Trilogie de Capri: La maison ensorcelée" Partie III
Chapitre premier
Musique au palais ou l'âme de Capri
Un coup de froid venait de frapper l'île de l'éternel été, et chacun, en haut des montagnes au sein du village paysan d' Anacapri, ou en bas, au coeur de la mondaine petite cité de Capri, toussait et se lamentait. Les pharmaciens seuls souriaient, mais les chiens aboyaient jour et nuit du fond de leurs jardins de citronniers, furieux d'être délaissés par des maîtres malades, les chats promenaient des regards hautains sur ces humains qu'un simple refroidissement rendait si piteux, et les armoires se remplissaient de "compresse" et sirops parfaitement inutiles.
Nous étions finalement de la partie, grelottants de fièvre et arborant un nez rouge tomate, cela nous réconfortait presque ! Et la tentation de nous embraquer pour Procida, le caillou des pêcheurs sur lequel l'égoïste Lamartine eût la méchanceté d'inventer une Graziella séduite et abandonnée, nous quitta en un simple éternuement.
Après quelques semaines, nous étions de retour, encore sous l'émotion de ce mariage capriote qui avait fait jaillir, à l'instar d'une fontaine frémissante, l'âme grecque de ces habitants d'une île qui à l'apogée de sa gloire romaine s'enorgueillissait de parler la langue de Périclès.
Capri était le rocher d'Apragopolis, le doux séjour des rêveurs engourdis par le soleil et y danser à perdre haleine le sirtaki des dieux m'avait enlevé loin des miasmes de la nostalgie, ce mal qui, sur l'île, me suivait comme un parfum entêtant au hasard des sentiers abrupts et des bosquets de Pins ployant vers les gouffres.
Or, la grande- Grèce se blottissait sous les brumes bleues de l'Antiquité. L'île des corsaires, des aventuriers, des empereurs, des princes et des rois, des bergers rusés et des plus belles filles du monde, le pays des Sirènes et des Atlantes, la terre de l'escalier aux marches taillées pour des éléphants, ce chemin de pierres aberrant, élevé par des Phéniciens légendaires, s'enfonçait dans ses eaux de clair saphir.
Le roc des mythes éternels perdait sa réalité, à l'instar d'un amour que l'on tente de retenir sur le balcon tremblant de l'espoir inutile.
L'île avait pris un coup de froid et nous un coup de désamour .Qu'y cherchions- nous en fin de compte ? Une maison à l'histoire confuse qui nous échappait avec une obstination lassante ? Un refuge loin des tumultes d'un monde perpétuellement en rage ?une envie de relever un défi absurde, être propriétaire d'une ruine à Capri, voilà qui prouve un destin hors norme !
Mais, nous n'éprouvions aucune vanité, et aucun vain sentimentalisme, la vérité était beaucoup plus simple : nous avions aimé à la folie une île qui ne nous aimait qu'avec une charmante parcimonie ..
Cela valait aussi pour ce bizarre fantôme au chapeau aplati qui s'ingéniait à me donner des rendez-vous datant de deux siècles, ou à semer la panique dans mon esprit en faisant apparaître et disparaître une bague romaine sertie d'une émeraude fendillée. Talisman douteux ou anneau de la destinée ?
Je ne voulais plus croiser les relents alarmants de cet obscur amour passé, épisode trop vague et trop douloureux à la fois pour séduire une personne ayant encore le goût de la vie .
Je ne voulais plus rien et surtout plus m'attacher encore et toujours à ce rocher solaire qui défait les siècles et les orages avec un dédain suprême.
Or Capri n'avait pas dit son dernier mot et elle nous envoya carrément une ambassadrice qui ne se doutait nullement de sa mission ..
Le soir marchait à pas de loup sous les feux roses et pourpres d'un soleil peu pressé de prendre son bain au sein de la mer laiteuse, nous avions vaguement compris qu'une visite allait bouleverser notre humeur morose de personnes fiévreuses et enrhumées au beau milieu de leurs rapides vacances .
J'avais ouvert le petit portail ouvrant sur une ruelle qui aux temps antiques aurait charrié les eaux sans doute tranquilles d'un ruisseau, certains écrits l'attestaient, hélas, on ne pouvait mettre la main dessus !
