mardi 15 avril 2025

Citrons de Capri et croisée des chemins ": La maison ensorcelée" chapitre 26 Partie II



Citrons d'avril et croisée des chemins à Capri

La maison ensorcelée 

Partie II chapitre 26

 Six mois s'étaient écoulé avec une lenteur prodigieuse, mais l'ultime nuit fut un éclair qui nous projeta les yeux larmoyants de sommeil à la recherche de de ces personnages extrêmement difficiles à supporter qui mènent les pauvres voyageurs au sein de la frénésie Napolitaine. Bavards, insolents, charmants ou odieux, les chauffeurs de taxis vous jouent des tours  pendables, ou vous adorent au risque en vous racontant leurs amours, confidences touchantes mais qui risquent de vous faire manquer le bateau tant rêvé.

Nos nerfs éprouvés par une série de désagréments, oublis habituels des passeports au moment du départ, panne soudaine d'une voiture, réveil trop nocturne et conduite périlleuse jusqu'à un parc automobile absolument rempli alors que sonnaient les quatre heures matinales, drame au moment des contrôles: j'étais une terroriste inconnue, n'avais-je pris la folle liberté d'offrir un couvert d'enfant à un bébé capriote ? Le couteau à bout arrondi, prévu pour des dents de lait, prouvait haut et clair mes intentions criminelles!

Furieuse, j'abandonnai la partie et le joli petit couteau parfaitement inoffensif..

Naples enfin, sous la brume, le ciel gris- perle, la fraîcheur humide d'un mois de février surtout gardons le sourire, le soleil se lèvera bien à Capri et la maison de nos songes creux aura peut-être l'excellente idée de ne pas être devenue une véritable masure en ruines. L'espoir au coeur, je tentai d'amadouer le chauffeur qui observait un silence accablant, un séisme se préparait...Nous venions de Berlin, ville paisible comparée à Naples, lieu cosmopolite où la carte de crédit est acceptée comme un usage civilisé.

Or, à Naples, la présenter équivaut à terriblement outrager autrui, surtout si ce dernier conduit votre taxi.

Sans aucune façon, l'Homme- Mari fut ainsi débarqué devant une banque et soumis à la volonté de notre tyran au volant, obligé de retirer des espèces avec une carte qui, par pur esprit de rébellion, décida de ne pas obtempérer. 

"Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?" aurait clamé Victor Hugo en de si fâcheuses circonstances, nous frôlions un incident fort bouleversant, le port étant à franchement une bonne heure de marche et nos sacs terriblement lourds, quand j'eus l'inspiration de tendre ma propre carte à l'infernale machine qui accepta cette fois  de laisser tomber la moisson de billets salvatrice...

Hélas, le bateau frétillait déjà au-delà du port au moment béni où nous priâmes que l'on nous donne deux billets pour l'île bien-aimée.

 Qu'à cela ne tienne, le suivant fut le bon et bon prince, tanguant et s'exténuant sur le golfe écumeux, suffoquant au passage sous les gifles aquatiques suscitées par les navires imposants , entra fougueusement dans le minuscule port de l'ancienne citadelle de Tibère.  Le ciel vira au gris- jaune, les nuages au gris- bleu, et un rayon furtif se risqua à nous souhaiter une bienvenue prometteuse. 

L'aimable et courtois chauffeur de taxi  qui prit notre destin en main  vers les hauteurs d'Anacapri engagea une remarquable conversation sur les bienfaits d'un climat humide, nous souhaita de bonnes promenades  dans l'air frais et salubre, nous promit une nouvelle jeunesse après ces louables efforts, et demanda une somme si raisonnable que l'Homme- Mari jugea non moins raisonnable de l'assortir d'un "pourboire" conséquent. 

Nous étions enfin de retour, quasiment chez nous ou même mieux que chez nous, une patrie de coeur vous ranime bien davantage qu'une patrie de naissance ... C'est un amour imprévu dont vous ne vous guérissez jamais... 

 Or, sur ces rochers  fleuris qui nous donnaient depuis plusieurs années les vertus d'une seconde naissance,  notre rêve d'une maison décatie dormait encore dans les brumes de ce matin confus, saupoudré d'or sur la mer, piqueté de fauve sur les falaises  vives, adouci de vert sur les flancs des montagnes. 

 Cette maison ensorcelée, l'aimions- nous toujours ? 

L'île était notre dernier refuge, mais cette ruine romantique n'aurait-elle finalement servi que d'habile ruse aux sirènes et autres créatures éthérées pullulant dans l'air hanté de Capri ? 

