L'archipel des Galli ou le nid des Sirènes
"La maison ensorcelée"
Roman à Capri
Partie II Chapitre 31
"Positano ? Mais qu'allez-vous faire à Positano ? La mer est écumante, la houle vous donnera la nausée, vous contournerez surtout ces trois îles interdites des Galli, austères nids de mouettes et de pirates, lieux impraticables et de mauvaise réputation!
L'archipel des Sirènes mangeuses d'hommes, rien à voir avec les nôtres, celles de Capri qui s'amusent des mortels, en toute douceur, elles font des plaisanteries, envoient des rêves, guident vers des maisons en ruines ou vous font la conversation sur la via Tiberio ... Ne prenez- pas cet air surpris et même offusqué ! Croyez-vous véritablement que les deux Patriciennes rencontrées en bas du palais de Tibère étaient de notre espèce ? Quelle naïveté! "
L'Homme- Mari et Fils Dernier sont chacun fort occupés; l'un à lire les nouvelles sur le seul exemplaire du "Monde" en vente libre sur l'île, soit dans un petit bureau de tabac situé juste en haut des marches de l'antique voie romaine qui jadis procurait aux voyageurs la joie ineffable d'une rude montée entre des fleurs sauvages et des jeunes filles au profil grec avant d'atteindre essoufflés et les genoux tremblants, la piazzetta encore épargnée par le snobisme cosmopolite.
L'autre a décidé de s'adonner au bonheur de la course à pied sur les escaliers menant à la Miglera, avant de s'élancer vers le précipice, en souhaitant que son fol enthousiasme ne l'incite à plonger au sein des flots d'un calme parfait ce soir .
"Oui, dit Salvo en contemplant la mer depuis sa terrasse, (une des plus splendides de l'île), ce soir, la mer est de lait, la houle apaisée, mais, demain, demain, le bateau tanguera, je le sens !l La mer ne me ment jamais, elle cache son jeu, mais je la connais, vous verrez demain, le port de Positano n'existe pratiquement pas, si l'entrée dans la crique minuscule est dangereuse, vous finirez votre croisière à Amalfi, ou pire à Salerne.Positano ? Qu'est-ce que Positano ? Vous me regardez, éberluée, cara amica, mais posez-vous cette question !
J'ai bien envie de vous répondre, aujourd'hui: pas grand chose ! Une plage grise, des restaurants bruyants, et des hôtels interdits aux mortels ordinaires, quelques terrasses, un ruisseau dans un vallon, et des jardinets encore soignés pour les légumes si rares dans cette ville en hauteur, où l'on surplombe le balcon de son voisin tandis que celui du dessus vous observe jour et nuit. Cent ans plus tôt, ce nid de mouettes attirait tous les colporteurs d'Italie, maintenant, les ruelles disparaissent jusqu'à former une immense boutique de bêtises, de souvenirs fabriqués en masse, non, je n'exagère pas, ou si peu...
Si vous avez la force de vous hisser sur les escaliers interminables, vous aurez la chance de quelques artisans du corail, qui sait ? A l'époque de la Grande Grèce, et ensuite, ce fut vraiment un port renommé, avec des pêcheurs audacieux qui ne craignaient jamais d'aller toujours plus loin vers la Corse pour remonter des eaux le corail couleur de sang....
Hélas ! Cette gloire s'est évaporée comme l'air frais à l'aube en été, Positano est devenu un grand bazar dénué d'imagination, parcouru de files de gens qui montent sans savoir pourquoi, et descendent vers la mer, au moins, là, ils n'ont plus à réfléchir, l'eau est claire, à peine fraiche au printemps, et les serveurs des bars, en effervescence !
Comment faire la comparaison avec Capri ou Sorrente ? Positano, c'est une colline rocheuse, bien moins verdoyante et fleurie que notre île, couverte de maisons, assez mignonnes, et de jolies couleurs, mais rapprochées à entendre le moindre soupir de son voisin, une boîte de sardines, et de nos jours, le rendez-vous d'une peuplade compacte de gens qui se croient des dieux ou des rois.
