L'étrange don du chat aux mille vies
La maison ensorcelée ou Roman à Capri
Partie II chapitre 35
(Ce chapitre est dédié au chat Agathos qui fut notre compagnon au grand coeur pendant huit ans)
Nous étions seuls avec un chat au seuil de sa beauté dernière, seuls dans une étroite rue d'Anacapri, figés devant la porte flanquée de colonnes d'un sauveur d'animaux en visite dans un village du côté d'Amalfi, de Sorrente, de Nerano; un sauveur inutile, envolé au moment où le plus merveilleux chat de Capri luttait pour retenir un ultime souffle de vie.
Le chat au pelage de neige gémissait dan mes bras tout en m'implorant de son immatériel regard d'aigue-marine. Si les Sirènes possédaient des félins de compagnie, le pauvre animal appartenait assurément à cette espèce choyée par les princesses de la mer.
Il nous fallait le secours moral et concret d'une bonne âme, à défaut de ce parfait mais invisible vétérinaire: "En rendez-vous à Sorrente", nous apprit- on en pleine rue, hélas! et les braves gens de se désoler : "Un si beau chat, vraiment exceptionnel, ces yeux presque humains, et tellement tristes, quelle pitié, comment allez-vous faire ?"
Tout simplement nous tourner vers un sauveur, et bien sûr ce fut Salvo qui se matérialisa avec son habituelle mine d'homme descendant direct d'Ulysse, autrement dit quelqu'un d'avisé, auquel rien n'échappait, encore moins les dernières fantaisies des amis français.
Salvo ne nous gronda, ni ne nous félicita, en ami impavide et guide patient que rien ne perturbait si ce n'est les humeurs du Vésuve, il nous sauva. Sans pour autant sauver le chat blanc au regard d'azur, humide de douleur et débordant de tendresse, qui avait décidé que je l'aimerai d'un amour absolu à l'heure ultime.
Cette triste affaire ne concernait que moi, et à mon immense étonnement, la maison ensorcelée.
C'était- là manifestement le domaine de ce félin fragile que frappait un mal inconnu teintant de gris son beau pelage de neige et assombrissant ses yeux si clairs. La maison et moi étions mêlées à la même affaire et devions l'affronter d'un même coeur.
Salvo supplia notre logeuse napolitaine de nous laisser deux jours de plus, il lui présenta de façon excessivement sombre la météo du moment, et nous présenta comme deux pauvres hères incapables de supporter le mal de mer suscité par la forte houle.
La mer avait beau égaler la tranquillité d'un lac suisse aux beaux jours, la force de persuasion de Salvo était si irrésistible que notre charmante propriétaire, qui pourtant jouissait d'un balcon ouvert sur le golfe, accepta cette fable qui aurait fait mourir de rire même un enfant en bas-âge, s'il l'avait entendu de la bouche d'une personne moins douée pour venir, coûte que coûte, en aide aux amis.
L'Homme- Mari prétendit à nos collègues étonnés que sa Femme- Epouse souffrait d'une grave et mystérieuse intoxication: mensonge plausible pour tous ceux qui s'imaginent que les voyages entraînent des maux innombrables et inexplicables. Puis, son mensonge doctement énoncé, il s'enferma avec son ordinateur bien-aimé, oublia Capri pour des domaines moins poétiques, et m'abandonna au mélancolique rôle de gardienne d'un chat qui avait surgi jadis dans mes ténèbres, et s'était abattu sur ma soif de je ne sais quel rêve impossible.
Les chats ont plusieurs vies, et dans l'une d'elles, il avait été mon ami, il m'avait consolée de je ne sais quel drame silencieux. Voici qu'un destin opiniâtre nous avait ramené l'un à l'autre, mais au pire moment, pourquoi ? Restait- il encore un espoir de le sauver, fut-ce en le nourrissant comme un enfant ? Et si j'embarquais sur le prochain bateau à destination de Sorrente ?
Ou si tous deux nous attendions le vétérinaire au port ? Un coup d'oeil sur son corps agité de tremblements m'ôta cette envie, à quoi bon tourmenter ce pauvre malade qui risquait de succomber pendant cette descente au bord des gouffres dans un bus étroit ou un taxi ouvert au vent ? d'ailleurs, le tumulte du port l'accablerait, j'ignorais quelle allure avait le vétérinaire, je le manquerai à coup sûr, et mon chat fermerait ses yeux couleur de ciel pur... Il s'en irait dans mes bras, au sein d'une foule hilare et indifférente...comment lui infliger cette trahison ?
Je voulais que soit doux et confiant son envol vers un monde où certainement on acceptait les chats capables d'aimer leur maître, en passant par la petite porte, mais en y entrant tout de même.
