samedi 18 janvier 2025

Sirènes Napolitaines en pays Toulousain ou" La maison ensorcelée" chapitre 23 Partie II


 Intermezzo  Napolitain suite 

La Maison ensorcelée" 

Chapitre 23 seconde partie

Deux Napolitaines dans la fraîcheur de l’automne toulousain

 

Les dés étaient jetés ! les deux Napolitaines, engloutissant magret et cassoulet avec un entrain qui remplissait l’Homme-Mari d’émotion et la patronne du restaurant Toulousain de légitime fierté, avaient décidé de transformer notre salon en boudoir oriental, et d’attiser la fièvre des amateurs d’exotisme et d’antiquité existant encore au fin fond de notre province.

Le destin était en marche, les invitations acceptées la maison lustrée tant bien que mal, (et plutôt mal que bien),le buffet sans doute annulé, mais le champagne et les gâteaux minuscules seraient à défaut largement  étalés, afin de consoler les estomacs meurtris tout en éloignant les critiques faciles. Notre réputation d’originaux nous sauverait pour une fois, et de toute façon, je ne pouvais plus rien face au destin délibérément du côté des mes amies, nouvelles sirènes surgies de leur golfe fabuleux !

Je refusais d’imaginer davantage les immanquables catastrophes qui nous cernaient, l’heure était à la douceur de vivre, et surtout à la bonne santé de mes deux belles amies victimes de leur curiosité culinaire… une promenade s’imposait sous peine de voir Simonetta s’endormir, et Flora éprouver un malaise dû à un repas infiniment plus nourrissant que ses raffinés en-cas habituels.

L’Homme-Mari supplia pour être laissé en paix en tête-à-tête de son quotidien préféré ; il garderait le sac gonflé de mystérieux joyaux avec autant de dignité sérieuse que si ce dernier avait été dérobé au trésor de la Tour de Londres ! Et, nous le comprîmes, éprouverait un vif soulagement à ne plus entendre un mot sur cette exposition qui menaçait de métamorphoser sa maison en île des pirates.

Comme s’il lisait dans mes pensées, il s’écria d’un ton enthousiaste devant la jeune serveuse émerveillée : 

« Le sabre du grand-oncle ! il faut que je le retrouve, et sabrerai les bouteilles d’un coup sec, vous verrez, mesdames, vous verrez comment un Français manie son sabre devant ses invités ! voilà qui ajoutera de l’élégance et aidera à la bonne humeur, c’est promis, comptez-surmoi , prenez votre temps, je vous en prie, vous avez les Jacobins, la place du Capitole, Les Augustins, ah, ils sont encore en travaux, et puis, tu inventeras bien quelque chose, n’oublie pas que le chauffage tarde à se mettre en route à la maison, si vous vous hâtez , nous reviendrons dans une maison glacée et elles s’enfuiront … »

Heureusement, nos Napolitaines ne comprennent goutte à ces prières conjugales !

Ce n’est pas le cas de la sympathique patronne, et de la gracieuse jeune serveuse qui se tordent de rire en lançant des regards compatissants sur ces sublimes créatures condamnées à supporter un séjour campagnard d’une rudesse écossaise…

Va pour les Jacobins église, couvent, refuge spirituel de Toulouse ! Au coin de la rue, juste après le hiératique Hôtel de Pierre de Bernis, parfait exemple de l’élégante  et rayonnante architecture de la Renaissance, le monument est gardé par un Cerbère nanti d’épaules robustes que souligne un costume impeccable.

A notre vue, le voici qui fronce les sourcils en écoutant ces Dames babiller comme des pies  moqueuses en leur italien d’une vivacité de torrent.  J’explique que mes deux Napolitaines désirent ardemment et humblement s’initier aux merveilles toulousaines, et le Cerbère s’humanise en clin d’œil.

Pour un peu ce rude personnage en sangloterait d’attendrissement. Tout s’explique, il me confie avoir vu dix fois « Mariage à l’Italienne »…

« Des Napolitaines ! C’est la première fois que j’en vois ! Sauf Sophia Loren bien sûr, mais jamais de près presque, ça c’était une femme !  Ah, c’est qu’elles sont aussi mignonnes les vôtres, et vous aussi, vous êtes une Napolitaine ? Non, on ne le dirait pas, c’est un compliment, les Italiennes, c’est déjà bien, mais alors les Napolitaines !

 Allez, c’est gratuit pour vous trois ! Vous ne faites qu’un petit tour ? Quel dommage ! Revenez, promis ? Ces Napolitaines ! eh bien ça alors ! Vous allez me dire si vous avez mieux que nos Jacobins là-bas, oui ? Santa Chiara ? Non, ce n’est pas possible, vous plaisantez, mais je vous pardonne ! Alors, elles aiment Toulouse ? Dites-leur que Toulouse les aime ! « 

Fortifiées par cette admiration spontanée, nous rêvons un moment entre les colonnes et fuyons avant qu’un troupeau de touristes ne trouble la claire sérénité de ce lieu où murmurent de sublimes vibrations.

Place du Capitole, miracle, un rayon timide émane du pâle soleil d’octobre et frappe les dorures du Palais , hélas, ce spectacle a beau charmer mes Napolitaines , je devine une légère déception, Toulouse charme, séduit, amuse, repose, Naples, vous entraîne dans ses prodiges, vous frappe par sa majesté et vous ordonne de la suivre au sein de ses profondeurs, c’est un gouffre, une  fille des sirènes qui danse sous un volcan et chante dans la tempête, renaît de ses cendres et oublie ses malheurs, ses immenses malheurs…

Il serait vain de comparer ces deux villes, mais comme il est bienfaisant de les aimer chacune et de leur rendre l’hommage qu’elles méritent. Au hasard des porches anciens, des cours secrètes, de la Place de la Trinité à la rue des Marchands aux façades ornées de statues Grecques (« Voilà enfin un air d’Italie !’ ! «) des boutiques à la mode, (« Vraiment Simonetta, tes bijoux sont tellement plus ciselés que ceux remplissant ces vitrines ! !»), l’Homme-Mari supplie sur son portable que nous ayons pitié de lui.

« J’ai commandé trois thés pour vous, Place Esquirol, dépêchez-vous, je suis en terrasse et il commence à fraîchir ! Je préférerais revenir vite à la maison, nous avons une heure de route et si nos amies découvrent la maison en pleine nuit, elles vont s’imaginer que nous vivons dans un endroit bien lugubre … »

« Du thé ? » L’homme-mari a-t-il oublié à qui nous avions affaire ? Aussitôt, je finis notre balade chez Roquemaurel, adresse éminemment toulousaine des amateurs de cafés, mes Napolitaines se précipitent, clament leur joie, et leur soulagement : du café ! elles sont sauvées ! ce qui leur donne le courage de boire le thé naïvement proposé par l’Homme-Mari.il est vrai qu’en Angleterre,  aucun chagrin, aucune catastrophe, nulle tristesse, aucun désagrément ne sauraient résister à une tasse de thé, ou même la simple perspective d’une tasse de thé, breuvage digne d’adoucir les tumultes du monde et d’apaiser les crises de nerfs. Mais, les Napolitaines boivent du café ! et les nôtres reprennent des forces en humant le parfum vigoureux exhalé des paquets entassés dans la voiture. La nuit descend en vagues brumeuses, nos voyageuses finissent par céder au sommeil, et ne se réveillent que dans la ruelle menant à notre maison. Leurs regards accrochent une maison austère coiffée d’ardoises bleues.

Les deux battants du portail s’ouvrent avec une majestueuse lenteur en dévoilant un bataillon de citronniers souffrant d’anémie tenace et des visages antiques en terre-cuite ou en pierre, scandant le toit et les murs de leurs visages hiératiques. Au loin des Cèdres bordent une pelouse tondue avec soin par l’homme-Mari qui la considère avec une légitime fierté. Enfin, la nuit éparpille ses ombres sur un jardin qui sent le sauvage, comme le disait le bon poète Jean de La Fontaine.

 Simonetta esquisse un sourire puis franchement éclate d’un rire rassurant :

« Je comprends pourquoi tu aimes tant le soleil de Naples ! Cette maison aux volets innombrables sort d’un roman d’autrefois !   On dirait qu’elle abrite un mystère, un passé bouleversant, des amours mortes ? Un crime ?  Une famille de fantômes ?

 Tu me raconteras !  et ces chats ?  Une armée de chats !

 Ce sont les vôtres ? Tous ? Dio mio! « 

 J’avoue la vérité en tremblant, j’ai la faiblesse de recueillir les animaux abandonnés qui viennent m’expliquer leurs drames, toutefois, seuls un aréopage de favoris, courtois et rusés, se sont hissés jusqu’à l’appréciable rang de chats de maison. Les autres ont droit à de la nourriture saine, à des encouragements aimables, à des soins d’urgence et à l’abri de no tre dépendance.

Flora s’amuse énormément, et  sa manière ingénue, la voilà qui sort de la voiture, leste  et rieuse à l’instar d’une enfant étourdie, et  se glisse entre les battants  du portail, qu’un mécanisme paresseux ouvre avec une superbe lenteur, et  roucoule des mots doux aux félins terrorisés par cette apparition inconnue.

 Simonetta garde son sang-froid, concentrée sur le visage mélancolique de ce manoir aux volets clos qu’elle va bientôt  métamorphoser en grotte ruisselante de bijoux sauvés des fureurs du Vésuve …

 Le plus dur est passé ! Que non pas …

L’Homme-Mari me lance un regard qui en dit long, j’ai compris, je dois gagner du temps, bavarder au moins dix minutes, afin de le laisser vérifier si les radiateurs ont rempli leur mission dans les chambres dévolues à nos invitées.

 Une fois à l’intérieur de nos murs antiques, l’atmosphère saine, fraîche, décidemment salubre, incite nos amies à se blottir plus étroitement dans leurs montagnes de lainages. D au lieu d’en plaisanter, u coup, j’éprouve un sentiment de mélancolie noire.

