mardi 22 juillet 2025

Une émeraude aux Sirènes ou l'art de naviguer entre Capri et Amalfi : "La maison ensorcelée" Roman à Capri Partie II chap 33

La crique de Nerano ou les sortilèges des Sirènes

La maison ensorcelée

 Roman à Capri 

Seconde partie


 Nous venions de justesse de monter à bord du petit bateau intrépide qui  affronterait  la traversée de la mer profonde et toujours agitée de la Punta  Campanella, jusqu'à Capri.

Nous sommes seuls et passablement taciturnes. Chacun de nous trois remonte le fil de ses pensées secrètes, de ses émotions discrètes, enivrés par la rude routine des vagues. nous rêvons, nous glissons entre deux états- d'âme, saisis de torpeur sous la brise qui titille l'écume, en charriant de vigoureuses senteurs marines.

Fils Dernier ne songe guère à son portable, l'Homme- Mari lance un dernier regard aux rudes îles Galli dont.la lumière d'or pâle chatoyant en tourbillon gracile entre la mer et le ciel, ne parvient à adoucir les contours, tailladés jadis par la main farouche d'un cyclope irascible.

Voici la côte d'Amalfi, qui se noue et se dénoue, élancée de flèches de roche lisse, ceinte de remparts et couronnée de tours, creusée de grottes, sauvage et séductrice, .Voici les criques tentantes, les trouées inconnues, les îlots soulevés sur l'eau comme une échine de tortue.

Sortilèges jaillis de la nuit du monde, poésie barbare, beauté qui terrasse et ranime, longer ce paysage prend la tournure d'un pèlerinage vers le sanctuaire des divinités dont les yeux vous guettent, invisibles et ironiques. une longue faille intrigue, je donnerais toute la fortune que je ne possède qu'en rêve, pour supplier le capitaine de rompre avec son itinéraire, et de filer droit vers ce village, ce port étroit, clair et déjà obscur, bordé d'une plage hérissée de maisons gracieuses, parfait refuge pour les marins en détresse,  délicieux rendez-vous pour les amoureux timides, et  cachette idéale pour les derniers corsaires ! 

Une attendrissante crique se devine dans les flancs âpres de la falaise, une tour oscille sur un promontoire austère, nous naviguons juste en face de Capri maintenant, et les massifs, les géants, les angoissants rochers des Faraglioni irradient d'une puissance maléfique au-dessus des vagues tourmentées. les Faraglioni ou les Sirènes maudites ! Que c'est étrange, voire provocant de les contempler comme si ces trois remparts, installés par un cyclope, nous signifiaient un ordre ou un avertissement trop ancien pour être compris ...

Notre étourdi de  bateau ne fendrait- il les eaux d'un domaine liquide autrefois interdit aux mortels ?

Un temple voué aux sirènes ne se cacherait- il dans les secrets de cette mer qui vient de se teinter d'une nuance vineuse rompant avec son bleu limpide tant adulé ?  Même les mouettes encerclant notre bateau  baissant leurs cris d'un ton. Que craignent-t-elles ces irréductibles  effrontées ? Où sommes-nous ? Dans quel piège une divinité sortie de son sommeil immémorial essaie- t-elle de nous faire basculer ?

  Tout à coup, ma main droite gonfle, le doigt portant la bague à l'émeraude fendillée regimbe, la pierre scintille d'un éclat vert -bleu presque insoutenable. Quel est ce port  vite indistinct sous l'ombre du soir ? Ce port que je puis atteindre, et qui m'attire comme un aimant ?

" Nerano !"

L'Homme- Mari s'est réveillé de sa charmante léthargie suscitée par la chaleur de Positano, le vent frais lui redonne vie et vigueur, et le sens de la géographie maritime .

 De sa poche, il extirpe une carte marine froissée et nous annonce, sûr de son fait, ce mot mélodieux :

" Nerano ! C'est là, je rêve d'y entrer, par la mer surtout pas en suivant la route par la corniche. Notre oracle habituel, Salvo, n'a cessé de me scander la musique de Nerano, le seul port encore  un peu oublié des touristes croisant de Naples à Salerne,  à vérifier tout de même... Mais regardez, la crique semble si étroite, mais le village se penche du haut de la falaise vers Capri, et le port sort d'un livre d'autrefois, regardez vite, nous nous en éloignons déjà, quel dommage, il faut louer un bateau, même de Sorrente et revenir faire du cabotage dans ce coin, la traversée depuis Capri vers la Punta Campanella risque de nous attirer des ennuis si le temps change, mais de Sorrente tout de même...Cela ne vous tente pas ?"

