A Naples sur les pas du Grand Tour
Rossini par hasard, Jardins de Capodimonte par amour
La maison ensorcelée" Partie II
Chapitre 21
L'Homme- Mari avait vu juste, après un escalier déterminé à s'envoler au-dessus des nuages, nous découvrîmes la plus immense et la plus désuète des chambres. Le séjour idéal pour une âme éprise de silence par-dessus la ville et sensible au réconfort moral que prodigue l'exubérance maîtrisée.
L'ample pièce déployait avec une glorieuse simplicité un décor exquis et suranné qui aurait rougi de honte à l'idée d'affronter la morne dictature de la nudité à la mode. Une paire d'énormes fauteuils, ou devrais- je dire trônes baroques, ciselés de grandioses guirlandes embellies d'or se devinaient à une extrémité selon le goût des nobles maisons Napolitaines désireuses de faire se pâmer d'admiration ces voyageurs du Grand Tour ravis de se sentir en pays exotique.
L'unique fenêtre montrait une hauteur somptueuse, et s'encadrait d'une épaisse tenture de satin vert capable de lutter contre l'impitoyable été ou le timide hiver.
La vue plongeait sur les toits enchevêtrés et le ciel si limpide que l'on ne pouvait résister à la furieuse envie de quitter ce nid baroque et de grimper vers le parc des anciens rois, ce domaine ennuagé qui berçait de ses vertes pelouses la Naples excitée, hurlante et frondeuse dégringolant vers la mer.
En Femme- Epouse absolument dénuée de la plus élémentaire pitié, je tire par la manche l'infortuné Homme- Mari en le harcelant de commentaires tragiques sur la brièveté de l'existence et l'importance de profiter de la splendeur de cette journée livrée à l'insouciance. Une vraie journée vouée aux vertus napolitaines, le dos tourné à la nostalgie, les incertitudes et les soucis qui s'abattraient sur nous une fois un pied sur le sol français. L'Homme- Mari, que son estomac masculin titille, admet toutes ces sublimes péroraisons et les résuma d'un lapidaire:
" J'ai faim, nos ferons ce que tu voudras mais d'abord allons là !"
"Là", c'était la trattoria dûment conseillée par le jeune réceptionniste qui aurait pu servir de modèle à beaucoup de peintres de la Renaissance Italienne ou d'avant, comment refuser l'opinion tranchée d'un pareil personnage ?
En dévalant presque au pas de course tant l'impatience de l'Homme- Mari augmentait à chaque enjambée, nous entrâmes comme un couple de loups affamés dans une salle décorée de santons se croyant déjà à la veille de Noël et de têtes de San Gennaro surmontées de mitres aussi opulentes que les voluptueux cornets ruisselant de crème engloutis par une myriade de touristes résolument français.
Trop tard pour une fuite correcte sous un prétexte oiseux !
Notre seule chance est de nous transformer en Italiens d'un genre bizarre, taciturnes et sauvages ... Plus un mot dans notre langue ! L'humeur méfiante et la mine grave, nous échangeons de délicieux sourires avec la délicieuse serveuse au beau visage ovale qui nous installe en retenant un rire gracieux. Nous provoquons sans le vouloir une allégresse sympathique dans la cuisine d'où fusent des éclats de voix joyeux et ironiques. Le patron, chef de la gentille famille en cuisine et au service, vient lui-même nous faire un cours magistral sur les plats typiques, cet honneur nous intimiderait si sa fille ne laissait entrevoir sa saine hilarité.
"Chut" dit-elle en désignant une table d'où s'échappent de coriaces commentaires français sur un menu exclusivement italien, sans se douter que la salle regorge de gens comprenant un peu trop bien ces jugements hâtifs sur Naples et les Napolitains ... Mais, la belle jeune fille ouvre d'immenses yeux à la rare nuance de brume un matin de pluie, des yeux gris clair chatoyant comme ceux d'une fée ou d'une sirène. Elle s'amuse en chuchotant par-dessus les macaronis dont la recette est gardée secrète par la Nonna :
"La Nonna Cristiana, une sainte, et sempre bellissima e forte Donna, molto brava, elle travaille toujours comme un Turc, s'arrêter la tuerait, oui, c'est très léger, reprenez de la sauce, les tomates sont cultivées sur le Vésuve, les meilleures du monde, non, celles de Capri ne les valent pas, écoutez : vous êtes carini, comment-dit-on ? Ah ! mignons ! si amusants à observer, et le Dottore (Ou l'illustrissime peut-être ?) a si faim, quel bonheur pour elle : un Signor qui apprécie tellement sa cuisine !
