrogantes, moins célèbres, moins avides de s'emparer de vous et de vous laisser choir, il nous fallait cingler vers une île qui ne secouerait pas notre mémoire, une île qui nous donnerait envie de reprendre en main notre vie et encore davantage  notre vraie maison, humide, ennuyeuse, antique, et finalement aimée.

Mais sur la mer, au milieu des vagues formes qu'étaient à cette distance les Pontines, ces citadelles romaines, la petite Ventotene clignotait à l'instar d'une étoile tombée au sein des flots. Pourquoi pas Ventotene, minuscule, secrète, et peut-être pas encore conquise par un aréopage d'heureux du monde ?

Je réfléchissais à l'heure où les évanescentes forces emplissant grottes, montagnes, cavernes, et criques s'évadaient de leur prison du jour, sur assise les premières marches de la via Follicara, les yeux perdus sur la mer de lait et d'argent à la tombée du soir. Soudain, je crus deviner une forme coiffé d'un chapeau déformé, mon coeur manqua de se pétrifier pour toujours, c'était lui enfin, mon éternel promeneur, cet ancien amour qui me suivait comme une ombre quand je n'avais nul désir de l'écouter, et qui m'infligeait la plus amère solitude quand je le priais de voler à mon secours.

Je tentai d'avancer vers la brume qui l'enveloppait et  le suppliai de se montrer. 

J'avais tant envie de le voir, même sous forme d'ombre mouvante !

Un ricanement me répondit et une mouette fila droit vers la mer.

Mais une voix aussi froide et coupante que si elle tranchait net le voile du temps se glissa dans ma mémoire, ma tête, mes désirs, un nom éclata, un appel du passé  bizarre et sonore : Sainte-Barbe.  

" Sainte-Barbe demain, voilà ce que vous devez accomplir, le périple du souvenir. Auriez- vous oublié la forteresse surgi des falaises ? Auriez- vous renié le drame qui s'y joua, le sang qui coula sur la roche, l'effroi semé durant cette nuit où des ailes poussèrent aux Français grimpant sur les remparts d' une nouvelle Troie?

 N'entendez- vous encore les clameurs qui annoncèrent la conquête de votre île bien-aimée renfermée sur des remparts réputés imprenables? Souvenez -vous  que l'impossible s'accomplit cette nuit de tempête, au-dessus de l'eau sombre, traversée de lueurs ensorcelées, l'eau furieuse roulant ses vagues révoltées, au-dessous de la mitraille Les anges de la mort planaient pareils à une nuée de mouettes à tête de sirènes voraces et ils fondirent sur leurs proies proie, dans un camp ou dans l'autre, Anglais rageurs, Maltais épouvantés au service des Anglais, et ces intrépides jeunes Français, ces héros infortunés...

Je vous ordonne de prier pour les âmes envolées sur la mer, je vous supplie d'offrir un bouquet de fleurs sauvages à ces héros qui ignoraient à quel point leur exploit fut insensé; N'éprouvez- vous aucun ennui, aucune honte à gâcher vos rapides journées sur notre île en promenades inutiles? 

A force de bouder l'île, de la mettre à l'épreuve en vous en éloignant pour ces ports dévorés de touristes et  rongés de pluie, vous  récolterez le châtiment suprême: sa mauvaise humeur, elle vous claquera sa porte des merveilles au nez. Vous ne me verrez plus, vous ne bavarderez plus avec des Sirènes, vous ne prendrez plus le bus avec un écrivain de votre temps lointain,  surtout, vous perdrez votre chance, car elle existe bel et bien, de vivre enfin dans notre  antique vallée de Caprile .

Notre paradis perdu !  C'est sa quête que vous accomplissez, ouvrez les yeux sur le passé, ne nous reniez plus, je vous en conjure, vous ne vous doutez des malheurs que votre abandon répandrait.

 La maison de votre oncle sera la proie de gens indifférents qui n'écouteront jamais  ses complaintes, ne respireront jamais le parfum de nos amours. Ce seront des êtres vulgaires qui retourneront le jardin afin d'y mettre au jour la statue de Tibère, et de s'enrichir en secret en lui arrachant ses bijoux d'émeraudes. Oui, c'est une légende, n'écartez pas vos yeux comme une enfant, ignorez- vous que toutes les légendes ont vocation de  dire la vérité ?

D'ailleurs, vous recevrez une lettre bientôt qui vous guidera vers ce trésor, n'en avez-vous rencontré une infime part voici quelques années en fouillant dans la plus repoussante des échoppes du côte de Santa Chiara ? Vous tremblez,  c'est très bon signe, vous commencez à retrouver la raison, c'est à dire à accepter la façon absurde dont le destin. brouille fils et cartes, amours mortes et retrouvailles vives.