Or, j'avais toujours espéré croiser le chemin d'un félin d'une beauté aussi remarquable. Je n'étais pas victime d'une imagination titillée par l'atmosphère de Capri, un lien existait entre nous, ce chat avait compté pour moi, et j'avais compté pour lui. Soudain, une étrange certitude m'envahit, voyez- vous, les chats savent vous envoyer des injonctions pressantes en usant de télépathie, ceux qui m'attendaient en France ne s'en privaient pas,
Et cet inconnu si fatigué me priait de le ramener chez lui, c'est- à dire, chez moi, au bout de l'humble chemin empierré que fermait le portail aux vertes volutes de cette ruine qui me semblait plus familière que la vieille maison du sud de la France dont nous endurions l'humidité et les caprices depuis tant d'années.
Je porte mon pauvre malade avec d'infinies précautions quand en descendant la via Follicara, un appel manque de me faire trébucher. Le chat ne bronche pas, signe des plus angoissants. Sur l'escalier grimpant vers la piazzetta d'où s'élance un arbre de Judée, j'aperçois la bonne âme des félins d'Anacapri, Felicia, ronde et souriante, la délicieuse créatrice de la communauté féline du village" d'en-haut ".Or, est-ce bien la charmante jeune femme avec laquelle j'ai plaisir à bavarder, ou ...
Ne me suis-je déjà laissée prendre au jeu des Sirènes qui adorent se poster sur votre chemin, en empruntant l'apparence de vos amis ou connaissances ?
Felicia, Sirène ou pas, me salue, puis sa mine enjouée vire à la tristesse incrédule en découvrant le lamentable fardeau que je berce dans mes bras.
" Mais c'est le seigneur, dit-elle, dans son italien musical, celui auquel tous obéissent, le vrai maître des ruelles et des toits, il vit depuis si longtemps dans le jardin de la maison abandonnée que je le croyais immortel avec de pareils yeux, il vous aime, in n'a jamais oublié le soir où vous l'avez entouré de vos bras quand il grelottait sous la pluie, une nuit de tempête, si épaisse, si froide, et vous aviez le coeur rompu, ce chat vous rendu l'envie de vivre. C'était il y si longtemps, presque deux siècles si je me souviens bien. Dio mio, le pauvre, comme il semble fatigué... Qu'a dit le vétérinaire ? Ah, je comprends ,c'est la fatalité, il n'y a plus qu'à prier Saint-François... Il a tant lutté pour son domaine, son destin a toujours été de lutter en vrai cavaliere, il a déjà vécu tant de vies, et en vivra d'autres.
Les chats au regard bleu n'ont pas sept mais mille vies. Les chats blancs comme l'écume, aux yeux reflétant le ciel et les vagues de la mer profonde, lisent les pensées et sont les confidents des Sirènes.. Elles leur racontent d'incroyables choses quand elles reviennent la nuit bavarder sur les plages de rochers.
Dai! Veillez sur lui, et vous le retrouverez un jour, je me sauve, je n'ai que trop parlé ... Vous avez tant de peine, vous pleurez sur lui, il le mérite, il vous aimait tant autrefois... Croyez- moi, cara amica, ayez- confiance, regardez au-delà de votre chagrin, ne craignez pas d'invoquez les Sirènes!."
" Et dans quel espoir, je vous le demande, dis- je indignée, ces Dames- Poissons traitent bien mal leur confident ! Voyez comme il souffre, c'est trop tard, je le ramène chez lui, dans son jardin abandonné, et nous attendrons ensemble..."
Le temps de serrer le chat contre mon coeur, Felicia a disparu ...Aucune trace de sa silhouette sur le raide escalier de la via Follicara, personne autour de moi, personne en bas, ai-je inventé, cette fugace conversation, suis-je en proie au délire ? Que m'importe ! Encore une longue marche, le soleil ne nous épargne pas ses feux, les pierres du sentier roulent, piquantes et traîtres, enfin, le portail, je parviens à me faufiler jusqu'à la terrasse aux balustres délabrés, et installe le chat sur mon cardigan.
J'étale nourriture et eau, et m'efforce de l'alimenter à la cuillère, le malheureux me lance un regard désolé, et refuse tout. Il pose son museau sur ma main, un oiseau chante en cascades du côté de l'allée de pins immémoriaux, une musique court en sourdine autour de nous, un air que j'ai entendu, si souvent et si peu, celui qui traversait mon rêve d'un jardin gardé par un portail vert, au bout d'un interminable sentier. Je ferme les yeux pour mieux écouter, le chat s'appuie plus fort, je crois qu'il va enfin se reposer, trouver un répit salutaire.
Hélas, d'un sursaut, le voilà qui se lève comme pour répondre à un maître invisible, puis il ouvre ses yeux, fixe un point devant lui, et fait mine de s'élancer, se ravise, et se blottit entre mes bras, me lèche la main, je le caresse, mon coeur fond de tendresse, je voudrais retenir la vie qui s'écoule, les grands yeux bleus me fixent encore, l'espoir le plus délirant m''emporte, je veux un miracle, le chat me lance un regard humide d'amour , un regard plus qu'humain, et, au bout de ma peine, j sens que son souffle s'est éteint ...