Les autres dans le coin, ilsse tourmentent pour savoir s'ils vont s'empoisonner, pensez- donc, une Trattoria qui ne figure pas sur leur guide dans une rue où les touristes ne s'arrêtent pas sauf s'ils sont perdus.
Allora, quelle peur de se promener dans un quartier où vivent de vrais Napolitains ! Et les légumes sont-ils nettoyés ? et la viande est-elle fraîche ? Basta ! Nous vous offrons les gâteaux et le café, c'est votre cadeau pour vos gentils sourires et vos compliments sur tout !
Maintenant, il vous faut essayer de communiquer en Napolitain et vous aurez droit au menu complet la prochaine fois ! Dai ! c'est facile, parlez en levant les mains, regardez -moi, comme ça, vous y arriverez ! signora, vous êtes douée ...
Les Français, les autres, ne se doutent pas que vous êtes là...ils ne vous ennuieront pas et ne vous poseront aucune question, je veille sur votre repas ! Mangez en paix ..."
Nous confondrait- on avec un couple d'espions chargés d'une mission requérant une enquête napolitaine dans un restaurant populaire débordant de dangereux Français s'empiffrant de lasagnes maison ?
Jouons le jeu, et divertissons- nous en arborant les airs mystérieux et les gestes éloquents de deux agents lancés sur les traces d'un épouvantable trafiquant de recettes de macaronis à la mode ancestrale.
La famille entière vient nous saluer et nous finissons en buvant force minuscules cafés à réveiller une armée de fantômes, princes, puissants, Lazzaroni et divas aux gorges palpitantes.
L'esprit échauffé par une nourriture en désaccord complet avec mon frugal ordinaire de tomates capriotes, je fredonne sans y penser l'aria du Tancrède de Rossini : l'aria dei risi. Cet air fantasque cueilli sur l'inspiration de l'instant, en 1813, par un pauvre, épuisé et quasi désespéré jeune musicien écoutant le risotto de sa brave aubergiste bruire sur le feu.
Un air salvateur, l'air de la destinée !
Une aria insolente, bondissante, un torrent vif comme l'amour, joyeux comme un chant de pêcheur Napolitain ou de gondolier sur le grand Canal, un air pour les pauvres, les princes, les amants désunis, les fantômes amoureux, un aria qui, voici plus de deux siècles s'élança dans le ciel à l'instar d'un oiseau de feu et qui sait encore unir en un battement de cil, en une gorgée de café, en une bouchée de macaronis, les Italiens de coeur et les fantômes du grand Tour jamais en repos.
La vigoureuse houle du chant s'affirme, les passants trépignent, la salle clame la douleur de l'amour et la victoire de l'espoir. Qu'importe les égarements, l'exil, les doutes, la passion malmenée! La belle amie du chevalier Tancredi, parti combattre en Terre Sainte, sans peur et sans reproches, et mortellement atteint à la fois le champ de bataille, et par ce qu'il croit être la trahison de sa bien-aimée, chante pour clamer sa foi pure et invincible.
L'amante injustement accusée palpite de douleur et d'amour, et c'est Naples l'éternelle qui renaît sur un air d'Opera Buffa.
J'essaie désespérément de suivre d'une petite voix flûtée le choeur improvisé qui s'époumone avec allégresse :
" Di tanti palpiti ..."
Subito presto, au garde- à vous, les Italiens présents reprennent le couplet !
"Di tanti palpiti
di tante pene,
Da te mio bene, spero merce,
Mi rivedrai...
Ti rivedro...
Ne tuoi bei rai mi pascero,
Deliri... sospiri.. accenti contenti !
Sarà felice , il cor mel dice,
il mio destino a te."
"De tant d'émois, de tant de peine,
De toi mon bien, j'espère miséricorde,
Tu me reverras...
Je te reverrai...
Je me nourrirai de tes beaux rayons, Délires, soupirs,
Accents heureux !