Et des limousines ridicules, toujours noires, obstruant les venelles, et des Japonais hautains, et des Américains arrogants, et des gens plus simples, qui photographient ces heureux du monde entre deux étalages de chapeaux et de sandales !
Ecco qua Positano ! Je suis déçu... pourquoi ne restez-vous tranquilles à profiter de la fraîcheur d'avril sur les sentiers du Monte-Solaro ?"
Je n'oserais jamais avouer à mon ami Salvo, notre sauveur, notre guide, depuis ce coup de foudre pour Capri, et c cette encombrante passion pour une maison en ruines qui nous nargue avec un bel enthousiasme, que son trait autoritaire décrivant la funeste destinée de Positano pourrait évoquer Capri, soumise à l'amour intempestif des voyageurs de la haute- saison...
Ne s'entasse- t-on sur les rochers aiguisés tenant lieu de plages agréables ? Ou, ne jette- t- on ses économies par dessus la mer en se confiant naïvement aux superbes et coûteux Bains payants ? Il nous est arrivé de tomber tête baissée dans ces pièges, et d'éprouver une courte honte ensuite ...
Mais, ce temps est révolu ! Nous savons que les "calle" désertes et les bateaux en liberté appartiennent à ceux qui se lèvent à l'aurore, et qu'un bain presque solitaire, (vous croiserez toujours un aréopage d'Anglais adorant l'eau froide ou de Capriotes respirant après une longue journée laborieuse), au crépuscule ,dans l'eau pure de la crique du Faro vous semble une fontaine de jouvence;
Ne nagez- vous, vaguement troublé, entre le visible et l'invisible, l'humain et le divin, vous qui affrontez l'eau fraîche et les écueils aigus, aux portes du palais des Sirènes, ne rêvez-vous soudain d'effleurer les bras blancs des Néréides aux yeux bleus ?
Salvo, selon sa fâcheuse habitude, lit dans mes pensées, et soupire lugubrement, je redoute souvent de lui taper sur le système nerveux, il est le seul Capriote de souche à détester que l'on évoque les domaines secrets de son île ...Rien n'ébranle son robuste pragmatisme, du moins en apparence ...
"Je devine ce que vous avez dans la tête, carissima, toujours ces souvenirs antiques, ce fatras mythologique, cette fascination pour ce que l'on ne voit pas avec les yeux . Sortez- donc un peu de vos fantômes ! D'ailleurs, vous n'en croiserez aucun à Positano, sauf ceux des pirates Grecs qui vous intimeront l'ordre d'acheter leurs cargaisons de verroteries ..."
"Je n'y peux rien, Salvo, mio caro amico, l'Homme- Mari a un vieux rêve, voir Positano, sans doute la musique de ce mot qui évoque l'écume embrassant la roche, ou le parfum des "Heureuses du monde".
Que sais-je ! Mon fils et moi, de notre côté, désirons ardemment passer au plus près des Îles Galli, ces citadelles minuscules, peuplées d'oiseaux, de tours de guet, de ruines romaines, de Sirènes abandonnées, de Romaines fortunées, que sais- je, en tout cas,, un délice pour les lecteurs de l'Odyssée et les amateurs d'aventures maritime. Une croisière traditionnelle réserve parfois des surprises !
"Pour cela, je suis d'accord, l'équipage de la ligne régulière est formé de marins qui asticotent les passagers en leur fourrant des carafes de Limoncello sous le nez ! Et, si la mer s'enfle sous le vent, le capitaine s'éloignera de votre archipel aux Sirènes, vous les adorez de loin, de près, ce ne sont que trois rochers façonnés par la nature comme trois bastions imprenables. Personne ne sait qui y vit, des originaux fortunés, un amateur de solitude cloîtré dans la vieille tour ?