Pour l'instant, c'est une autre logis qui nous ouvrait son minuscule portail de fer enguirlandé, un appartement façonné au sein du palais blanc d'Anacapri dont la tourelle où nous avions cru élire domicile à chacun de nos séjours, était louée pour deux ans, nous n'étions pas chassés de notre paradis, juste déplacés ! Toute amertume aurait paru ingrate, notre nouvelle propriétaire n'était-elle la plus exquise que l'on puisse rêver au pays des citronniers ?

 D'ailleurs, le jardin disparaissait sous les fruits voluptueux perlant des deux vénérables citronniers, orgueil de ce verger charmant et raffiné. Sous la loggia aux arches massives, ce n'était pas l'aimable et tourbillonnante Dame Napolitaine qui nous guettait, mais une robuste silhouette en Loden, un gentilhomme de la plus belle eau, qui, en dépit de son élégance  autrichienne scintillait sous la pluie comme un vrai Cavaliere Napoletano ! 

Un homme des plus sympathiques qui a préparé l'indispensable café ristretto et apporté des pâtisseries traditionnelles  assez nourrissantes pour réconforter deux  malheureux voyageurs  venant d'affronter la houle du golfe de Naples...

Café fort, gâteaux pleurant de toutes leurs gouttes sucrées, conversation d'abord courtoise puis décousue et enfin franchement spontanée, confidences et nouvelle amitié: sur ce fil dansant, nous oublions de lire les recommandations tracées de sa main par la charmante nièce de notre hôte attentionné. nous les étudierons plus tard, certainement le matin de notre départ, histoire de retourner en France la conscience tranquille...

Notre gentilhomme nous quitte après une cascade de compliments de part et d'autre, son engin vrombit, le ferry n'attend pas ! et nous restons sous nos deux citronniers emperlés de pluie. la maison ou plutôt l'appartement inventé dans ce qui jadis devait être une belle pièce de réception abrité d'une loggia aux épaisses colonnes ravirait même un grincheux congénital, mais les murs robustes peinent à se réchauffer en dépit d'un vaillant petit radiateur électrique.

Je tente de ranimer mes souvenirs envolés par six mois d'absence,  les couvertures sont en vente libre à Anacapri où vivent des gens courageux, laborieux et ignorant avec une superbe désinvolture les boutiques prétentieuses du bourg de Capri. Il suffira d'une rapide déambulation sous un parapluie et l'esprit des lieux effacera cette muette interrogation : que sommes-nous venus faire sur une île noyée dans les brumes humides et ensevelie sous un silence hivernal au début du printemps ?

Chacun croyant cacher  à l'autre ses doutes affreux,  nous dénichons un parapluie rose et arpentons d'un pas prudent la rue voisine dévastée par des travaux. Pourtant personne ne travaille sur le chantier, la pluie fine justifie  cet abandon, l'école ne retentit d'aucun appel, le lycée morne et vide nous angoisse, les restaurants sont fermés, sauf, ô miracle, un magasin désuet qui propose des lots de couvertures  à partir de la fin de l'après-midi...pour le moment, Anacapri dort enveloppé de nuées descendant à vive allure du Monte-Solaro, spectacle un tantinet surnaturel qui provoque l'envie incoercible de l'Homme- Mari  d'entrer dans un bar dominant un jardin de citronniers métamorphosés en saules- pleureurs dorés, et de supplier pour n'importe quelle nourriture terrestre.

Deux aimables jeunes hommes nous prennent en pitié, mieux, on nous couvre là encore d'une kyrielle de paroles élogieuses, voire enjôleuses, ne sommes-nous des personnes d'une rare intrépidité ? Tenter de séjourner à Capri en endurant ce froid ! Comment allons-nous survivre ?  Un limoncello ? Ciel ! Nos mines sont-elles si effrayantes pour que l'on nous suggère de nous enivrer au Limoncello avant le déjeuner ?

"Cela nous réchaufferait, ils ont raison,  mais tout de même, c'est bien fort, voyons le menu avant !" l'Homme- Mari essuie une cruelle déception, le menu n'existe pas encore ! La saison est en retard, trop de pluies, trop de froid, jamais l'île n'a subi autant de tracas!  et cette humidité !  "Allora, pas de menu, mais un risotto  ? Ah !mais nous vous connaissons, les amis de Salvo ! les Français  qui viennent toujours quand l'île se prépare à la saison,  comme vous êtes fidèles, Capri vous le rendra, le risotto arrive ! et le limoncello, c'est un cadeau bien sûr. La Signora doit reprendre des couleurs ..."