Le froid de l'insondable peine me glace et me pétrifie. Ce deuil me frappe comme si je venais de perdre le plus cher de mes amis, j'ai une pauvre fourrure blanche encore tiède contre mon coeur et ne sais qui implorer. La maison inerte, vide, languissante, se réveille peu à peu, rumeurs et plaintes bourdonnent, on pleure avec moi, mais ce chagrin ne me touche pas, il vient de trop loin.
Que pleurent les fantômes ensevelis en ces murs, ils ne m'intriguent ni m'intéressent.
Moi, je voudrais l'aide d'un vivant, et, en écho, retentit une voix bien connue, Salvo ? Non, pour une fois, c'est l'Homme- Mari qui se glisse entre deux fentes du mur demi- écroulé. J'en remercie le Ciel !
" Oh, le pauvre chat, je m'en doutais, mais si vite... D'après Salvo, il aurait mené une existence de guerrier, toute la communauté féline rampait devant lui, et ses yeux bleus impressionnaient les habitants qui le traitaient en demi-dieu auquel on doit offrir confort et nourriture succulente. Salvo affirme qu'il avait déjà plusieurs vies, donc, rassure- toi, sa nouvelle existence vient de commencer, ne pleure plus, écoute- moi ...
Nous allons lui rendre les honneurs dues à son rang de Seigneur, et l'enterrer dans ce jardin, où si Capri le veut, nous entrerons un jour en propriétaires, et non en intrus risquant de récolter une bonne amende des Carabiniers. si tu peux le veiller sans t'effondrer, je cours acheter une bêche chez le quincaillier en haut de la montée. Calme- toi, tu as fait tout ce qui était envisageable pour qu'il se sente aimé jusqu'à son dernier souffle..."
Cette façon d'envisager un drame avec tant d'optimisme me ramène à un héros littéraire adulé par les générations qui croyaient en l'amour pur, à l'honneur et aux fins heureuses. Mon chat blanc n'est pas mort en vain, il a accompli une mission, cette certitude absurde me ranime et à travers mes sanglots, je bafouille une leçon de littérature.
"Te souviens-tu du roman de cape et d'épée le Capitaine Fracasse, un chat à la robe de soie du plus beau noir, y réconfortait son maître, le piteux baron de Sigognac, beau et talentueux garçon que sa pauvreté enfermait vif dans son château saccagé et décati. Puis, vint le sourire d'une fille de prince qui s'obstinait à rester humble comédienne, puis, les aventures, la victoire au duel, et la récompense de l'amour; une pluie de bienfaits tomba sur le jeune baron et ses tours délabrées. La nuit du mariage de son maître, le chat, tout étonné de dévorer à sa convenance, lui qui avait enduré tant de famine, s'abattit sur le lit du baron, emporté par une crise de gourmandise...
Or, en lui creusant sa dernière demeure, le baron en pleurs mit au jour un coffre mystérieux. Il salua son brave chat, et déposa son lourd chargement devant sa jeune épouse, jeune femme bonne et sensible qui soupirait en songeant au gentil animal qui n'avait guère profité de la neuve prospérité de son maître. Connais-tu la suite ?"
" Je la devine, sur le lit nuptial s'étala un trésor légendaire, je présume ?"
Je recouvre de mon cardigan le pauvre chat, et supplie l'Homme- Mari de se hâter, qu'importe le destin d'un chat littéraire ?
"A la place du baron, dis- je, j'aurai préféré garder mon chat en vie.
Un flot de pièces d'or oubliées par un ancêtre occupé à guerroyer en Terre Sainte ne pèse pas plus qu'une plume à côté de la vie d'un bon chat aimant ! mon cerveau est ravagé ..."
Jardin et maison, escalier décati, balustres fendues, chant d'oiseaux mélancoliques, herbes soulevées par une brise fraîche, parfums de miel et de fleurs, célèbrent ensemble l'envol du seigneur aux yeux bleus vers une vie inconnue. L'Homme- Mari s'active, la terre ne se laisse pas entamer, un très long moment s'étire, mes pleurs s'apaisent, mais mon coeur me fait mal. Enfin, nous faisons nos adieux...
l'Homme- Mari redoute les incursions de bêtes malveillantes, il creuse davantage et, dépose le chat dans une cavité beaucoup trop vaste.
Est-ce la fin de notre plus triste aventure capriote ? Il nous reste à fermer l'autre partie du dernier refuge. Voici que la bêche heurte quelque chose, un bruit de métal froissé retentit, l'Homme- Mari se penche, et débusque une sorte de boîte de bronze terni, gravée de médailles antiques...
A bientôt pour la suite de ce roman-feuilleton à Capri,
Nathalie-Alix de La Panouse
ou Lady Alix
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Symphonie d'aigue-marine sur le golfe de Naples Crédit photo Nathalie- Alix de La Panouse Capri bourg, avril 2025 |