Or, je croyais tout ce que tout ce qui sortait d'une bouche capriote , et me préparai en en écouter bien davantage.
L'amie de Marina Piccola osa traverser la pelouse vers les deux malades, escortée d'une Madone glissant sur l'herbe, une Madone angélique et gracieuse qui aurait volé ses traits à la déesse du Printemps. C'était tout simplement la fille de notre amie, dans la fleur de l'âge et pareille à une apparition, créature blonde, évanescente et diaphane, évoquant à la fois l' Antea du Parmesan et la Primavera de Botticelli.
Envoûtés par cette beauté qui ne se doutait nullement de l'être, nous évitons nos doléances et vantons la douceur revigorante de l'air vespéral, et taisons notre ennui suscité par cette maudite grippe vous ôtant votre envie d'avoir envie.
'Aimez-vous vraiment Capri ?" interroge alors notre amie, jeune femme énergique, oeuvrant dans la communication insulaire, et habitant, fortune rarissime, juste en- dessous de la grotte des Pêcheurs, sur la baie de Marina Piccola. Cette impavide et ravissante îlienne comptait certainement quelques Sirènes dans son ascendance, surtout dans ce côté-là de l'île, abrités par les monstrueux Faraglioni, massives tours naturelles émergeant des flots et domaine privé des princesses de la mer...
Cette question aussi abrupte qu'une falaise du côté du Parco Astarita, le jardin suspendu de la via Tiberio, me navre le coeur.
Comment me soupçonner de désamour ? Et pourtant, la flèche va droit où il faut ..;
"En réalité, je ne sais plus, je pense avoir tout vu, tout compris, je suis allée sur tant de sentiers, et j'ai parlé avec tant de gens ! Mais, Capri m'aime-t-elle moi ? Nous aime--elle encore ? Nous a-t-elle jamais aimés ? Se souviendra- t-elle de notre fugace passage si d'aventure nous n'y revenions plus ?
Laura lit dans mes pensées malgré mes éternuements, ce don est d'ailleurs partagé par la plupart des Capriotes de souche, vous serez toujours transparent comme l'eau d'aigue-marine pour un îlien déterminé.
"Cela n'est pas très grave, et j'ai une idée de médicament adapté.
"L'Homme- Mari objecte que la table est couverte de doliprane italien et autres produits sérieux aptes à ranimer même un Français en détresse...
"Je ne parlais pas de votre raffreddore ! Quelle importance ? Nous l'avons tous et nous guérirons tous, non, je voulais dire votre désenchantement, votre désillusion, vos doutes, ici. Je ne faisais pas allusion à vos impôts, ou à la crise politique de votre pays; de toute façon nous souffrons des mêmes préoccupations, sans oublier le destin, les amours, le travail de vos enfants. Or, cette écume s'en reviendra à la mer, vos enfants sont grands, votre pays en a traversé de bien pire.
Vous voulez vous détacher de l'île, mais serez-vous capables de vivre sans ce dur rocher , sans ces retours qui vous ramènent là où vous vous sentez enfin à l'abri, chez vous, libres et éternels ? Ce sentiment, c'est celui qui a incité tant de voyageurs à ne pas reprendre le bateau ...
Ecoutez ! demain, Capri vous donne rendez-vous, un concert, quelque chose de très discret, loin de la foule déchaînée, se prépare en l'honneur des très jeunes lauréats d'un concours de violon, ne posez pas de questions ! Laissez la musique vous prendre par le coeur, rendez-vous demain au Palazzo Cerio, à 17 heures, vous serez peu nombreux, mais la musique vous sauvera du désenchantement ...
Je me sauve ! Ma fille doit pendre sa leçon de conduite, elle passera son permis à Naples, c'est la loi et plus facile que sur nos routes à-pic !"
La Madone et la magicienne s'évaporent avec la rosée du soir ...
"Un concert ? Au point où nous en sommes, cela nous guérira peut-être ..;"
"Ou nous achèvera ! " dit l'Homme- Mari en se mouchant.
Et c'est ainsi que le lendemain, sous un soleil soudain brûlant, nous quittons à contre- coeur notre jardinet et ses deux citronniers vénérables pour descendre en- bas, autrement dit dans le village de Capri jadis haï par les bonnes gens d'en-haut. Cette animosité séculaire séparant la cité des montagnards et paysans de celle des marchands et aubergistes, aurait pris fin, mais est-ce vrai ?