Le risotto arrive en même temps qu'un rayon de soleil, nous respirons et sous l'effet particulièrement impertinent du Limoncello, ce sont deux voyageurs à l'humeur de rose qui descendent sans y penser les escaliers glissants de la via Follicara,  en surplomb elle-même d'un dédale de sentiers escarpés aux pierres branlantes menant vers les Pins Parasols d'une crique où la mer frémit de  toute la vigueur de ses vagues d'aigue-marine laiteuse.

L'humble chapelle vouée à la Madone de la Follicara est ouverte sous la couronne de l'arbre de Judée qui la veille à l'instar d'un mauve   ange- gardien; quelques chats impavides cheminent de murets en vergers, dignes comme seuls savent l'être les chats de Capri, ceux qui se vantent d'avoir été l'orgueil des Patriciens exilés sur l'île par Tibère. La mer ne bouge plus, le ciel  se libère de ses liens grisâtres, et le soleil, pareil à un héros revenu d'une épopée, rend son visage fleuri à l'île embrumée.

L'Homme- Mari hésite,  je lis dans ses pensées, allons-nous à l'aventure, le hasard  étant notre meilleur guide à Capri, ou oserons- nous accepter la vérité, celle  que nous redoutons sans nous le confier depuis que nous avons abordé au Pays de Sirènes ce matin ?

 La maison ensorcelée, notre légende familiale, existe- t elle encore ?  Que sont devenus son jardin hirsute, son vert  portail enguirlandé de jasmin,  sa terrasse délabrée ceinte de balustres gracieux, son bassin dans lequel bondit un dauphin ? 

Notre rencontre date déjà de plusieurs années, mais, enfant, j'avais vu ce domaine en songe, et l'île nous a remis en présence au détour d'un sentier quasi ignoré. Pourquoi d'ailleurs? Que cherchent les trois Sirènes encore vives, emprisonnées dans les énormes tours des Faraglioni, selon l'absurde conte auquel tout le monde croit, sans l'avouer bien sûr, ici ?  j'ai la funeste intuition d'en avoir terminé avec notre éternel espoir, et le bizarre soulagement d'en finir avec une obsession délirante. 

J'en suis certaine, quelque chose de neuf nos guette, embusqué derrière une allée d'épaisses colonnes,  un parc désolé se glisse dans ma tête.

 Je suis à la croisée des chemins, à l'instar de quelqu'un qui à forces de prières se voit débarrassé d'un ancien, d'un inutile amour, ne suscitant que souffrances et amertume, et reprend goût à la vie simple et tranquille.

" Allons la voir cette pauvre  maison abandonnée, ne serait-ce que pour nous en libérer, elle mériterait un destin heureux, la cupidité qui l'entoure a rendu cela impossible, et maintenant... Qui en voudra au prix exigé ?" 

En contre-bas patiente le sentier rustique,  d'énormes pans de roche jaillissent du talus, aucun bruit ne monte de la ferme voisine, seul un chat roux et ébouriffé  pose au félin arrogant à notre passage, je pense à notre ami , le chat qui jouait les ambassadeurs du domaine oublié, qu'est-il devenu lui aussi ?

Le portail aux guirlandes verdies se découpe sur une marée montante de feuillage,  son vert se teinte de rouille,  il protège tant bien que mal l'escalier aux marches décaties, parcourues d'un ruisseau de glycine, les balustres de la terrasse s'effritent sur les dalles moussues, la maison disparaît dans une envolée sauvage de fleurs, de plantes, de buissons en furie,  tout résonne de la languissante mélopée de la pire mélancolie.  Et une pancarte explique quelque chose qui me fait froid dans le dos...

"Notre rêve se termine, la maison sera proposée aux enchères  par le Tribunal de Naples d'ici un mois..."

"Je crois que je vais avoir besoin d'un second Limoncello" dit l'Homme- Mari.

"Ne te désespère pas,  le passé ne devait pas être remué, du moins de ce côté de l'île, nous avons été trop, trop naïfs, soyons philosophes, la vie ne s'arrête pas à cause d'une bicoque en ruines qui nous passe sous le nez ! demain, si la tempête s'éloigne, essayons de surmonter cette défaite en nous échappant de ce coin maudit !" 

A bientôt pour la suite de ce roman à Capri,

 Lady Alix ou Nathalie-Alix de la Panouse 



Citrons d'Avril à Capri
Crédit photo Vincent de La Panouse


 

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