Ce sera heureux, dit mon coeur,
Mon destin avec toi ! "
Je suis à bout de nerfs, au bout de la vie, au bout de la mort, ce chant me torture et me fait renaître, ce chant je l'aimais moi aussi, et je l'ai entendu, admiré, je me suis aventurée à le chanter, comme tout un chacun d'ailleurs, mais quand ?
"Au Teatro di San Carlo, j'y avais loué à cette occasion une loge des plus remarquables ; Ce théâtres est sans conteste le plus beau d'Italie, le plus fervent, le plus endiablé, le spectacle éclate partout comme si vous assistiez au miracle de San Gennaro.
Vous étiez venue de Capri en me maudissant de ce tour indigne, mais quel était donc mon crime ? Vous m'accusiez de vous faire perdre un ou deux jours de votre précieux exil sur le rocher antique. Je vous obligeais à traverser le golfe sur une mer écumeuse au profit d'un air fredonné par les Gondoliers, les mendiants, les Lazzaroni, les amants déçus, les amants heureux, les anciens, les nouveaux amants, et ceux qui souhaitaient tant connaître les fureurs de l'amour !
Le grand crime en vérité ...
Ne vous en souvenez- vous de ce beau soir où nous confiâmes aux siècles à venir, puisque dans cette vie notre union était impossible, nos beaux sentiments, nos tendres émois, nos trompeuses espérances?
Ces promesses vaines, cette foi en un amour défiant la mort n'auraient- elles laissé d'étranges échos au gré des allées de ces jardins de Capodimonte que vous allez arpenter à l'aveugle d'ici un court moment ?
Hélas, les allées seront vides, le jardin désert, et nos amours évaporées à l'instar de la brume flottant sur la mer vers Capri ..."
Le maudit promeneur de Capri aurait-il le front de resurgir à Naples? Ce café était beaucoup trop fort, il suscite des vertiges et des troubles regrettables sauf chez les habitués, revenons à la raison: j'entends une voix qui n'existe plus, un murmure émanant d'un monde englouti, que racontait cet olibrius qui s'entête à me poursuivre en m'infligeant ses déclarations d'un autre temps ?
Oui, ces amours, si elles ont jamais palpité, se sont évaporées sur la mer, parfait ! Qu'elles dorment dans les grottes de Capri en me laissant en paix ! D'ailleurs, c'est très simple, je décide de n'y prêter aucune attention.
"L'après-midi s'avance, ces gens sont charmants mais ils vont fermer et se reposer, le spectacle se termine, remercions- les et grimpons vers le mystérieux Bosco di Capodimonte, oui, c'est promis, juré, je rédigerai ce soir un commentaire des plus élogieux, cela va sans dire, toute cette famille le mérite au centuple! Grazie di tutto nostro cuore, a presto !Nous hurlons au dessert un air de Rossini comme si notre salut en dépendait, et ensuite laissons un mot de courtoisie sur internet, quelle drôle d'époque ...
Ah! Mon Dieu ! Le bus droit devant ! vite !"
Le chauffeur de bus nous prend en pitié et par pitié, en effet, aucun des deux n'a eu le bon sens de songer aux billets, quelle honte !
"Va bene! vous les achèterez au retour, de toute façon, nous y voilà. Vous le savez bien sûr, le musée est fermé pour travaux ... Le jardin, non, jamais fermé, et gratuit, même pour les chiens. A presto !"
Nous sautons sur le trottoir en accablant de remerciements le merveilleux chauffeur, et entrons en trombe dans le parc absolument dénué du moindre visiteur. C'est suspect, ou troublant, et finalement très agréable, nous cheminons comme sur les sentiers de Capri, à la différence que les allées virevoltent autour de gros buissons, de jolies roseraies, de vastes et vertes pelouses, nous passons devant une espèce de manoir à la façade fort décatie sous ses enroulements de feuillage, déplorons de concert cette noble vétusté, longeons le palais vieux rose enlacé de colonnes grises, et, comme guidés par une divinité malicieuse, prenons racine face à la vue la plus sublime qui soit en ce fol univers: la baie de Naples irisée de de nacre, frémissante sous le soleil subtil de cette après-midi d'automne. et son étoile massive et hautaine, Capri !
De ce belvédère, l'île évoque une citadelle, austère et redoutable écrasant les eaux de ses âpres falaises sur lesquelles glissent de suaves volutes bleues.
Pourquoi sommes- nous ici si ce n'est pour elle ? Il faut lui échapper d'urgence ou nous deviendrons fous !