Qu’ai-je fait si ce n’est promettre la douceur du pays toulousain en automne, à d’innocentes filles du golfe des Sirènes, habituées à la lumière puissante et au soleil vivace depuis leur naissance ?  Promesse impossible ! Quel châtiment injuste ne tombe-t-il de nos plafonds ! Et, honte absolue, histoire de ruiner mes derniers espoirs, l’Homme-Mari descend l’escalier du pas lourd de celui qui regrette d’annoncer une terrible nouvelle….

« Le chauffage est un peu faible, mais je l’ai forcé, vous verrez, d’ici quelques heures, les chambres vous sembleront bouillantes !  Donnez-moi vos bagages ! Oh, j’y pense, le gros sac du restaurant, cette espèce d’outre gonflée de choses lourdes et cliquetantes, qui s’en est chargé ? »

Un gentil troupeau d’anges vagabonds étouffe nos balbutiements affolés, le sac des bijoux disparu ? Nous sommes maudits !

Je ne peux croire en un pareil châtiment de je ne sais quelle divinité jalouse, jallons-nous accuser de fatale étourderie le si dévoué Homme-Mari ? Je m’y refuse en fouillant  les valises entassées sur les mosaïques ravagées  (les mécènes sont engloutis au fond des mers à notre époque) bouscule deux chats et  la malheureuse Flora, et vérifie avec épouvante l’absence du chargement confidentiel.

Simonetta manque s’évanouir, Flora en perd son adorable sourire, et l’Homme-Mari arbore la mine contrite du coupable démasqué …

Mais, j’invoque instinctivement Parthénope, et ses sœurs les princesses déchues hantant la grotte bleue, la grotte rouge, la grotte blanche, et ce gouffre où tombe le ciel du côté des escaliers romains dégringolant vers la crique du Faro.

 

Je prie aussi San Antonio, le bon Saint Patron d’Anacapri, ce Saint patient et compatissant, habile et généreux qui a  aimablement retrouvé mon courrier posté voici deux siècles, les chats perdus sur La Migliera, les enfants éparpillés à la sortie de l’école  sur la Piazza Caprile, et autrefois, le télégramme du bon docteur Munthe, et bien sûr la carte vitale de l’Homme-Mari au printemps dernier.

 Je ne m’estime pas vaincue ! cette soirée établie en hommage à la prodigieuse beauté de la Campanie et au talent non moins prodigieux de Simonetta, ne sombrera pas dans le ridicule d’un sac égaré …

J’ai raison au sein de ma déraison, San Antonio montre son talent à faire des miracles à distance.

Comme pour nous prouver que ce voyage se déroule sous une brise favorable, la sonnerie de mon humble portable interrompt notre descente aux enfers, une jeune voix éplorée m’explique qu’un gros sac vient tout juste d’être oublié par une jeune fille  inconnue, « Une très grande fille brune couverte de lainages, souffrirait-elle d’une forte grippe, la pauvre, en tout cas, le sac , je le porte pour qu’il ne s’abîme pas mais qu’il pèse lourd ! Voudriez-vous mettre en marche le mécanisme ? »

Je sanglote de reconnaissance, me répand en mercis éloquents et accompagne l’Homme-Mari occupé à ouvrir à nouveau le portail paresseux. Miracle, une petite jeune fille nous envoie le sac dans les airs, et Flora l’attrape au vol avant d’embrasser notre ange-sauveur qui rosit de surprise. « C’est une princesse ? » J’affirme que c’est encore mieux et la petite jeune fille regarde, perplexe, les deux battants se refermer sur ces invitées exotiques …  »Une impératrice alors ? »

 Après une série d’accolades dans le couloir, le précieux sac sur le cœur de Simonetta, j’entraîne les rescapées en tout sens, leur révéle le lieu de la future exposition et les installe dans deux chambres garnies de bouquets de fleurs et de couvertures épaisses autour de radiateurs larmoyants.

« Ce soir, une soupe chaude, demain, déjeuner  à une bonne demi-heure d’ici, j’ai retenu une table dans une charmante auberge d’un village des Pyrénées Ariégeoises où les fromages valent vraiment la peine de braver la fraîcheur de l’air ! et ensuite,  retour à la maison, le soleil brillera, et nous inventerons un décor digne de Visconti !!  Ne perdez-pas courage, vous vous habituerez vite à cette vieille maison, je l’ai senti tout de suite, elle vous adore, nous allumons du feu dans la grande cheminée de la salle à mange en votre honneur, vous prendrez votre dîner devant, les idées vont jaillir, il suffit d’avoir chaud pour que renaisse l’inspiration ! « 

Les deux Napolitaines grelottantes m’approuvent d’un ton qui m’indique qu’elles ne croient pas une seule de ces paroles réconfortantes, et s’empressent d’étaler les belles couvertures sur leurs épaules… J’entends un appel angoissé de l’Homme-Mari et quitte mes voyageuses du sud en tremblant moi aussi…

Quelle catastrophe nous frappe-t-elle encore ?

« Le buffet, c’est fini, pas de buffet, mais, respire, tout va bien, enfin si on veut, la pâtissière nonagénaire nous sauve in extremis, elle a eu vent de l’histoire, plaint les pauvres obligés de fermer, et nous propose une solution, cela sera un peu moins raffiné, mais tant pis, tu es d’accord ? Pas de foie-gras, des quiches, et je ne sais quoi, enfin, cela sera sûrement mangeable. Tu me diras, nous pouvons faire des tartines ensemble, et ramener du fromage des Pyrénées.  Il nous reste un après-midi …Autant dire une éternité ! J’oubliais, les dix derniers amis à n’avoir pas répondu, eh bien, ils viennent, quel succès ! Je dois absolument acheter du champagne supplémentaire demain à l’épicerie de ton fameux village des fromages, n’importe lequel pourvu que le mot ‘Champagne » soit marqué dessus …»

« Jamais, dis-je d’une voix mourante, plus jamais… »

« Jamais ? Plus jamais de quiches ?  Quoi   d’autre alors ?»

« Non, plus jamais d’invités !

Excepté nos Napolitaines, je les aime beaucoup … La maison aussi d’ailleurs, je le sens, mais vont-elles s’en rendre compte ? « 

Aurais-je  ce soir l’imprudence de sortir de sa cachette la bague Romaine douée de double-vue ?  Un obscur élan d’irrépressible nostalgie m’incite à grimper au grenier, or l'escalier me glace les sangs, les ténèbres me font reculer, cette bague ressemble à Capri, toutes deux sont hantées, dangereuses, laissons-les en paix, jusqu’à demain !

Mes invitées ont préparé un spectacle oriental : un trésor de pirates chatoie devant la cheminée de la salle à manger, le bronze reflète la flamme claire et mouvante, les calcédoines bleues des sautoirs emmêlés évoquent des chevelures de sirènes prises dans les filets de pêcheurs …

Je reprends espoir ! Cette exposition va bouleverser ceux qui ignorent  encore les séductions subtiles du golfe de Naples et de ses filles !

 Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix

A bientôt, pour la suite et la fin de cet intermezzo aux bijoux


 

                                                        Campagne toulousaine, lin en fleur.
                                                                   Crédit photo: Vincent de La Panouse

 

 


mercredi 8 janvier 2025

De Naples à Toulouse: Voyage avec un sac de bijoux ou "La Maison ensorcelée" Partie II Chap 22(Nouvelle version)


Intermezzo ou quand Naples voyage à Toulouse avec un sac de bijoux

 "La maison ensorcelée" Partie II

 Chapitre 22(  Nouvelle version)

 Rien n'est plus délicieux qu'un dîner sous les étoiles au coeur de Naples.

 Nous étions de nouveau les hôtes émerveillés et confus de nos amis,Simonetta et son compagnon, dans un enclos tenant du jardin et de la cour secrète entre de hauts murs. 

 Après la taverne joyeuse et un tantinet impertinente où nous avions entendu des chants Napolitains au printemps dernier, cet endroit incitait au contraire à la méditation; entre les énormes pots de Lauriers- roses et de citronniers flottait un souffle parfumé qui semblait l'haleine de Naples endormie.

 Lasse de nos promenades Napolitaines, entre paradis parfumé du Bosquet de Capodimonte, voix spectrale d'un être immatériel qui pesait bien lourd pour un habitué des dimensions ineffables, et embouteillage hystérique en descendant  vers la via Chiaia, avec une halte bienveillante devant l'église de la Madone de la Patience, ces péripéties- là n'arrivent qu'à Naples, je naviguais à vue et me sentait incapable d'une opinion sensée à propos de notre future exposition de bijoux Pompéien martelés et inventés par la belle Simonetta dans les salons d'une vieille maison humide du Sud-Ouest de la France.

L'Homme- Mari en était d'ailleurs au même point!

 Je l'entendais répondre, en usant d'un espagnol  brodé d'italien, aux discours enlevés du charmant compagnon de notre grande amie et approuver le choix des vins capiteux proposés par le cameriere empressé à l'aide de gestes des plus éloquents. L'exposition lui passait manifestement au-dessus d'autres considérations nettement plus matérielles !

 Et, c'est ainsi, que nous acceptâmes absolument tout sans nous en rendre compte ! Oui, des bijoux! des colliers, des sautoirs, des bagues d'amour, des bracelets tourmentés ou lisses, d'argent, de bronze, ciselés et ornés de pierres fines, aucun risque, ne vivions- nous dans un endroit retiré et quasi ignoré ? Oui, la sublime Flora, nièce de Simonetta et sa fidèle assistante aurait du chauffage en début octobre, une hérésie pour des gens de notre style toujours en train de tirer le diable par la queue et d'endosser un manteau pour monter dans leur chambre afin de braver la saine température suintant des murs antiques !