 Bien sûr que si ! et Fils Dernier attrape la carte humide en se moquant de cette manie d'un autre siècle, du papier humide , comment s'y fier ? Un bon GPS  marin, voilà l'assurance de cingler vers les prodiges inconnus de ce port qui brille et chatoie avant de s'enfouir définitivement dans son nid de roches fauves.

L'Homme- Mari brandit son portable, fils Dernier agite la carte, et tous deux me tournent le dos, nous longeons une sorte de faille débouchant vers une crique extrêmement resserrée que surmonte une de ces tours branlantes  dont la mission jadis fut de guetter les flottes de pirates. La mer assez nerveuse décide de piquer une colère fâcheuse pour notre équilibre,. C'est le moment de  virer vers Capri  qui s'élargit sur l'horizon. nous allons naviguer au-dessus des gouffres, et affronter un bon tangage ! 

 A notre surprise, le bateau ralentit, cherche-t-il à amadouer les Sirènes avant de réunir ses forces pour la traversée toujours hasardeuse à l'extrême pointe de la presque- île de Sorrente?  Un voile de silence tombe sur les rares passagers,  personne ne bouge, et le bateau fait des ronds dans l'eau vibrante. Mue par une intuition confuse, j'avance vers la rambarde mouillée d'écume,  quelque maléfice nous retiendrait- il captifs entre Nerano et la Punta Campanella ?

Nerano ? Neron ? Tibère ne portait- il ce patronyme ?  Encore et toujours Tibère !  Ainsi, à l'instar de Capri, Nerano brilla d'un sourire adorable et d'une sérénité charmante à l'époque où la maison que nous aimons d'un amour impossible s'élevait déjà , blanche et  offerte au vent et au soleil, à deux- pas du mystérieux palais  où les empereurs s'abritaient des tempêtes d'hiver. 

Je sens sur ma main gauche  une brûlure qui augmente au point que je suis obligée de laisser la bague romaine glisser dans mon sac. Ma main ne témoigne d'aucune blessure, pourtant la souffrance persiste. quelque chose me pousse à me débarrasser de cette pierre à l'éclat trop vert pour une honnête émeraude fendillée et cassée, égrisée et rompue. 

Sous les feux du soleil prêt à se laver au fond de la mer profonde, comme le disait Baudelaire, la gemme maudite brille d'un éclat intérieur, si étrange et si redoutable que je ne doute plus: je n'ai qu'à ouvrir la main, et ce bijou qui a pris trop d'influence sur ma vie , ce faux talisman capable de ranimer un passé encombrant, servira de sacrifice aux Sirènes jalouses. si je le jette au sein des flots,  peut-être -je serais libérée de mes retours nostalgiques aux amours mortes, libérée de mon fantôme moqueur, libérée de Capri ! 

Je reviendrai ainsi, avec un peu de chance une personne tranquille, raisonnable, n'éprouvant en aucune façon le désir irrésistible et lancinant d'acheter une masure  ensorcelée sur l'île la plus connue du monde, sous  le beau prétexte  que ce tas de ruines fut ma maison de famille deux siècles auparavant ...

Le petit bateau pirouette, joue à virevolter, saute sur les vagues irascibles et ne se décide toujours pas à piquer droit sur Marina Grande  que l'on devine au bout d'un chemin bleu irisé de lait et de miel,  la traversée vers Capri en cette heure d'une clarté emplie de la douceur du couchant qui s'annonce, revêt la splendeur d'une aventure entre deux mondes ..

Il faut en finir !  Que vais-je choisir ? L'oubli prudent ou la poursuite insensé de ce rêve montant d'un obscur passé ? La maison ensorcelée va se vendre bientôt aux enchères, nous manquons de la fortune obligatoire pour attraper au vol un jardin à Capri, c'est indéniable, indiscutable et croire en un trésor caché sous un buisson nous fera sombrer dans le ridicule.

Mes amours mortes depuis deux presque deux siècles ? Que m'importe si elles me furent tendres, tristes, ou cruelles, elles n'existent plus, et si cette stupide émeraude s'entête à me prouver l'inverse, eh bien, c'est tout simple, un seul geste et  le sacrifice sera accompli ...