La maison romaine et une autre bâtie sur ses dépendances ont leurs légendes de souffre, nid de pirates criminels à toutes les époques, et, entre les deux guerres, je le crois sans en être certain, propriété exclusive d'un danseur dont le nom ne me revient plus, un audacieux architecte français métamorphosa les ruines à sa façon... Peut-être l'île la plus vaste garde- t-elle une sépulture secrète, dans une grotte envahie par les vagues... Tant de rumeurs, de légendes, de mensonges circulent autour de ces gros cailloux rébarbatifs.
Vous n'y accosterez jamais ! A moins d'en connaître un des propriétaires, mais je me demande si l'archipel n'est pas à vendre, certainement à un prix qui exigerait que vous dénichiez la statue en or de Tibère, ... Contentez-vous d'en inventer le roman, les rêves n'exigent pas d'argent, c'est l'unique bienfait gratuit qui nous reste . Bonne chance en tout cas ! Vous me raconterez .."
Le lendemain, en dépit des prévisions de Salvo,, nul ne s'avisa de nous refuser les billets du petit bateau dont l'équipage paisible et taciturne devait veiller sur nos précieuses personnes durant notre bouleversante Odyssée vers Positano.
La mer ondule en courtes vagues de soie chatoyante, l'écume poudrée d'or accompagne notre sillage, le bateau creuse sa route mousseuse en coupant droit du port de Marina Grande vers la première "cala" creusant la côte , juste en face de Capri, en surmontant des villes englouties aux rues pavées de mosaïques précieuses, des coffres d'émeraudes de la mer rouge, et des amphores cachetées encore emplies de vin amer. Le golfe de Naples dérobe tant d'invisibles périls, tant de vestiges sublimes, de palais engloutis au sein de fosses si profondes que leur mystère demeure intangible, sa traversée se pare d'un reflet de l'inconnu, de la tentation des abysses, du fol désir de plonger vers les trésors perdus...
L'eau claire et obscure à la fois en son coeur, fait naître retour de flammes, sentiments à la puissance jamais vaincus, tourbillons d'images confuses et tragiques, on éclat n'appartient pas à notre prosaïsme. C'est une chanson née de la nuit des temps qui étourdit celui qui sait l'entendre sur le pont d'un petit bateau faisant la course vers les heures antiques; celles qui virent, à l'été 59 de notre ère, Agripine, arrière-petite fille d'Auguste, petite-nièce de Tibère, impératrice à la force de sa ruse, criminelle et manipulatrice de la plus belle eau, épouse attentionnée cuisinant un plat de champignons délicatement saupoudrés de foudroyant poison à son bègue d'époux l'empereur Claude, mère de Néron par son premier mariage, conviée par son rejeton maudit son rejeton à Baïes, dans sa Villa féérique au pied du Vésuve, fuir à la nage après l'explosion de son navire, avant de périr, frappée au ventre par les bires de son fils adoré...
A peine plus tard, le golfe n'aida guère les malheureux Patriciens à échapper à l'ire insensée du Volcan, et bien avant, les eaux de cristal virent les pirates grecs hanter la côte en quête de belles captives, et les compagnons d'Ulysse ramer autour de l'archipel aux Sirènes, sans que les chants hypocrites de ces femmes- oiseaux ne se tracent un chemin dans leurs oreilles bouchées de cire par les soins de leur Capitaine aux mille ruses.
Mais, le courageux petit bateau n'a cure de ces sortilèges du passé, quelques paquets de mer, quelques cris d'effroi, et nous en finissons avec les émois sans rudesse de la rapide traversée, nous laissons le golfe de Naples , et piquons vers le golfe de Salerne.
La rude côte se déploie comme par enchantement, tendue de falaises lisses et brillantes,, de tours de guet, tremblantes au vent en surplomb des gouffres, de failles, de cheminées de roches mordorées, dignes des cyclopes, d'une interminable, étroite, et séduisante cala. Un îlot boisé se profile, puis l'entrée d'un port resserré, protégé d'énormes pans de falaises, un refuge paisible et ombreux, Nerano, aimé des Napolitains, oublié des touristes ! Notre bateau s'essouffle, ralentit, comme saisi d'une frayeur ancestrale, que craint- t-il ?