 Oui, nous permettions un film tourné par la sublime Flora, beaucoup de films, un océan de films, à condition de n'en souffler mot à nul individu doué de mauvaises intentions ou d'un esprit ironique, oui à la balade  traditionnelle sur les berges de la Garonne,  et un autre  dans un village médiéval au pied des Pyrénées, et, bien sûr, des feux sans cesse renouvelés au sein de notre plus vaste cheminée. Non, ces belles Napolitaines ne succomberaient ni au froid, ni au manque de nourriture, malgré notre ordinaire composé de haricots verts en boîte et de truite, oui, nous les couvririons non point d'or mais de fromage de chèvre et de confits, Non, pas de foie- gras !

 "Vraiment, dit Simonetta, quel supplice odieux infligé à un volatile innocent, jamais un Italien n'aurait le coeur de s'abaisser à une pratique aussi criminelle !"

J'approuvais à moitié endormie, tout en priant le Ciel que l'Homme- Mari ne comprenne pas un mot ! Et sans oser expliquer que nos invités moins sensibles nous en voudraient de ne les priver de ce met quasi obligatoire dans notre campagne, (et dont je me passe fort bien).

"Du champagne, s'écrie soudain l'Homme- Mari, il faut du champagne, sinon notre réputation est finie, et si nous les abreuvons, les invités seront de bonne humeur, c'est le nerf de chaque soirée réussie, avant de revenir à la maison demain, je m'arrêterai en chercher deux caisses, pas trop cher, oui, inutile de dépenser trop, ce n'est pas son prix qui fait la qualité d'un bon champagne, le reste n'a qu'une faible importance, je vous offre le champagne ! Comment ne pas faire autrement ? Vous nous recevez de façon impériale ce soir ... "

La superbe générosité de l'Homme- Mari a la vertu de m'éveiller ! Voilà  qui ramène aux préoccupations agaçantes de toute maîtresse de maison qui se respecte. notre beau projet doit s'épanouir dans quinze petits jours, il ne reste plus une seconde à perdre et je suis paisiblement installée comme si un état-major vigoureux allait me débarrasser des mille corvées  s'étendant en foule compacte. 

"Bien, dis-je dans un soupir, rendez-vous à Toulouse avec vos sacs de bijoux ! je lance les invitations de retour au Grand Hôtel, et  j'alerte mon traiteur du village voisin, une bourgade des Pyrénées Ariégeoises,  la composition d'un buffet- dînatoire y est aussi sacrée qu'une déclaration d'amour ... 

Ensuite, de l'optimisme, souhaitons que les invités soient libres comme l'air ce soir-là, la nuit douce et palpitante d'étoiles, le gazon parfaitement tondu, le vent réduit à un souffle, la maison heureuse de recevoir, les chats invisibles, et les bijoux enlevés en un tour de main !

"Tranquille, tranquille, tout ira bien, tu verras , nous allons vivre une aventure magnifique: Naples chez toi ! et un jour, qui sait, Capri viendra ! Tes amis sont capables de prendre l'avion, non ?" me jure Simonetta en levant son verre."

J'approuve, souriante en apparence, et tremblante au fond de moi...Naples chez moi ! 

 Or, "Naples" arriva bien au port, ou du moins à l'aéroport de Toulouse, lieu conciliant bizarrement  l'ennui quasi mortel et la ferveur des attentes, un pluvieux matin d'octobre.

Levés aux aurores, l'Homme- Mari et moi étions d'une nervosité extrême et d'une humeur absolument massacrante. La préparation de cette satanée réception aux bijoux n'avait  cessé de semer des pierres aigues sur notre chemin , les invités disaient oui et non, puis non et oui, des catastrophes fondaient sur leurs familles, leurs chats, leurs chiens, et ensuite les péremptoires "non "redevenaient des adorables" oui"... Sans compter les malentendus tragiques, cartons perdus en route, ou amis oubliés par inadvertance, et manifestant leur immense tristesse à nos oreilles confuses... 

 L'Homme- Mari souffrait  cruellement du dos après ses efforts démesurés en vue d'obtenir une pelouse anglaise dans un jardin envahi de plantes sauvages prêtes à combler un naturaliste ou un botaniste des plus passionnés. J'avais traqué la poussière avec une sombre énergie,, élevé un lourd plumeau vers les cieux, couru derrière le plus enragé des aspirateurs, sans pour autant ôter son aspect décatie à notre vieille maison perpétuellement malmenée par des tempête inattendues et violentes

  Mais, cela n'était que vétilles devant ma crainte horrible de me retrouver privée de nourriture terrestre à l'aube du Grand Soir... Le buffet ,cet atout redoutable,  je l'avais étourdiment commandé à des gens auxquels j'avais non moins étourdiment donné ma confiance, et un drame se jouait en ce moment- même, un drame si atroce que je n'osais l'avouer à l'Homme- Mari.

 Mes braves Pyrénéens de traiteurs harcelés par les taxes, et la kyrielle d'administrations promptes à ruiner les petites entreprises de notre douce France, venaient d'annoncer leur fermeture définitive. Le couperet devait en principe tomber le lendemain de notre fastueuse exposition réunissant une trentaine d'affamés ayant le courage de traverser montagnes, collines champs et  prairies  afin de nous prouver leur touchante fidélité.

Aurions- nous droit à notre buffet ? Serait-ce l'adieu en beauté des braves charcutiers, ces martyrs modernes victimes d'une injustice trop évidente pour être mise en évidence ? Je flottais ,en mourant de honte,  franchement, que pesait mon ennui de maîtresse de maison  face à ce châtiment immérité ?  Après-demain, me retrouverais- je seule face à une porte close? Point d'extravagants canapés au magret, point de terrines délicates, point de timbales au maudit foie- gras ! 

 Ne resterait du menu composé avec tant d'amour et de savante méditation de concert avec l'exigeant Homme- Mari, que des corbeilles de fruits et de minuscules pâtisseries, oeuvres d'une exquise dame du village, artiste vénérable, spectatrice flegmatique  de mes affres et des affaires de ses voisins, tout en plaignant les jeunes obligés de mettre la clef sous la porte... 

Mais, elle gardait un certain optimisme au milieu de cette issue certaine. Je ne pouvais lui  reprocher cette façon de s'élever au-dessus des drames de la vie; Elle en avait tant vu ! et s'était relevée avec une force de caractère inaltérable et enviable !

Après -tout, pourquoi ne pas se contenter d'un simple en-cas sucré ? L'époque n'était- elle à l'austérité ?

Tout le monde comprendrait...ou pas ...Passerions- nous pour des avares, des fauchés ou des vieux- enfants ? De toute manière les deux caisses de champagne nous sauveraient ! Une fois perdu dans les Vignes de Bacchus, quel invité aurait-il le front de se plaindre de l'absence de plats typiques ?

  Bien sûr, si le pire survenait, Il serait encore temps d'aller quérir des victuailles dans des lieux nettement plus banals, mais, servir des petits- fours surgelés à une assistance élégante me pétrifiait d'horreur. Et qu'expliquer à Simonetta ? Prendrait- elle cette péripétie culinaire pour une trahison ?

 L'avion venait de se poser, et je n'avais plus envie de penser aux désagréments finalement assez habituels pour toute personne se risquant à organiser une réunion à la campagne, autour d'une exposition  de bijoux de Patriciennes Napolitaines, et dans une maison balayée par d'irrésistibles courants d'air historiques, consolation qui en valait bien d'autres.

 Ainsi qu'il en va de soi pour les malheureux guettant amis ou enfants dans le hall d'un aéroport, nos Napolitaines semblaient frappées d'une malédiction, l'avion se vidait et elles ne se montraient toujours pas ... Il ne me manquait plus que cela ! 

Qu'allais- je je inventer si au dernier moment, elles avaient rebroussé chemin ? Un imprévu n'était- il toujours à redouter ?

"Je ne recevrais plus jamais, plus jamais d'invités !

 Ah ! Les voilà ! Mon Dieu, comme cela est bizarre,  je les trouve changées, Naples à Toulouse, quel sentiment étrange, ce sont elles, et pourtant, si différentes..." 

"Tu as vraiment trop d'imagination, décrète l'Homme- Mari, viens, fais comme si de rien n'était,  sinon elles vont croire que tu regrettes de les avoir obligées à voler jusqu'à nous pour découvrir à quel point Toulouse manque de prestance à côté de Naples !"

L'ironie de mon Homme- Mari adoré me ranima "subito presto", oui, il avait raison, notre sympathique ville rose  ne pouvait étonner nos amies évoluant sans y penser au sein  des cortiles de ces palais aux fronts audacieux qui métamorphosent le coeur de Naples en nobles cortège de citadelles inexpugnables.    A l'instar des Napolitains des quartiers de Santa Sofia ou du Palazzo Reale, leurs pas les menaient sans cesse sous des porches édifiés pour livrer passage à des troupeaux d'éléphants ou des bataillons de chevaliers, l'église du Gesu Nuovo, hautaine et armée comme un château-fort leur semblait une maison de repos à l'intention des âmes exténuées par leur passion de la vie, et chaque extravagante façade de la via di Toledo ou de la piazza dei Martiri rythmaient leurs achats futiles ou leurs visites amicales ... 

  Pour des promeneuses du bord de mer, déambulant les yeux éblouis par la lumière prodigieuse du golfe le plus étincelant de notre fol univers, dans le parfum des orangers, avec pour horizon étourdissant les îles semées en bouquets de fleurs sur les eaux de saphir clair, notre fleuve impétueux, la Garonne lourde et jaune, coulera en rivière mesquine  au bas des quais poussiéreux.

 Mais déjà Simonetta  nous ouvre les bras, en arborant la mine d'une voyageuse qui vient de s'éveiller et ne comprend guère quel sort lui sera réservé !Ses cheveux d'une chaude blondeur s'échappent d'une écharpe de laine, blanche, sa fine silhouette se cache dans les plis d'un épais manteau  noir et  ses mains gracieuses s'agrippent à un énorme sac de cuir fauve, qui, je ne sais pourquoi, m'inspire une frayeur instinctive. Que dissimule-t-elle au juste dans cette espèce d'outre de cuir luisant ?