.Je ne serai bientôt qu'une voyageuse ordinaire, sans regrets, sans passion, animée de simple et élémentaire curiosité, allant de Capri à Palerme, et de Palerme en Toscane, dans le seul dessein de voir mes  humbles et fugaces jours de liberté s'épanouir en toute quiétude. Une voyageuse sans bagages, renvoyée de l'autre côté du miroir ...Autrement dit, un monstre tranquille et inutile !

Vais- je vraiment choisir cette destinée qui n'en est pas une ?

Mais, si je garde la bague à double- vue, je ne serais jamais délivrée du joug du passé, de l'enchantement de Capri, de l'infernal désir de revenir chez moi, au bout de ce village de la montagne où j'ai vécu , où je voudrais vivre ... Je ne serais qu'une ombre parmi les ombres... 

Que faire ? et pourquoi cette torpeur? 

Le vent  a disparu, le bateau semble cloué sur place, personne ne fait plus attention à personne...

"Si c'était si simple... Vous mélangez tout, comme d'habitude, vous n'avez décidément pas changée."

Qui a parlé ?

Une  brumeuse silhouette vacille au bout du pont, mon éternel visiteur s'amuse encore une fois à me bouleverser.... 

Ce  lieu est hanté !

" Hanté ? Oui, c'est le mot, consacré aussi, souvenez-vous ! Sur les monts de Nerano, voici trente siècles, on invoquait les Sirènes dans un temple aux blanches colonnes qui regardait leurs trois formes pétrifiées,  ne racontiez- vous cette légende à qui voulait l'entendre ?

 C'est l'endroit idéal pour accomplir votre petit sacrifice, les  trois Sirènes sauront vous en récompenser, croyez- moi ! 

 Peut-être vous donneront -elles l'oubli, le doux, l'ennuyeux oubli,   vous n'aurez plus de doutes, plus 'encombrantes visions,  plus d'obsession des amours de Capri, et plus de passion pour l'île.

 Peut-être vous combleront- elles d'une autre façon, comment savoir avec ces créatures tissées d'écume et de caprices ?

Allons, qu'attendez-vous?  Osez et vous verrez bien ce qui vous arrive !

Avant vous, une impératrice est venue ici, elle s'est penchée  du haut de la villa San Michele, a contemplé le golfe et donné l'ordre de lui prépare un bateau pour Nerano , et, juste au pied de la falaise sur laquelle des marins craintifs suppliaient les Sirènes d'épargner leurs pauvres vies, elle lança un collier de perles à l'orient parfait, en priant les cruelles créatures de lui donner l'oubli, la paix, l'indifférence merveilleuse  au bonheur et au malheur. Penchez- vous, il est possible que l'éclat de ce bijou s'aperçoive encore ...  

Alors, imiterez- vous l'impératrice  des regrets ? Que demanderez- vous ?" 

C'en est trop ! Ce fantôme envahissant s'empare de mes pensées, quel charme aurais-je pu trouver à cet être froid dont la voix métallique meurtrit ma mémoire, l'émeraude est prête au sacrifice, mais à cet instant précis, le bateau se lance en avant, Capri se dresse, refuge inexpugnable, citadelle nourricière, masse austère et prodigieuse, je ne vois plus qu'elle, et m'assois, épuisée sur un banc dur comme du fer.

"Je n'ai rien à demander, si ce n'est d'entrer un jour dans le jardin abandonné de notre ancienne maison... Ce souhait vaut-il une émeraude sans valeur ? Les Sirènes me riront au nez ! "

"Vous avez tort... Le sacrifice librement consenti d'un talisman, d'un souvenir heureux, du dernier vestige d'un amour interdit, entraîne souvent la réalisation d'un voeu, à condition qu'il ne soit pas injuste. Quelle lâche vous restez !  eh bien, adieu pour cette fois !"

 Je n'ai pas donné mon émeraude aux Sirènes ... Capri l'a emportée, je ne redeviendrai jamais une personne raisonnable, d'ailleurs, ce mot me fait horreur, pourquoi renier un passé qui nous a incités à débarquer au pays des Sirènes? Cette émeraude, dénichée par un hasard fallacieux dans la cave d'une antique maison  du quartier de Santa Chiara à Naples, puis  arrachée à moi, le soir-même par un inconnu des plus polis, disparue, enfin revenue dans une enveloppe barbouillée d'une écriture illisible,  que je ne lis que trop bien,  cette pierre rebelle est un don du destin.