La mer grossit, son bleu clair s'assombrit, des étincelles vertes jaillissent de ses profondeurs, et l'horizon se ferme de trois îles aux formes puissantes, trois citadelles impavides, monstrueuses, aux pics en lambeaux, comme tranchés par une épée gigantesque, suintant le drame depuis les bizarres demeures dissimulées par d'épais bosquets. Un embarcadère se devine mais aucun signe de vie n'agite la morne impassibilité de ces énormes nids de mouettes ...
Les Galli enfin, l'archipel des Sirènes mangeuses de marins ! Les voir si proches, quel miracle, que j'aimerais y accoster ! Si nous supplions le Capitaine?"
Justement, l'équipage apparaît, au grand complet, aurait-il pitié de la romanesque amoureuse d'Ulysse que je ne redoute pas d'être ?Les marins chercheraient- ils à imiter le chant des sirènes ? Ou plutôt s'en moquent- ils ! Les voilà entonnant à pleine voix de tonitruants refrains napolitains , c'est à sauter du pont ! Una cacophonie insensée !
Pire, les plus impertinents nous mettent de copieuses carafes de Limoncello sous le nez !Serait-ce une dernière libation avant de subir le sort épouvantable que les Sirènes aux ailes de mouettes et aux têtes de femmes réservaient aux humbles voyageurs ?
Offusqués, Fils Dernier et l'Homme- Mari reculent devant ces offrandes intempestives, du Limoncello à cette heure matinale, que non pas, et les autres passagers déclinent d'un air gêné le liquide divin. Les marins boudent et se taisent pour laisser place à un ballet ivre de mouettes hystériques qui nous étourdissent de plaintes et lamentations oppressantes, le mythe prend vie, pour un peu, je jurerais que ces oiselles criardes sont surmontées d'une tête de belle femme furieuse.
Salvo a raison, d'ailleurs Salvo notre mentor capriote a toujours raison, j'invente sans y penser une suite à l'Odyssée...Les îles s'effacent, vaincues, et derrière une falaise monumentale, une cascade bleue, rose, jaune, rouge scintille, vision charmante qui se précise, entre deux robustes flancs montagneux, un bouquet de maison exquises se détache sur la roche, Positano !
Le port est si rétréci qu'il ne mérite que le nom de plage , et cette dernière coule comme un large fleuve gris perle au pied des rudes falaises. Le promontoire s'élève si haut qu'il semble atteindre le ciel pur, l'équipage ne se soucie guère de notre contemplation , nous sommes poussés sur le qui , et on nous prie de ne pas manquer le dernier bateau de l'après-midi, sinon, nous serons livrés corps et âme aux délices de Poisitano la nuit... Or, j'ai déjà le mal de Capri, et une voix ironique murmure dans l'air saturé de senteurs marines et de relents de cuisine napolitaine.
" Positano ? Un village bruyant, résonnant des appels des marchands, une promenade au rythme des escaliers fleuris, des balcons posés sur l'abîme.
Et quoi encore ? Souvenez-vous du ruisseau surgissant de la montagne, et des vergers au fond de la gorge, à part cela, vous ne retrouverez rien, excepté votre nostalgie , cette maladie qui ne vous quitte jamais, dans ce siècle ou dans l'autre.
Nostalgie, nostos, le chant des compagnons d'Ulysse , notre chant ... "
Je me retourne, personne, mais je sais qui vient de parler.
Mon éternel fantôme a eu l'audace de me suivre à Positano !
"Nous y allons ? Le bateau nous laisse si peu de temps, il y a bien quelque chose à voir au-delà de ce fatras de boutiques et de cette terrifiante procession de touristes !Grimpons ! Fuyons ! "
Fils Dernier a le sens de l'autorité, nous obéissons en parents bien élevés... Grimpons malgré le brûlant soleil qui confond soudain avril et juillet !
A bientôt pour la suite de cette croisière à Positano,
Nathalie-Alix de La Panouse
Ou Lady Alix qui vous invente la seconde partie de son roman à Capri "La maison ensorcelée"
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Positano sous le soleil d'avril Crédit photo Enguerran de La Panouse |