Simonetta tousse et relève son col !

 Voici Naples la frileuse ! et Flora, frêle et alanguie à sa suite, s'emmitoufle de lainages noir et blanc, manifestement toutes deux redoutent la morsure d'un froid sibérien, avons-nous  une si mauvaise réputation ?

" Mon amie ! mais que tu es légèrement habillée ! quelle jolie robe rose, tu vois cela Flora? Voilà le goût français si mignon, les femmes- enfants, vous dites ça,  je crois ? Le charme inimitable!  Tu n'as jamais froid toi, même à Capri l'hiver quand la température descend jusqu'à 10 degrés, bravo, j'admire ton courage, et ta résistance,  Dio mio ! Nous par contre, nous avons prévu de nous couvrir, ce matin, on prévoyait 16 chez vous, te-rends-tu compte ! A Naples, les plages débordent et le soleil semble celui de septembre, autant dire la canicule ! Mais, qu'importe! Quelle joie de voir enfin nos amis chez eux ! Le ciel est bien gris, pourtant, la Bretagne est loin d'ici ?"

Je bafouille des paroles assez sottes tout en embrassant les deux belles voyageuses, l'Homme- Mari tente de jeter un peu de chaleur en promettant que l'après-midi sera clémente, peut-être 19 degrés ! et le restaurant, choisi pour son atmosphère vraiment Toulousaine, procurera assez de plats réconfortants pour embellir l'humeur générale.

Ce gros sac m'intrigue toutefois ... Galant jusqu'au haut de son chapeau, l'Homme- Mari s'en empare et grimace en le soupesant. Le reste des bagages s'empile sur deux charriots, nos Napolitaines auraient- elles décidé de parcourir le Sud-Ouest un mois durant ou tout simplement de changer trois à quatre fois par jour de toilettes ?  Mieux vaut les installer confortablement dans notre voiture affichant sans complexes son côté vintage, et filer vers la Garonne, en ce matin tranquille, je suis certaine de cheminer dans une solitude romantique entre le quai Saint-Pierre et  l'école des Beaux-Arts. 

Promenade  classique, et spirituelle, marche sentimentale, aimée des rêveurs, des amoureux, et des visiteurs épris de quiétude, à l'ombre des platanes agitant leurs branches avec une nonchalance énigmatique sur les visages songeurs, et les reflets de bronze verdi des eaux placides ou tumultueuses.

Toute cette vision sonne de façon optimiste, hélas, le vent rudoie nos têtes, soulève les écharpes des belles Napolitaines et nous décoiffe sans pitié ! Le temps de nous recueillir devant la Dame d'Or aux atours chamarrés, la Madone de l'église sombre et bruissante de la Daurade, cette espèce de caverne profonde, où le paradis a une porte secrète,  le temps d'admirer avec beaucoup de gentillesse les sculptures  ornant la façade des Beaux-Arts,( " Charmantes petites choses!"  murmure aimablement Flora, et enfin du repos !

Notre port , avant une découverte rapide de quelques endroits où bat le coeur de Toulouse, et notre retour dans la campagne proche des Pyrénées Ariégeoises,  est une adresse d'ancien étudiant à une minute du cloître des Jacobins. Dessinant une figure de proue, entre deux deux rues, ce refuge va calmer la faim de nos voyageuses qui, à mon immense surprise, malgré leurs mines éthérées, ne désirent se contenter de feuilles de salade, et nous laisser libres de bavarder en  mélangeant confidences, espoirs, projets et déjà premières impressions...

 Or,  nos deux Napolitaines pour le moment, affichent le regard stupéfait de malheureux explorateurs abandonnés sur une planète inconnue ...

 L'opulent, le beau, le magnifique sac se dresse à la place d'honneur, Simonetta a exigé de le garder contre son coeur, elle ne le quitte pas des yeux et Flora le couve d'un air digne de celui d'une jeune mère veillant sur un nouveau-né.

Au nom du Ciel, que renferme cette imposante besace ?

 "Les bijoux !" 

"Ciel ! Mais, il y en a au moins dix kilos !"

Je suis au comble de l'épouvante ! 

Qu'allons- nous faire de ces fontaines précieuses au pied des Pyrénées ?

"Tranquille, mon amie, tranquille, tu te tortures trop la tête, prends la vie à la Napolitaine, tranquille, c'est très bon, ah ! du magret de canard ! cela fait-il grossir ?"

 J'ai envie de rire et soudain je me sens très loin de Capri, ces deux voyageuses me protégeront- elles de mon fantôme troublant ? Nous guériront- elles de notre obsession envers le pays des Sirènes ?

 Nous libéreront- elles de l'emprise de la "Maison ensorcelée", notre ruine  au portail décati sur sa volée de marches effondrées, notre maison rêvée, inutilement tentatrice au bout d'un sentier ignoré de Capri? Aimeront- elles la nôtre, l'antique, l'inconfortable? Notre mélancolique bateau, toujours bouleversé par les tempêtes, mais notre véritable maison sur cette Terre ?

Je n'ai pas encore eu le courage d'avouer à Simonetta que je cache en une pièce inhabitée de notre maison la bague Romaine cabossée, sertie d'une grosse émeraude au jardin tantôt d'un radieux vert-de mer au lustre bienfaisant, tantôt d'un vert de marécage jetant dans l'âme une mélancolie insondable. Je sais qu'elle se méfie de cette bague qui lève les voiles du passé et ranime les amours, cette bague liée à une histoire confuse qui s'est jouée sur les falaises de Capri .... C'est ce bijou maudit qui m'a incitée à fuir à l'orée des allées du Bosquet de Capodimonte à Naples, en le portant, j'ai réveillé encore une fois mon éternel fantôme, mon regret ou mon remords ? Ce souvenir toujours vif d'un rêve inachevé qui a vit le jour dans ce jardin de Capri dérobant la maison ensorcelée aux promeneurs distraits ...

Or, nous vivons au présent, les sortilèges attachés à l'émeraude Romaine, arrachée par une reine d'Egypte aux sables du désert, dorment au fond d'une chambre peuplée de souris, Capri brille à l'instar d'une étoile posée sur la mer, Naples nous envoie ses filles, descendantes de la sirène Parthénope, si Toulouse a une chance de les éblouir, notre orgueil en sortira vainqueur !

A bientôt pour la suite de ce roman-feuilleton voltigeant entre Naples, Capri, le pied des Pyrénées, Toulouse, Sorrente et Amalfi !

 Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix

 


Place Salengro à Toulouse, comme un air d'Italie...
Crédits photo Vincent de La Panouse 2024

mardi 10 décembre 2024

Amour, musique et jardins à Naples: Di tanti palpiti : "La maison ensorcelée" Partie II Chap 21