 J'en prendrai soin, sans me  poser de questions, et  en veillant à ne pas me livrer inconsidérément aux visions qu'elle fait naître...

Le petit bateau secoue sa torpeur et s'élance vers Capri sur des vagues galopant comme un troupeau de poneys liquides.

 La mer s'apaise au fur  et à mesure que l'île se rapproche, le soleil a commencé son itinéraire fantastique du ciel aux gouffres marins, une beauté farouche et radieuse fige le golfe qui semble de lait et de vin, de mile et de sang, le port de Capri étincelle encore, et la brise fraîchit, les rocs cyclopéens bondissent devant nous, et la paix du soir tombant nous souhaite la bienvenue. 

Mais, l'équipage soudain en alerte, nous pousse sans ménagement sur la passerelle ! 

Le bateau doit filer vers Naples, et nous voilà abandonnés sur la quai de lave, à l'heure incertaine où les ombres  vaporeuses s'accrochent aux montagnes

. J'ouvre mon sac afin de régler le funiculaire, je fouille, tâtonne, vide le contenu, serre les dents, tremble : mon émeraude s'est envolée...

"Tu as perdu quelque chose ? Pas notre carte de crédit ? "

"Non, quelque chose sans importance, la vieille bague de la brocante de Santa Chiara,  je parierais qu'il s'agit d'une farce des Sirènes !Je plaisante, rassure- toi ! Qu'il fait froid ce soir, prenons un taxi ou nous reviendrons gelés à Anacapri ..."

Mais je ne plaisante  pas. Mon sacrifice a été accepté, où cela va-t-il nous mener ?

Au bien, au mal ? "Les dieux décident" disait Nausicaa à Ulysse ...

A la place de la belle princesse des Phéaciens, voici Flavia, reposée et souriante qui vient à notre rencontre via Follicara. Salvo l'accompagne dans leur promenade vespérale, rite ancestral en Italie auquel on ne déroge que rarement, surtout, à Capri.

L'Homme-Mari commence une discussion animée avec notre ami Salvo, Fils Dernier s'éclipse en sortant son portable, et Flavia devine que je suis à la limite de la crise de nerfs.

J'essaie de lui expliquer l'inexplicable et m'embrouille en montrant ma main gauche nue, une légère rougeur encercle mon annulaire ...

"Nerano ? Vous avez eu le vertige et vous avez confié votre bague antique à la mer sans y penser ... 

C'est un cas très fréquent,  vous n'êtes pas la seule victime de cet enchantement; vous comprenez, juste au pied du promontoire de Nerano, à l'époque des pirates grecs, nos ancêtres, se dressait le plus merveilleux des temples du monde antique, une envolée de statues, de colonnes en marbre blanc comme neige, les dieux avaient ordonné que soit élevé ce sanctuaire aux sirènes, et les pauvres marins  leur offraient des présents, surtout des émeraudes ou des pierres vertes et bleues, qui tourbillonnaient sur les roches avant de disparaître dans les profondeurs marines.

Enfin, ne me considérez pas de cet oeil inquiet ! Vous qui aimez l'Odyssée à la folie, écoutez  ce passage, je le connais par coeur, tout devient clair, Nerano est hanté  depuis trente siècles un lieu par les Sirènes:

"Bientôt le bon vent qui poussait le solide bateau nous mit près des Sirènes.

Soudain la brise tombe; un calme sans haleine s'établit sur les flots qu'un dieu vient endormir. Mes gens se sont levés, dans le creux du navire, ils amènent la voile ..."

Flavia me laisse respirer, puis, elle dit d'une voix sereine:

"Vous êtes au pays des Sirènes, tout peut arriver, le bon, le mauvais,  des rencontres, des retours vers le passé, une maison ou un refus, nous ne décidons que par hasard, et le hasard n'existe pas à Capri.

Venez prendre un verre à la maison ! Nous avons une grande nouvelle à vous annoncer, à tous deux, et même à votre fils: notre belle-fille va mieux, et notre fille se marie !  Sirènes ou pas, vous êtes invités..."


A bientôt pour la suite de la seconde partie de ce roman-feuilleton "La Maison ensorcelée",

 entre Capri, Naples, Sorrente, et Amalfi...

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse


                                                            Au pays des sirènes  
                                                                          Positano avril 2025
 
                                                            Crédit photo: Enguerran de La Panouse 

                                                           

 








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