Ce n'est pas le moment de débuter une enquête sur ce sujet épineux entre tous !
En français disciplinés, rompus aux concerts, et désireux de prouver notre respectueuse courtoisie envers un aréopage de très jeunes talents capriotes, nous arrivons avec une bonne demi-heure d'avance sur la volée de marches menant à la porte massive d'un haut palais classique, à l'ombre de la Chiesa de San Stefano, patron du bourg mondain et bruissant de Capri.
Détail peu romanesque : nos poches et mon sac à main débordent de nouveaux remèdes miraculeux achetés à la pharmacie des Arcades. Notre fréquentation des apothicaires de l'île se poursuit à un rythme intense, ce qui m'agace terriblement !.
Mais que se passe-t-il encore ?
Le hall affiche bien un beau portrait de la Signora Gubitosi, une Patricienne de la Belle -Epoque, bienfaitrice des jeunes passionnés de violon et piano-forte, la date est la bonne, l'heure sera exacte dans une vingtaine de minutes, par contre, l'escalier est vide, les couloirs déserts, et nul mortel ne hante l'ancienne maison de l'ancienne famille la plus célèbre de l'ile, la dynastie Cerio: l'un archéologue, l'autre maire, tous écrivains, artistes, mécènes, historiens, les Cerio, généreux et passionnés, furent au coeur, au centre, au vif de Capri pendant un bon siècle ...
Il y eut les Médicis à Florence, il y eut les Cerio à Capri ...
En attendant, dans leur antique demeure, il n'y a personne !
Un pas retentit au-dessus, des voix , l'écho d'un violon que l'on accorde, et une dame fort étonnée de nous voir plantés dans le noble escalier envahi par la pénombre vespérale, nous prie de lui expliquer quel forfait des Français, un mouchoir à la main, les visages exsangues et le nez rouge, se préparent à commettre dans la maison Cerio, Je montre la belle affiche, et d'un ton enroué, propose d'acheter nos billets pour ce "Concerto dei vincitori " du concours des nobles Emilia et Elsa Gubitosi.
Un éclair jaillit derrière les épaisses lunettes de la dame angoissée, ces Français sont juste des excentriques, mais semble-t-il inoffensifs, et même mélomanes.
" Les billets ? Pas de billets ! Entrez et patientez, vous avez beaucoup d'avance, personne ne commence à l'heure indiquée voyons, nous ne sommes pas en Suisse ! Les artistes joueront quand ils le sentiront, mais accommodez- vous..."
Nous nous accommodons sur de jolies chaises dorées et gardons un silence implacable. Rassurée, la dame inconnue nous abandonne à notre sort de mélomanes audacieux et impatients .Sur les murs pâles du salon de musique s'élèvent de hauts trumeaux aux miroirs patinés, couronnés de feuillages d'or. Ces belles glaces dépolies renvoient une image plaisante et émouvante de nos pauvres mines de Français éreintés par un rhume capriote, et j'avoue que ma sombre humeur vire au rose !
Ressembler à un monument en ruines et enrhumé ne vous rend pas la vie très agréable, me voilà presque réconfortée ...Le plafond est en arches à la mode capriote, la pièce austère, et seule une estrade supportant un splendide piano luisant et lustré évoque un concert à venir ...
Une porte claque, et un jeune homme en blanc et noir , son violon vissé sous le cou s'installe sur l'estrade, et nous lance un regard moqueur. Un autre pas, lent, pesant, et voici que s'avance un homme d'un âge certain, claudiquant vers le piano, le jeune violoniste dégringole vers lui, et le hisse devant le piano, tous deux se saluent, et sans tergiverser davantage, se lancent dans un morceau endiablé ...
Les murs reculent devant cette fougue, les chaises se remplissent, une poignée de spectateurs prend place en bavardant, sans souci du duo fantastique, un caniche enrubanné est installé comme le Saint- Sacrement sur les genoux d'une imposante notable cliquetante de bijoux, le beau monde se déverse ça et là, et les musiciens se lèvent et disparaissent, ce n'était qu'une répétition orageuse et superbe !
L'organisatrice en chef est Napolitaine, le teint ambré, l'allure déterminée, le sourire resplendissant, elle entonne une sorte de péan de la victoire en l'honneur de ces vainqueurs, tous sublimes, et d'ailleurs, le premier va nous éblouir comme jamais, si, si, le voilà !