 
A Naples sur les pas du Grand Tour

 Rossini par hasard, Jardins de Capodimonte par amour
 
La maison ensorcelée" Partie II

 Chapitre 21

L'Homme- Mari avait vu juste, après un escalier déterminé à s'envoler au-dessus des nuages, nous découvrîmes la plus immense et la plus désuète des chambres. Le séjour idéal pour une âme éprise de silence par-dessus la ville et  sensible au réconfort moral que prodigue l'exubérance maîtrisée.
 L'ample pièce déployait avec une glorieuse simplicité un décor exquis et suranné qui aurait rougi de honte à l'idée d'affronter la morne dictature de la nudité à la mode. Une paire d'énormes fauteuils, ou devrais- je dire trônes baroques, ciselés de grandioses guirlandes embellies d'or se devinaient à une extrémité selon le goût des nobles maisons Napolitaines désireuses de faire se pâmer d'admiration ces voyageurs du Grand Tour ravis de se sentir en pays exotique. 
L'unique fenêtre montrait une hauteur somptueuse, et s'encadrait d'une  épaisse tenture  de satin vert capable de lutter contre l'impitoyable été ou le timide hiver. 
La vue plongeait sur les toits enchevêtrés et le ciel si limpide que l'on ne pouvait résister à la furieuse envie de quitter ce nid baroque et de grimper vers le parc des anciens rois, ce domaine ennuagé qui berçait de ses vertes pelouses la Naples excitée, hurlante et frondeuse dégringolant vers la mer. 
En Femme- Epouse absolument dénuée de la plus élémentaire pitié, je tire par la manche l'infortuné Homme- Mari en le harcelant de commentaires tragiques sur la brièveté de l'existence et l'importance de profiter de la splendeur de cette journée livrée à l'insouciance. Une vraie journée vouée aux vertus napolitaines, le dos tourné à la nostalgie, les incertitudes et les soucis qui s'abattraient sur nous une fois un pied sur le sol français. L'Homme- Mari, que son estomac masculin titille, admet toutes ces sublimes péroraisons et les résuma d'un lapidaire:
" J'ai faim, nos ferons ce que tu voudras mais d'abord allons là !"
 "Là", c'était la trattoria dûment conseillée par le jeune réceptionniste qui aurait pu servir de modèle à beaucoup de peintres de la Renaissance Italienne ou d'avant, comment refuser l'opinion tranchée d'un pareil personnage ?
 En dévalant presque au pas de course tant l'impatience de l'Homme- Mari augmentait à chaque enjambée, nous entrâmes comme un couple de loups affamés dans une salle décorée de santons se croyant déjà à la veille de Noël et de têtes de San Gennaro surmontées de mitres aussi opulentes que les voluptueux cornets ruisselant de crème engloutis par une myriade de touristes résolument français.
Trop tard pour une fuite correcte sous un prétexte oiseux ! 
Notre seule chance est de nous transformer en Italiens d'un genre bizarre, taciturnes et sauvages ... Plus un mot dans notre langue ! L'humeur méfiante et la mine grave, nous  échangeons de délicieux sourires avec la délicieuse serveuse au beau visage ovale qui nous installe en retenant un rire gracieux. Nous provoquons sans le vouloir une allégresse sympathique dans la cuisine d'où fusent des éclats de voix joyeux et ironiques.  Le patron, chef de la gentille famille en cuisine et au service, vient lui-même nous faire un cours magistral sur les plats typiques, cet honneur nous intimiderait si sa fille ne laissait entrevoir sa saine hilarité.
"Chut" dit-elle en désignant une table d'où s'échappent de coriaces commentaires français sur un menu  exclusivement italien, sans se douter que la salle regorge de gens comprenant un peu trop bien ces jugements hâtifs sur Naples et les Napolitains ... Mais, la belle jeune fille ouvre d'immenses yeux à la rare nuance de brume un matin de pluie, des yeux gris clair chatoyant comme  ceux d'une fée ou d'une sirène.  Elle s'amuse en chuchotant par-dessus les macaronis dont la recette  est gardée secrète par la Nonna :
 "La Nonna Cristiana, une sainte, et sempre bellissima e forte Donna,  molto brava, elle travaille toujours comme un Turc, s'arrêter la tuerait, oui, c'est très léger, reprenez de la sauce, les tomates sont cultivées sur le Vésuve, les meilleures du monde, non, celles de Capri ne les valent pas, écoutez : vous êtes carini, comment-dit-on ? Ah ! mignons ! si amusants à observer, et le Dottore (Ou l'illustrissime peut-être ?) a si faim,  quel bonheur pour elle : un Signor qui apprécie tellement sa cuisine !
 Les autres  dans le coin, ilsse tourmentent pour savoir s'ils vont s'empoisonner, pensez- donc, une Trattoria qui ne figure pas sur leur guide dans une rue où les touristes ne s'arrêtent pas sauf s'ils sont perdus. 
Allora, quelle peur de se promener dans un quartier où vivent de vrais Napolitains ! Et les légumes  sont-ils nettoyés ? et la viande est-elle fraîche ? Basta ! Nous vous offrons les gâteaux et le café, c'est votre cadeau pour vos gentils sourires et vos compliments sur tout ! 
Maintenant, il vous faut essayer de communiquer en Napolitain et vous aurez droit au menu complet la prochaine fois ! Dai ! c'est facile, parlez en levant les mains, regardez -moi, comme ça, vous y arriverez ! signora, vous êtes douée ...
Les Français, les autres, ne se doutent pas que vous êtes là...ils ne vous ennuieront pas et ne vous poseront aucune question, je veille sur votre repas ! Mangez en paix ..."  
Nous confondrait- on avec un couple d'espions chargés d'une mission requérant une enquête napolitaine dans un restaurant populaire débordant de dangereux Français s'empiffrant de lasagnes maison ?
Jouons le jeu, et divertissons- nous en arborant les airs mystérieux et les gestes éloquents de deux agents lancés sur les traces d'un épouvantable trafiquant de recettes de macaronis à la mode ancestrale. 
La famille entière vient nous saluer et nous finissons en buvant force minuscules cafés à réveiller une armée de fantômes, princes, puissants, Lazzaroni et divas aux gorges palpitantes.
 L'esprit échauffé par une nourriture en désaccord complet avec mon frugal ordinaire de tomates capriotes, je fredonne sans y penser l'aria du Tancrède de Rossini : l'aria dei risi. Cet air fantasque cueilli sur l'inspiration de l'instant, en 1813, par un pauvre, épuisé et quasi désespéré jeune musicien écoutant le risotto de sa brave aubergiste bruire sur le feu.
 Un air salvateur, l'air de la destinée !
 Une aria insolente, bondissante, un torrent vif comme l'amour, joyeux comme un chant de pêcheur Napolitain ou de gondolier sur le grand Canal, un air pour les pauvres, les princes, les amants désunis, les fantômes amoureux, un aria qui, voici plus de deux siècles s'élança dans le ciel à l'instar d'un oiseau de feu et qui sait encore unir en un battement de cil, en une gorgée de café, en une bouchée de macaronis, les Italiens de coeur et les fantômes du grand Tour jamais en repos.
La vigoureuse houle du chant s'affirme, les passants trépignent, la salle clame la douleur de l'amour et la victoire de l'espoir. Qu'importe les égarements, l'exil, les doutes, la passion malmenée! La belle amie du chevalier Tancredi, parti combattre en Terre Sainte, sans peur et sans reproches, et mortellement atteint à la fois  le champ de bataille, et par ce qu'il croit être la trahison de sa bien-aimée, chante pour clamer sa foi pure et invincible.
 L'amante injustement accusée palpite de douleur et d'amour, et c'est Naples l'éternelle qui renaît sur un air d'Opera Buffa.
 J'essaie désespérément de suivre d'une petite voix flûtée le choeur improvisé qui s'époumone avec allégresse :

" Di tanti palpiti ..."
 Subito presto, au garde- à vous, les Italiens présents reprennent le couplet !
"Di tanti palpiti
di tante pene,
Da te mio bene, spero merce,
Mi rivedrai...
Ti rivedro...
Ne tuoi bei rai mi pascero,
 Deliri... sospiri.. accenti contenti !
Sarà felice , il cor mel dice,
il mio destino a te."

"De tant d'émois, de tant de peine, 
 De toi mon bien, j'espère miséricorde,
Tu me reverras...
Je te reverrai...
Je me nourrirai de tes beaux rayons, Délires, soupirs, 
 Accents heureux !
Ce sera heureux, dit mon coeur, 
Mon destin avec toi ! "

Je suis à bout de nerfs, au bout de la vie, au bout de la mort, ce chant me torture et me fait renaître, ce chant je l'aimais moi aussi, et je l'ai entendu, admiré, je me suis aventurée à le chanter, comme tout un chacun d'ailleurs, mais quand ? 
 "Au Teatro di San Carlo, j'y avais loué à cette occasion une loge des plus remarquables ;  Ce théâtres est sans conteste le plus beau d'Italie, le plus fervent, le plus endiablé, le spectacle éclate partout comme si vous assistiez au miracle de San Gennaro.
Vous étiez venue de Capri en me maudissant de ce tour indigne, mais quel était donc mon crime ? Vous m'accusiez de vous faire perdre un ou deux jours de votre précieux exil sur le rocher antique. Je vous obligeais à traverser le golfe sur une mer écumeuse au profit d'un air fredonné par les Gondoliers, les mendiants, les Lazzaroni, les amants déçus, les amants heureux, les anciens, les nouveaux amants, et ceux qui souhaitaient tant connaître les fureurs de l'amour !
 Le grand crime en vérité ... 
Ne vous en souvenez- vous de ce beau soir où nous confiâmes aux siècles à venir, puisque dans cette vie notre union était impossible, nos beaux sentiments, nos tendres émois, nos trompeuses espérances? 
 Ces promesses vaines, cette foi en un amour défiant la mort n'auraient- elles laissé d'étranges échos au gré des allées de ces jardins de Capodimonte que vous allez arpenter à l'aveugle d'ici un court moment ?
 Hélas, les allées seront vides, le jardin désert, et nos amours évaporées à l'instar de la brume flottant sur la mer vers Capri ..."