 Je vous y donne rendez-vous demain sur les remparts du Fort de Sainte-Barbe. Ce nom vous étonne,? Il a changé  depuis ?  Qu'importe ! vous trouverez souvenez- vous: la chanson des pierres se lamente à l'heure où se soupire le vent du soir.. Portez votre émeraude, elle est douée de double- vue, son aide vous est accordée, voyez, vous n'avez pas encore trahi notre confiance...Vous avez bien entendu, votre bague de patricienne, celle que vous avez reconnue dans une échoppe minable de Santa Chiara, elle vous reviendra bientôt, n'était- ce mon présent ?

A demain ! Quel discours ne vous ai-je tenu, vous m'épuisez, vous êtes toujours si fatigante...Une femme impossible ! Les siècles écoulés ne vous ont guère effleurée. Ne prenez cette parole pour un compliment, vous savez que la vanité me déplaît. "

Je me retournai, personne, seule la brise légère soulevait un buisson chargé de fleurs de Câpres roses pâles en face de moi, un signe de Capri, un message d'une âme égarée, ou une élucubration de mon esprit que l'atmosphère de l'île exaltait et surchauffait ?

En tout cas, ce maudit amoureux de jadis restait des plus exaspérants....

 Sainte-Barbe, ce nom tintait comme un roman héroïque, quoi de plus enivrant qu'un rendez-vous sur les falaises où  le 4 octobre 1808,la petite armée du  jeune et fou Général Lamarque se hissa, éclaboussée d'écume à la force des bras, juchée sur les fragiles échelles des éclairagistes de Naples ? 

Mon ancêtre aurait participé à cette escalade si audacieuse que cet exploit mérita d'être gravé sur l'Arc de Triomphe des Champs-Elysées, serait-ce lui qui insistait pour que je vienne lui rendre hommage ? 

D'un autre côté, cette suggestion tombait à point pour éviter à l'Homme- Mari de succomber à la mélancolie d'arpenter une île qui, lui semblait- il, se refusait à nous. Toutefois, mon fantôme bavard et autoritaire avait  précisé qu'il n'attendait que moi, mais quel compte avais- je à rendre à cet amoureux immatériel ?

Déterminée à braver les ordres de l'horripilant promeneur au couvre-chef ridicule, je remonte vers la Piazza Caprile dont les bancs regorgent de bavards invétérés, et l'épicerie de clients les sourcils froncés au-dessus des étalages de s énormes raisins du Vésuve. La Signora Rosetta me tend ses bras et son panier , son caniche la suit en manifestant son allégresse par une série d'aboiements à réveiller un ange, du coup, toute l'assemblée des bavards m'observe, et une silhouette s 'en détache pour faire  gentiment taire le chien et saluer la Signora radieuse de converser avec la dame française si étourdie.

"Ah ! Caro Salvo ! vous tombez toujours au bon moment, je voulais vous demander, Sainte-Barbe, cela concerne la bataille de Capri, mais de nos jours, où cela se trouve-t-il ?  "

"D'Orrico!" répond Salvo en arborant sa moue désapprobatrice. 

Je répète en scandant "D'Orrico..." et Salvo secoue la tête, ma prononciation ne s'améliore pas, il faut accentuer comme cela, allons!

Je m'évertue courageusement et on se masse autour de nous afin de me plaindre, suis-je victime d'une malédiction ? Je bredouille et baisse les armes, d'Orrico ne passe décidément pas !

"Je préfère Sainte-Barbe!"

Découragé, Salvo proteste, je retarde de deux siècles ! Personne ne parle de Sainte-Barbe, sauf les rêveurs de mon style. 

"Demain le temps sera clair, la promenade facile. "Prenez il sentiero di Fortini à partir de la Grotta Azzurra, descendez au bout de quelques centaines de mètres, et suivez la piste à travers les buissons, d'Orricco avance sur la mer, il n'a rien perdu de sa superbe, les Français ne l'ont pas épargné, mais ensuite Lamarque a ordonné de le reconstruire, il en avait besoin après tant de mitrailles ! l'endroit respire la douceur de Capri, surtout en fin de journée, on ne s'imaginerait pas quel carnage a eu lieu ...Votre ancêtre aurait dû écrire ses mémoires , cela vous éviterait de lui courir après sur les falaises ! Soyez -prudents et venez me raconter ensuite ... Prenez- garde aux fantômes, il en croûle des rochers, pourtant, on sent que les âmes des soldats on trouvé la paix. Mi dispiace, cara amica, Flavia est malade, je dois me presser... Non, ce n'est pas grave, enfin, le docteur nous a rassuré, nous verrons bien ! Amitiés à votre mari !  D'Orricco va vous plaire, c'est effrayant mais très beau ... Ah ! les Français! On raconte que des ailes leurs sont venues .. Personne n'a encore compris comment ils avaient réussi à enlever d'Orrico, et ensuite à galoper sur le Passietello en pleine nuit, et les canons ! ils ont même porté des canons sur la montagne ! Vous les Français, vous ne reculez jamais?

"Jamais !" dis-je d'un ton inflexible

Salvo s'amuse et me jure que l'on voit bien que je compte des héros parmi mes ancêtres.