D'un commun accord, nous lui faisons nos compliments et la prions de nous pardonner une heure vouée à une autre beauté que la sienne.
L'errance nous fatigue toutefois et nous nous écroulons en soupirant sur un banc gravé du nom de son généreux donateur, coutume sympathique qui ranime mon envie d'aller plus loin, devant nous se dressent d'imposantes grilles ouvrant sur un arc de cercle d'où trois belles allées s'écoulent à la manière de trois fleuves inconnus ...
L'Homme- Mari en profite pour demander grâce, si le Musée avait ouvert ses portes, il se serait efforcé de bouger un peu, franchement oui, tant et tant de tableaux superbes ne guettent- ils les passionnés depuis les hautes fenêtres de ces façades barrées d'échafaudages? Quels travaux en perspective ! Mais, cet immense jardin, certainement admirable, qui nous nargue de ses bosquets, de ses secrets, il préfère l'admirer de loin.
"Ne pense pas à moi, tu adores te balader en solitaire, moi j'ai peur que cette armée de jardiniers ne m'agace à force, quelle perfection ! Ces pelouses si soignées, ces allées sans mauvaises herbes, je vais en faire des cauchemars en les comparant aux nôtres.. Mais, si la fatigue me quitte, je suis d'accord pour voir le jardin réservé aux chiens de petite taille, crois- tu qu'il en existe un dévolu aux chats ?"
Je promets de m'en enquérir et m'enfonce dans ce parc en me souvenant d'un conte où les lilas enchantés se referment sur la pauvre héroïne, prisonnière d'un domaine fabuleux gouverné par un être malfaisant et cruel. Quelle sottise ! Ce parc respire l'affabilité et la générosité, enfants, familles, étudiants, voyageurs, amoureux, libres d'y courir, jouer, rêver, lire, chanter, s'enlacer, méditer, oublient un long moment la terrible vivacité de Naples pour renouer avec le calme des Olympiens sommeillant sur leurs nuées.
Odeur du temps, douce poésie de l'inachevé, allées infinies...
Mais quelles mains sacrilèges ont-elles ordonnées de décapiter les statues de la promenade, à l'exception de celle d'Apollon ?
" Comment osez- vous poser cette question ? Ne vous rappelez- vous vraiment de rien ? Vous m'accablez, mon existence diaphane est soumise à vos souvenirs, la mort, voyez- vous, ce n'est que l'oubli de ceux qui pourraient vous aimer encore...Regardez- moi ! Me voyez- vous au moins ? Ou ne suis-je plus qu'un nuage ? Conjurons la fatalité, chantez -moi l'aria que vous fredonniez si faux et avec une si touchante ferveur .. Allons ! di tanti palpiti .."
Ma bouche est close, mon entrain envolé, je ne palpite plus, et cherche à deviner ce qui se cache dans cette poussière secouée par une brise légère sur la pelouse bordée d'un petit ruisseau, un mirage ou une silhouette ?
Je reconnais le couvre-chef enfoncé sur les yeux, la maigreur de l'entêté fantôme, ses gestes véhéments au sein de ce tourbillon de poussière... je veux le retenir, il s'efface, le reverrais -je un jour ?...
En écho, une voix chante avec plus de fougue que de talent;
" Mi rivedrai, ti rivedro."
Et je réalise que cette voix, c'est la mienne...Ce fut la mienne ici même !
Il est grand temps de descendre rejoindre les vivants, de se laisser bercer au sein de la bruyante Toledo, de l'éclatante Chiaia, si rassurantes après ces alarmes d'un autre monde ...
Il est grand temps de parler de notre projet de" Naples à Toulouse : notre belle exposition de bijoux à la mode de Pompéi, façonnés par notre amie Napolitaine, dans notre maison humide et romantique du Sud-ouest, une belle idée, une aventure sans cesse remise aux calendes grecques, il est grand temps de revenir sur terre et de laisser au Ciel ou au fond des Enfers ce fantôme qui a l'audace de me troubler autant à Naples qu'à Capri ...
La suite de ce roman feuilleton entre Naples et Capri très bientôt, et le dénouement de cette seconde partie...
Nathalie-Alix de La Panouse
ou Lady Alix
Jardins de Capodimonte à Naples Crédit photo Vincent de La Panouse |
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