Le maudit promeneur de Capri aurait-il le front de resurgir à Naples? Ce café était beaucoup trop fort, il suscite des vertiges  et des troubles regrettables sauf chez les habitués, revenons à la raison: j'entends une voix qui n'existe plus, un murmure émanant d'un monde englouti, que racontait cet olibrius qui s'entête à me poursuivre en m'infligeant ses déclarations d'un autre temps ?
 Oui, ces amours, si elles ont jamais palpité, se sont évaporées sur la mer, parfait ! Qu'elles dorment dans les grottes de Capri en me laissant en paix ! D'ailleurs, c'est très simple, je décide de n'y prêter aucune attention.
"L'après-midi s'avance, ces gens sont charmants mais ils vont fermer et se reposer, le spectacle se termine, remercions- les et grimpons vers le mystérieux Bosco di Capodimonte, oui, c'est promis, juré, je rédigerai ce soir un commentaire des plus élogieux, cela va sans dire, toute cette famille le mérite au centuple!  Grazie di tutto nostro cuore, a presto !Nous hurlons au dessert un air de Rossini comme si notre salut en dépendait, et ensuite laissons un mot de courtoisie sur internet, quelle drôle d'époque ...
Ah! Mon Dieu ! Le bus droit devant ! vite !"
Le chauffeur de bus nous prend en pitié et par pitié, en effet, aucun des deux n'a eu le bon sens de songer aux billets, quelle honte ! 
 "Va bene! vous les achèterez au retour, de toute façon, nous y voilà. Vous le savez bien sûr, le musée est fermé pour travaux ... Le jardin, non, jamais fermé, et gratuit, même pour les chiens. A presto !"
Nous sautons sur le trottoir en  accablant de remerciements le merveilleux chauffeur, et entrons en trombe dans le parc absolument dénué du moindre visiteur. C'est suspect, ou troublant, et finalement très agréable, nous cheminons comme sur les sentiers de Capri, à la différence que les allées virevoltent autour de gros buissons, de jolies roseraies, de vastes et vertes pelouses, nous passons devant une espèce de manoir à la façade fort décatie sous ses enroulements de feuillage, déplorons de concert cette noble vétusté, longeons le palais vieux rose enlacé de colonnes grises, et, comme guidés par une divinité malicieuse, prenons racine face à la vue la plus sublime qui soit en ce fol univers: la baie de Naples irisée de de nacre, frémissante sous le soleil subtil de cette après-midi d'automne. et son étoile massive et hautaine, Capri ! 
 De ce belvédère, l'île évoque une citadelle, austère et redoutable écrasant les eaux de ses âpres falaises sur lesquelles glissent de suaves volutes bleues.
Pourquoi sommes- nous ici si ce n'est pour elle ? Il faut lui échapper d'urgence ou nous deviendrons fous !
D'un commun accord, nous lui faisons nos compliments et la prions de nous pardonner une heure vouée à une autre beauté que la sienne.
L'errance nous fatigue toutefois et nous nous écroulons en soupirant sur un banc gravé du nom de son généreux donateur, coutume sympathique qui ranime mon envie d'aller plus loin, devant nous se dressent d'imposantes grilles ouvrant sur un arc de cercle d'où trois belles allées s'écoulent à la manière de trois fleuves inconnus ... 
L'Homme- Mari  en profite pour demander grâce, si le Musée avait ouvert ses portes, il se serait efforcé de bouger un peu, franchement oui,  tant et tant de tableaux  superbes ne guettent- ils les passionnés depuis les hautes fenêtres de ces façades barrées d'échafaudages?  Quels travaux en perspective ! Mais, cet immense jardin, certainement admirable, qui nous nargue de ses bosquets, de ses secrets, il préfère l'admirer de loin.
"Ne pense pas à moi, tu adores te balader en solitaire, moi j'ai peur que cette armée de jardiniers ne m'agace à force, quelle perfection ! Ces pelouses si soignées, ces allées sans mauvaises herbes, je vais en faire des cauchemars en les comparant aux nôtres.. Mais, si la fatigue me quitte, je suis d'accord pour voir le jardin réservé aux chiens de petite taille, crois- tu qu'il en existe un dévolu aux chats ?" 
Je promets de m'en enquérir et m'enfonce dans ce parc en me souvenant d'un conte où les lilas enchantés se referment sur la pauvre héroïne, prisonnière d'un domaine fabuleux gouverné par un être malfaisant et cruel. Quelle sottise ! Ce parc respire l'affabilité et la générosité, enfants, familles, étudiants, voyageurs, amoureux, libres d'y courir, jouer, rêver, lire, chanter, s'enlacer, méditer, oublient un long moment la terrible vivacité de Naples pour renouer avec le calme des Olympiens sommeillant sur leurs nuées.
Odeur du temps, douce poésie de l'inachevé, allées infinies...
 Mais quelles mains sacrilèges ont-elles ordonnées de décapiter les statues de la promenade, à l'exception de celle d'Apollon ?
" Comment osez- vous poser cette question ? Ne vous rappelez- vous vraiment de rien ? Vous m'accablez, mon existence diaphane est soumise à vos souvenirs, la mort, voyez- vous, ce n'est que l'oubli de ceux qui pourraient vous aimer encore...Regardez- moi ! Me voyez- vous au moins ? Ou ne suis-je plus qu'un nuage ? Conjurons la fatalité, chantez -moi l'aria que vous fredonniez si faux et avec une si touchante ferveur .. Allons ! di tanti palpiti .."
Ma bouche est close, mon entrain envolé, je ne palpite plus, et cherche à deviner ce qui se cache dans cette poussière secouée par une brise légère sur la pelouse bordée d'un petit ruisseau, un mirage ou une silhouette ? 
Je reconnais le couvre-chef enfoncé sur les yeux, la maigreur de  l'entêté fantôme, ses gestes véhéments au sein de ce tourbillon de poussière... je veux le retenir, il s'efface, le reverrais -je un jour ?... 
En écho, une voix chante avec plus de fougue que de talent;
" Mi rivedrai, ti rivedro."
 Et je réalise que cette voix, c'est la mienne...Ce fut la mienne ici même !
Il est grand temps de descendre rejoindre les vivants, de se laisser  bercer au sein de la bruyante Toledo, de l'éclatante Chiaia, si rassurantes après ces alarmes d'un autre monde ...
Il est grand temps de parler de notre projet de" Naples à Toulouse : notre belle exposition de bijoux à la mode de Pompéi, façonnés par notre amie Napolitaine, dans notre maison humide et romantique du Sud-ouest,  une belle idée, une aventure sans cesse remise aux calendes grecques, il est grand temps de revenir sur terre et de laisser au Ciel ou au fond des Enfers ce fantôme qui a l'audace de me troubler autant à Naples qu'à Capri ...

 La suite de ce roman feuilleton entre Naples et Capri très bientôt, et le dénouement  de cette seconde partie...

 Nathalie-Alix de La Panouse

 ou Lady Alix
 

Jardins de Capodimonte à Naples
Crédit photo Vincent de La Panouse





samedi 23 novembre 2024

Naples à la veille du miracle de San Gennaro : "La maison ensorcelée" Partie II Chap 20



Le sourire de Naples à la veille du miracle de San Gennaro

Roman à Capri : La maison ensorcelée

 Seconde partie

 Chapitre 20

 Sur le sentier du retour, dos au Fortinio d'Orrico étincelant sous l'or embrasé du couchant, nous méditions en silence, l'humeur étrange, entre la mélancolié et l'apathie.

 J'avais d'un ton péremptoire clamé notre départ prochain, annoncé notre reniement de l'île maudite, l'île aux chèvres, l'île qui se jouait de notre bonne volonté et se gaussait de notre passion inutile.

 J'éprouvais pour ce rocher fleuri la hargne sombre d'Eve rejetée du Paradis. Capri se refusait à nous qui l'aimions avec tant d'abnégation, de folie, de désespoir et d'espoir. 

 Eh bien, nous lui prouverions qu'elle n'était après tout qu'un énorme entassement de rocs plantés de Pins ballottés par le Siroco , un grotesque amas de falaises rongés par les orages et la fureur de la mer, une misérable escale du grand tourisme qui n'avait plus rien de l'élégance du grand Tour.

 Capri ne nous méritait pas, notre coeur était trop pur, finalement, le mercantilisme l'avait contaminée,  elle boutait hors de ses chemins empierrés, de ses traverses délabrées la fine fleur des poètes, et coquettait avec les banquiers, les financiers, les hommes d'affaires.

 lle n'existait plus celle qui fût l'île des rêveurs, la citadelle des amants aux impossible amours, la sauvegarde des empereurs malmenés par Rome, l'étoile sur brillante en ses brumes au large de Naples, l'ultime refuge en cas de guerre lancée par un dictateur du Nord selon Wells, le visionnaire ... Mais alors, que nous restait- il ? Nous prîmes le petit bus sans réaliser si nous étions seuls, nous prenions en fait notre deuil, le deuil de quasi sept années d'attente et de sursauts, de rencontres, de bavardages, de promenades mystiques ou légères, de passion amoureuse envers un extravagant caillou !

Et tout cet ahurissant cortège de sentiments, cet flot irrépressible d'émotions à cause d'une maison en ruines ou peu s'en fallait! une espèce de cabane d'une séduction odieuse, d'une beauté proprement vénéneuse, une maison qui s'était exténuée à peupler de son jardin sauvage un vieux rêve de ma lointaine enfance, un songe que je subissais en l'adorant, un repli en mon âme qui détenait la clef d'une chaîne étirée à travers les siècles...

Il était urgent de monter sur le premier bateau, d'aller dîner à Naples, de revoir Simonetta la raisonnable la concrète, l'amie pleine de ce bon sens qui me manquait et qui fuyait l'Homme- Mari dès qu'il débarquait à Capri. Nous allions nous précipiter dans sa boutique de bijoux prodigieux et lui annoncer notre ferme résolution:  le monde ne se limiterait plus à une cabane à Capri sertie dans un jardin d'herbes  foisonnantes et de fleurs rouges et roses semées par les tempêtes .

D'ailleurs, Simonetta et moi-même avions formé le périlleux projet de transporter sa boutique Napolitaine un soir d'automne au sein de notre vieille maison humide du sud-ouest de la France, comment imaginer quelque aventure moins capriote et plus terre à-terre ? Voilà qui servirait de remède idéal à notre obsession tranquille:  il devenait urgent de prouver aux Sirènes de Capri, que seule leur soeur de Naples, sous les traits de Simonetta,  occupait notre esprit et allait s'exiler quelques jours à l'autre bout de la mare nostrum.

"Ce projet de cocktail dont nous parlons depuis avant le Covid, sans cesse reporté, toujours en vigueur dans nos conversations, nous n'avons plus le droit d'en faire une chimère , il n'est plus temps d'hésiter comme un cheval qu'effraie un ruisseau, prouvons à notre amie toujours aimable, jamais lassée de notre obsession capriote que nous sommes dignes de confiance, cette mostra  aura lieu, nous transformerons le salon, la salle à manger, la cuisine s'il le faut, et ton bureau, ne grimace pas,  en tout cas les plus jolies pièces de la maison seront éclatantes de colliers, bagues et bracelets ressuscitant les fastes des Patriciennes de Pompéi, des fontaines de bijoux, et aucun risque d'attirer le descendant d'Arsène Lupin, n'oublie pas que ces joyaux sont façonnés en argent ou en bronze... 

Du romantisme, de l'histoire, du charme, mon Dieu, et si personne n'achetait ? Simonetta en serait si blessée et nous si confus ! Mais peut-être va-t-on croire que nous sommes au bord de la ruine et obligés de vendre des marchandises exportées  pour survivre ? Et si tous nos invités fuyaient, épouvantés à l'idée de tomber dans un traquenard ? Allons, ils ne sont pas pleutres ou avares, je me monte la tête, qu'en penses- tu ? soyons optimistes, personne ne résiste à une invitation au voyage à la mode de Baudelaire, luxe, calme et volupté, c'est- à dire, bijoux, campagne profonde et champagne à prix raisonnable !"

 L'Homme- Mari  ne  partage guère mes troubles existentiels, son souci se porte sur le buffet, le  choix et le nombre des invités  et la masse de gravier à commander afin de rendre notre cour moins humide en l'honneur de ce que nous imaginons ensemble comme un déferlement d'amis extasiés par ce pittoresque "Grand Tour" entre Naples et Capri  installé d'autorité à la maison.

Il évoque lugubrement les caprices du plombier, les féroces humeurs fiscales et le délabrement de la façade nord, est-ce bien raisonnable  de convier une troupe élégante dans une maison aussi ancienne et quasi décatie ? Que va penser Simonetta ? Ne croira-t-elle que nous sommes des barbares, et comment supportera-t-elle notre climat froid ?