Ce virtuose sort d'un portrait d'un maître de la Renaissance Italienne, un Florentin plus qu'un Capriote, svelte, agile, la crinière rousse en bataille savante, il esquisse une courbette et entre en transes: son violon lui échappe des mains, ses yeux deviennent de braises, ses cheveux palpitent, Paganini revient du royaume des Ombres !
Nous sommes sous le choc! Le hardi violoniste tente de suivre les élans tumultueux de son archet ensorcelé, bondissant à la façon d'un fauve libre et lâché de sa prison ...
Magicien, maître, esclave, ce jeune homme aux cheveux roux nous arrache à notre vaine désespérance.
Son violon surgit dans notre nuit, s'abat sur notre soif, serait-ce l'étoile montante de Capri ?
Nous le croyons de tout notre coeur !
Dix minutes plus tard, nous sommes éperdus d'admiration face à une frêle jeune fille au doux nom d'Iris, qui timide et menue, va élever la musique dans le firmament de sa passion de la vie.
Mince à l'extrême, une longue tresse noire battant son fourreau noir, Iris empoigne son violon, et celui-ci tremble, sanglote, se tord, se noie, s'ébroue sur le fil insensé des grandes, des folles espérances de la jeune fille. Toute son âme meurt de douleur et exulte de ravissement. Une interrogation nous foudroie: le bonheur est-il de ce monde ?"Il trillo del diavolo "(Tartini) change la douce fée en lionne exigeant sa proie, la vie est un combat! Elle l'osera ! Puis Saint-Saëns nous fait chavirer de tendresse tant la fougue de la délicate Iris exalte sa foi en l'avenir, de toute la force de son archet voltigeur ...
Mais, nous sommes à Capri où les Sirènes envoient leurs facéties, voilà que le petit caniche désire se mettre au diapason, et sa maîtresse, oubliant la ferveur de la belle musicienne, éclate de rire à l'instar de ses voisines brillantissimes ...
Les spectateurs font une ovation à la sage et bouillante Iris, deux autres jeunes gens lui succèdent, pleins de fièvre et de bravoure, Chopin, Prokofiev, et une envolée vers les cieux de la passion...
Mais pourquoi sommes-nous si peu à soupirer, sourire, pleurer et reverdir ?
Les ancêtres de ces jeunes îliens ont dû autrefois ravir les voyageuses en crinolines, entassées dans les esquifs pittoresques les menant sous la voute de la Grotte Bleue, leurs descendants nous font voguer sur les eaux musicales grâce à leur talent sobre, puissant, inflexible...
Récompenses et prix sont décernés sous un déluge d'applaudissements et d'aboiements du caniche tout content d'en avoir terminé avec cet étrange divertissement bruyant ..;
On nous remarque, on nous remercie, mais qui sont ces Français ?
"Comment? Après-demain, à la Villa Rosa d'Anacapri, vous revenez ? Quel enthousiasme ! Vraiment, très rare, très flatteur !" Les artistes affectent une mine émue, et ce petit cercle s'évapore ...
Nous respirons les effluves parfumées des boutiques de luxe sur la Piazzetta, la multitude habituelle sirote un verre, bavarde, affiche la moue conquérante de ceux qui ont osé prendre un apéritif en ce lieu insignifiant, mais sacré temple du snobisme international.
Ces voyageurs ignorent que Capri se moque d'eux, Capri leur échappe, Capri vient de nous révéler son coeur, son âme, et du coup, notre désamour a cessé ... Comment avons-nous pu croire que Capri nous abandonnerait ?
Mais, nous irons tout de même entre deux pharmacies et trois éternuements, au concert de la Villa Rosa, serons-nous déçus cette fois ?
A bientôt,
pour la suite de cette Trilogie de Capri,
Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix
Blog littéraire depuis dix ans ...
Un roman sur une amante de Talleyrand: "Les amants du Louvre"
et ce roman à Capri formant trilogie: "La maison ensorcelée"
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| Jeune virtuose à Capri, palais Cerio, mercredi 7 octobre 2025 Crédit photo Vincent de La Panouse Concours international Elsa et Emilia Gubitosi | 
 