"Ne  trébuchez- pas sur le sentier, la falaise est raide et la chute serait impitoyable, vous n'avez pas d'ailes vous comme les soldats d'octobre 1808 !"

L'Homme-Mari me dit exactement la même chose le lendemain, rien de plus étroit que ce fameux sentiero di Fortini emprunté au-dessus de la crique de la Grotta Azzura, rien de plus vertigineux que la falaise, et rien de plus parfumé que les fleurs de Lentisques...Nous cheminons lentement, comme si notre quête du Paradis perdu s'accomplissait....Cette marche en tutoyant le précipice m'ôte bizarrement toute notion de danger. Je ferme les yeux pour écouter la rude rumeur de la mer, toujours nerveuse autour de la Grotta Azzurra, toujours bouillonnante d'écume. 

En les ouvrant, un grand éblouissement s'empare de moi, je suis pétrifiée, incapable d'avancer,  saisie de terreur et de religieuse admiration. Installée sur un balcon titanesque jaillit la forme massive d'une espèce de château-fort rougeoyant sous la lumière .Une citadelle  de roche fauve qui épouse la falaise et défie la mer, sous les bourrelets de calcaire se bousculent d'étranges formes de pierre, une armée changée en rocs aiguisés, ou un rempart édifié par un fils de Poseidon ?

Comment les Français ont-ils pu se hisser jusque là ?

La falaise brille, lisse, impitoyable,  pourtant quelques renflements donnent l'illusion d'une échelle maudite ... Les hardis Gascons de Lamarque ont-ils joué aux singes acrobates ? 

La journée décline dans un gigantesque bouquet de bleu, vert et or caressé des feux languides d'un soleil paresseux. une paix profonde comme la mer de lait tisse un voile irisé de rose autour de ce fort austère que vient adoucir l'ombre d'un vigoureux Lentisque planté en symbole de réconciliation par les sirènes ou les anges, tout est possible sur ce  vestige vif  de la puissante Atlantide. 

Le sang coula sur la roche, explique une majolique relatant  la formidable épopée des Français volant sur la roche vers les Anglais repliés en ces remparts dressés sur le gouffre et faisant pleuvoir le feu !.

Nous osons franchir le cercle enchanté séparant le Fort penché vers l'horizon du paysage d'épineux, de Pins et de pierres levées. La mer clame une ancienne douleur au pied du précipice, les murailles sont solides, les escaliers ravagés, et je perds la conscience du présent. En ce lieu, le temps ne palpite plus, du moins en notre honneur ! L'Homme -Mari pousse un cri, et les sortilèges glissent du haut de la falaise, un poney broute l'herbe parfumée sur une terrasse naturelle, en face du Fort vaincu , vision naïve, réconfortante qui dissipe l'évocation cruelle de ce premier combat.

 L'Homme -Mari s'éloigne, passionné par le gentil poney qu'il désire immortaliser sur son portable;

Je suis seule entre deux mondes, j'essaie désespérément de me représenter la bataille, d'imaginer mon lointain ancêtre, une réplique de notre fils Théodore, mais, les images me fuient, le passé recule, le Fort ne se livre plus, à l'ombre du grand Lentisque,  je songe à tout et à rien, engourdie par le parfum des fleurs inconnues et la senteur du temps..

 Je ne vois plus l'Homme -Mari, mais je sais que quelqu'un vient de me rejoindre..

Mon fantôme éternel ou l'âme de mon ancêtre exilé à Capri ? Le ciel si pur se charge d'éclairs flamboyants, la mer roule des flots de plomb, la nuit s'éclaire de torches enfumées. Sur les flancs rudes  et les  maigres replis de la falaise retentit le vacarme des cordes choquées contre les parois aigues par des hommes -oiseaux. On hurle, on invective, on conspue, on clame des ordres brefs, je ne comprends pas un traitre mot et tente de ramper vers un  rocher, qui m'envoie cette vision ? Quel  effarant prodige me foudroie-t-il ?

"Pourquoi n'êtes -vous venue seule ?"

Je veux protester de ma bonne foi, et réalise que l'arbre s'et métamorphosé en jeune pousse chétive, à peine visible au milieu d'un Fort en ruines en haut d'un précipice, le ciel a repris sa nuance de bleu surnaturel, et l'homme au chapeau démodé se distingue presque contre un mur ravagé; 

" Pourquoi me trahir ? "

 Furieuse, je riposte de façon instinctive: " Comment osez- vous ? C'est vous qui m'avez trahie !"


 A bientôt pour la suite de ce roman-feuilleton à Capri !

 Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix

 








 

Fortinio D'Orrico, Anacapri, enlevé aux Anglais par les Gascons intrépides du jeune Général Lamarque

4 octobre 1808 "Bataille de Capri"

 Sanctuaire du vent et des âmes des héros, Anglais, Français et Maltais



 

 

 

                                           

 

 














 

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