"Son ami de coeur la réchauffera ! de toute façon, dis-toi bien que c'est l'héritière de la Sirène Parthénope que nous présenterons à l'admiration de ces gens du sud, toujours attachés au rayonnement de l'ancien Royaume de Naples, ne sommes -nous cousins des Napolitains, nous les Français, grâce à Caroline Murat et son flamboyant époux ? Elle qui bâtit une ville idéale où l'on s'adonnait à la musique, la danse, la porcelaine et la peinture! 

 A propos de légendes Napolitaines, Lady Hamilton l'amante de Nelson qui plaisait tant aux femmes en manquant d'un oeil et d'une jambe, on pardonne ces petits détails aux héros,  et la reine Marie-Caroline,  sa grande amie, la soeur de Marie-Antoinette qui s'acharna à traquer les artisans de la Révolution dans son royaume, ne font pas le poids, en dépit de leur parfum de souffre, face à la reine Caroline si férue d'art et de beauté. 

Prenons le bateau demain, il nous reste deux jours  en Campanie, le dernier, nous l'emploierons à dire au revoir en nous gardant de descendre vers la maison de mon ancêtre. Ne réveillons pas notre attachement, efforçons- nous  de nous conduire en personnes indépendantes, détachées des passions,  libérées de cette malédiction capriote qui nous ligote depuis, non, je me trompe, tout de même pas ..."

L'Homme- Mari contemple les voiles laiteux des brumes s'effilochant sur les flancs piquetés de lumières du Monte -Solaro. Soudain, il  prononce des mots qui me stupéfient.

 Finalement, maison ou pas, Capri nous sert de lien solide, en nous présentant ce bienfait  précieux pour l'avenir.: un horizon de complicité, au-delà de la vie commune qui vous éloigne en vous attachant à l'instar de deux coques de bateaux que la houle froisse. et déchire. Tant pis pour ce fantôme qui ne cesse de m'inciter à remonter un bouleversant passé. Qu'il se tienne tranquille du haut de son nuage d'où il observe la Capri de notre siècle, si bruyante, si agitée, et pourtant assez puissante pour ne se donner qu'à si peu.

"Bientôt sept ans ...Mais beaucoup plus, j'ai l'impression de connaître cette île et cette ruine d'en bas depuis l'éternité...Pas un mot aux enfants. Mais contrairement à toi, je suis sûr que Capri ne nous abandonnera jamais. Enfin, essayons toujours, Naples, ce n'est pas un grand changement !  Je ne me souviens plus d'où est sortie cette Sirène affublée de ce nom si bizarre de Parthénope ? "

 Le lendemain, sur le pont du ferry répandant sa trace de fumée sur les eaux limpides de la baie de Naples, à l'abri des mouettes tournant dans la lumière généreuse de la matinée, j'essaie de ranimer le destin tragique de Parthénope, Sirène chassée de son archipel des Galli, ou mieux encore bannie des rocs de Capri, châtiment infligé par son indigne grand-père, le Dieu de la mer, qui s'indignait des goûts pacifiques de sa petite-fille préférant croquer algues et coquillages au lieu de dévorer les pauvres marins. Piteuse sirène en vérité qui  s'échoua à l'instar d'une algue fripée sur la grève du port où s'abritait les pirates Pélasges, venus, ainsi que leur nom le signifie en grec, de la haute- mer. 

Mais qui sont au juste les Sirènes ? Femmes à tête d'oiseau selon les uns et surtout le vieil Homère, ou séductrices à queue de poisson, châtiment décidé par la déesse de l'amour jalouse de leurs chants suaves, talent hérité de leur mère présumée, la muse Calliope, spécialiste de la poésie épique, et de leurs danses aquatiques, héritage de leur père le superbe fleuve Achelos, les Sirènes au caractère incomparablement moins cruels, existeraient encore sous des formes aussi séduisantes que surprenantes. Bon nombre de personnes sérieuses se vantent de les avoir croisées à Capri , Sorrente, Amalfi, et parfois dans les jardins perchés du Bosquet de Capodimonte à Naples.  

Les trois gros rochers fermant la baie de Marina Piccola à Capri  cacheraient les trois dernières Sirènes encore en état de faire mourir d'amour les nuits de tempête les beaux nageurs assez imprudents pour piquer une tête dans les vagues furieuses.

Cette légende est d'ailleurs une vérité à l'instar de la myriade de fables flottant dans l'air bleuté de Capri. Certains, dont Victor Bérard, helléniste métamorphosé en mythe après avoir osé se prendre pour le descendant direct d'Ulysse dans les années trente en embraquant à sa suite vers les îles de l'Odyssée, eut l'audace d'affirmer que l'humble archipel des Galli au large d'Amalfi était bel et bien le vestige abrupt du château des antiques et féroces princesses de la mer. Depuis Capri fronce le nez !et les Sirènes, sourdes aux discours des grands érudits infligeant leurs doctes déductions aux mortels, batifolent sans broncher au sein des grottes en hiver. L'été, l'île trop peuplée les agace et elles se replient on ne sait où ... 

"Oui, mais Parthénope dans ce fatras de légendes ? Qui était- ce au juste ? Une femme- poisson, une femme- oiseau, ou une invention d'Homère ?"

 Je suis bien triste d'avouer à l'Homme -Mari que Parthénope, en grec celle qui a un visage de  pure jeune fille, a rejoint le séjour des Dieux, peut-être sur l'Olympe ennuagée, ou du côté du Parco Filosofico d'Anacapri, après son éreintante traversée du golfe de Naples à l'aube des temps. Son sanctuaire, aurait été creusé dans une falaise regardant vers Capri, et une poignée d'initiés aux anciens mystères veilleraient au fil des siècles à le fleurir. C'est un gage de protection pour Naples qui s'évertua en ces temps homériques à soigner la malheureuse si éprouvée en lui offrant du sirop d'orange et du jus de fleurs.

 Hélas ! elle refusa de vivre en mortelle et  disparut comme un nuage, ne laissant que le souvenir de son  sourire adorable aux Grecs, dépités de ne pouvoir en faire une Sirène de compagnie ... 

Que devint son corps d'oiseau ou de femme- poisson ? Seuls les descendants des Pelasges le savent ! 

"Mais de nos jours, le sourire de Parthénope éclaire encore le visage des Napolitaines, pense à Sophia Loren ! La Sirène de" Mariage à l'italienne" et de "C'est arrivé à Naples" , films extravagants, sauvés du naufrage par la seule beauté de son sourire irrésistible, Sohhia, la Sirène de la Piazza del Gesu Nuovo ! La Sirène a la faculté, la manie, l'intelligence de renaître, en perdant son féroce appétit, en se muant en une fantasque créature capable de donner et de recevoir l'amour  ...  Enfin, j'ajoute foi à ces histoires à dormir debout, que veux-tu, Tant de mystères sont ensevelis au fond de ce golfe miraculeux..." 

L'Homme- Mari fixe la mer comme si une des trois Sirènes, je lui fais grâce de leurs étranges prénoms(Psinoé, Thelxipie et Aglaophone aux yeux d'émeraude !)  allait en jaillir dans une gerbe d'écume, Capri s'enveloppe de ses brumes bleues et nous abandonne sur l'horizon étincelant.  La ligne blanche de Naples s'avance avec ses navires amiraux, Palais Royal, Château de l'Oeuf sur son île minuscule, Château neuf, Chartreuse di San Martino, ses jardins en terrasse, et ses terrasses comme des jardins, ports grands et petits, bateaux énormes, barques modestes et véloces, Naples, la brillante, l'arrogante, l'indomptée malgré les évanescentes fumées encerclant le sommet du Vésuve ...

 Naples sourit, s'agite, vit et danse sous un volcan, cette force invincible, cette Foi en leur ville  irriguant les veines des Napolitains. Serait-ce l'antique leg de Parthénope, soignée et choyée, en dépit du courroux de Poséidon dont elle dédaigna de dévorer l'ennemi juré Ulysse d'Ithaque,  et du ressentiment de Proserpine, reine des Enfers, qu'elle abandonna à son destin conjugal, par les  pirates de la haute- mer, ces immenses Pelasges aux coeurs compatissants ? 

Qu'il est doux de délirer quand le ferry fument comme une armée de vieux grenadiers et que les marins font grincer les câbles !Cette fois, nous voici dans la lumière de Naples, éblouis parmi les voyageurs inquiets qui se pressent dans les escaliers malodorants en infligeant leur impatience maladroite aux habitués qui les considèrent avec une aimable condescendance..

A défaut de Parthénope, un Napolitain mince, vif, agile et très brun,  nous fait de grands gestes sur le qua,: voici notre ami Antonio, notre propriétaire du haut de la Villa qui nous abrite quand la fortune daigne nous laisser libres de revenir ivres de bonheur et exaltés comme des enfants sur les montagnes d'Anacapri.  Quelle courtoisie de nous épargner les caprices et affres d'un taxi, et de nous affirmer que la perspective de suivre l'itinéraire grimpant jusqu'au très désuet Grand Hôtel de Capodimonte l'inonde de ravissement ! 

Mais que de monde, que de vacarme, que de remous ! Antonio impassible franchit les ruelles étroites où se déversent des torrents de promeneurs gesticulant et hurlant contre un ennemi invisible les avenues semblent accueillir une révolution imminente, l'air tout entier retentit d'appels enragés, la petite Fiat imperturbable pique droit vers la colline de Capodimonte, sans se soucier des conducteurs au bord de la crise de nerf, et dans un virage impeccable, s'arrête pile devant la porte massive du vénérable palace qui a vu des jours meilleurs.

 Je remarque une gracieuse place à la noble architecture passablement défraîchie, mais reflétant le pur, baroque; de vastes et beaux escaliers à balustres s'enlèvent vers le palais de Capodimonte, hélas, ils sont barrés par une grande affiche interdisant aux commun des mortels de se hisser sur leurs marches romantiques. Antonio suit mon regard et dans silence éloquent me suggère  que les dernières  aimables frissons  du damné Vésuve ne date pas de l'autre siècle mais de la semaine passée ...  

Cette impression assez troublante se ressent dans le somptueux hall du grand hôtel, nous marchons entre d'imposantes colonnes  comme au sein d'un bois épais, il faut bien songer à soutenir le plafond en cas de fureur soudaine du monstre a doué d'un sommeil léger...  

A la réception, Antonio parlemente en usant d'un italien si rapide, si accentué que je m'en attristerais presque , toutefois, la certitude de vivre une nouvelle aventure dans un endroit incongru m'aide à endurer avec humilité ce flou ou ce flot comme on voudra. Donc, à Capri, je comprends l'italien et à Naples, pas un traitre mot ! A en juger par la mine arborée par l'Homme-Mari, nous en sommes au même point... 

Eh bien, tant pis pour le ridicule, j'ose supplier  que l'on me dise la raison de l'hystérie napolitaine du moment.

 "San Gennaro ! Vous arrivez chez nous sans savoir que demain le miracle se produira ou pas  Le Vésuve a grondé, si le sang de notre Saint Patron ne se liquéfie pas, il déversera son feu sur nous! N'en doutez pas !" 

C'est une svelte jeune fille à la blondeur, la pâleur suave d'une Madone Florentine qui  intervient d'une voix d'une véhémence outragée. Nous approuvons, moi par prudence , l'Homme- Mari par incompréhension, Antonio s'amuse, et le jeune réceptionniste, fin comme un chevalier de la Renaissance Italienne peint par Carpaccio, confesse son manque de ferveur.
 " Ce sang qui devient liquide, c'est un tour de charlatan, ou un phénomène scientifique. Je dis la vérité !  Tu fais peur à ces Français... Chambre 212 à propos, voici la clef, oui, elle est ancienne, comme tout l'hôtel, les meubles n'ont pas changé et la décoration, depuis le grand tour, j'espère que vous aimez les vieilles choses ? "

 J'ai bien envie de dire que si nous adorions le neuf, nous n'aurions même pas l'idée de mettre un pied à Naples, mais la Madone de Botticelli ou du Corrège n'entend pas perdre la partie de San Gennaro:

" Vous savez, clame-t-elle en levant ses bras potelés au risque de faire craquer son tailleur étroitement ajusté sur son exquise silhouette, vers le plafond orné de chérubins et de roses entre les colonnes protectrices,  non vous ne le savez pas, mais si le Covid est tombé sur nous, c'est parce que le sang de San Gennaro n'a pas voulu se liquéfier ! Comment refuser de croire au miracle ? 

Demain, juste à côte d'ici, la foule va protester, supplier, sangloter, prier bien sûr, et vous, où serez- vous ? Comment déjà repartis à Capri ? vous n'avez pas un matin à consacrer à San Gennaro ? Même les Français de Napoléon ont assisté au miracle en la cathédrale, et leur chef, le Général Championnet, a aidé le Saint Il a crié plus fort que les Napolitains, il ordonné à notre San Gennaro de se dépêcher d'accomplir son miracle, et San Gennaro lui a obéi ...C'était un vrai Français ! "

 J'ai rarement éprouvée une telle confusion, j'en pleurerai de honte, moi qui prétendais raffoler de la Campanie, voilà que j'entraîne de la manière la plus inconsidérée l'Homme- Mari à Naples la veille de l'effréné débordement qui entoure deux fois l'an le miracle de San Gennaro. Je n'ai pas le courage d'avouer à la beauté de Botticelli la perfidie de l'aide de camp du beau Général Français, oui, le miracle a bel et bien suscité la ferveur de la foule campant à Santa Sofia, mais à quel prix inconnu au bataillon !

 A la fin d'une interminable attente en la cathédrale de Santa Sofia, preuve "dela colère de San Gennaro contre les Français", l'homme de Dieu dévolu au spectacle de la fiole remplie du précieux sang coagulé eût la désagréable surprise de recevoir en pleine figure ce vigoureux ultimatum  du charmant aide de camp du superbe général Championnet:

"Je veux vous dire, de la part du général en chef que si dans dix minutes le miracle n'est pas fait, dans un quart d'heure, vous serez fusillé."

Selon le génial Alexandre Dumas qui le tenait de témoins fort sérieux:
 " Le chanoine laissa tomber la fiole que le jeune aide de camp rattrapa heureusement avant qu'elle n'ait touché la terre, et qu'il lui rendit aussitôt avec les marques de la plus profonde dévotion."
Le résultat prit cinq minutes au lieu des dix escomptés, le chanoine leva la fiole dans les règles de l'art en prononçant, face à l'assistance transie d'émotion et rouge de colère, la parole rituelle :

"Il miracolo è fatto!"

Le général Français venait de réussir un magnifique coup diplomatique à la hussarde.
 Loin de se douter de l'ironie de notre auteur adorateur de Naples, le sosie du chevalier de Carpaccio m'explique qu'un  concert battra son plein avec une énergie irrésistible devant le Palais royal ce soir, il ne nous manquait plus que cela !

Dans mon ignorance magistrale,  j'ai eu la sottise d'annoncer notre arrivée à Simonetta au même moment et au même endroit ! Ce rendez-vous inoffensif vire à la descente périlleuse vers un coeur historique ivre de musique, de danse et de vin...

"Existe-t-il par pitié un endroit paisible aujourd'hui dans cette ville ? s'enquiert l'Homme-Mari d'un ton aussi déterminé que celui jadis de l'aide de camp Français qui se fit si bien obéir.

 "Le bosquet de Capodimonte, Dottore, mais le palais et son musée sont fermés, cela ne fait rien, vous reviendrez un autre jour, pour vous consoler, vous contemplerez depuis le Belvédère la plus merveilleuse vue sur Capri qui soit en ce monde, vous qui semblez aimer l'île, vous en serez ravis. Capri ne s'oublie jamais même à Naples. Ensuite les Jardins sont encore plus envoûtants que ceux du palais Pitti à Florence, je vous le jure !C'est la pure vérité, nous n'avons rien à envier aux Florentins, nous autres Napolitains, ce sont eux qui nous envient, qu'est-ce que leur  pitoyable et triste petite ville de province à côté de la nôtre, antique, étourdissante, merveilleuse, avec cette lumière de cristal qui tombe droit sur les façades et nous éloigne de toute mélancolie ... 

Ah, j'oubliais, vous n'avez pas de chien ? Quel dommage ! Là-haut, au bout d'une allée, vous auriez été si contents de trouver le jardin pour chiens de petite taille, et son voisin, celui destiné aux chiens de grande taille, vous voyez, nous autres, les vrais Napolitains, nous pensons au moindre détail de la vie ..."

Je me sens revigorée, non à cause de cette litanie napolitaine, mais grâce à un seul mot, une seule évocation, que m'importe la frénésie de Naples et le faux ou vrai miracle,  l'enchantement renié reprend sa force, et je suis prête à courir vers la colline de Capodimonte.

"Capri ? Capri là-haut ? Partons tout de suite, Capri me manque tellement, te rends- tu compte ? Nous l'avons quittée depuis quatre bonnes  heures ! je n'en peux plus, et ces jardins me tentent terriblement, lors de mon rendez-vous au palais avec le faux ou vrai expert, voici quelques années, je suis revenue trop vite au port, c'est un crime, une preuve de mauvais goût, Parthénope m'en veut certainement et elle va nous foudroyer ou inventer une farce si nous ne la persuadons de notre bonne foi envers sa ville bien- aimée, de toute façon, tu ne supportes pas plus que moi les villes agitées, il nous suffit de gravir la colline, rien de plus facile ..."

"Pour les jardins vraiment ou pour Capri ? Et cette fière certitude de lui tourner le dos ? Allons d'abord vérifier si notre chambre ne sombre pas sous des fauteuils vétustes, un baldaquin défoncé et et la poussière, des siècles, puis une Trattoria, et ensuite, l'air de Capodimonte loin de la foule déchaînée.. " 


 A bientôt pour la suite de ce roman-feuilleton entre Naples et Capri,

 Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix


 
Naples au-dessus des toits, Capri sur l'horizon
Crédit photo Vincent de La Panouse
18 septembre 2024

                                                                                                                          


lundi 11 novembre 2024

Bague Romaine à double-vue : Roman à Capri "La maison ensorcelée" Partie II Chap 19



 Une émeraude romaine par la poste de Capri

"La maison ensorcelée" 

Partie II  Chapitre 19

Aveuglée de soleil et au comble de l'exaspération, j'en oublie une vérité bien plus stupéfiante.

Ce maudit promeneur solitaire sortant des remparts d'un Fortinio à la sinistre mémoire a le don de  faire naître d'horribles relents d'injustice, c'est un être infernal surgi des Enfers! Hors de moi, je ne saisis pas tout de suite qu'un décrochement vient de se produire.

L'arbre rassurant  s'est mué en jeune pousse, les murailles offrent de terribles ravages, et la tombée du soir de fin d'été a laissé place à un petit matin de mai, frais et odorant contre le ciel bleu pâle.

L'Homme- Mari n'appartient pas à cette dimension, ni le charmant poney des précipices, ni la beau panneau en majolique contant la gloire des héros. La solitude sereine a basculée sur les rochers à fleur-d'eau. Pire encore, voici que je distingue les traits de ce donneur de leçons qui ne cesse de prétendre que  je ne voyais rien en ce fol univers si ce n'est  sa vaniteuse personne deux cent ans plus tôt ...

"Vous ne portez pas la bague romaine ? Vous me décevez, une pierre qui fut sous Auguste le trésor d'une Patricienne ! Elle vous aurait ouvert les chemins du passé, pourquoi la négliger ? On vous l'a volée une première fois, je vous la rends et vous la méprisez."

 Je regarde ma main gauche comme si l'émeraude allait pousser sur mon annulaire. puis, une intuition me force à fouiller dans mon sac. Ce matin, un gamin a déposé une enveloppe que j'ai prise pour la facture du traiteur, le papier épais et  jauni m'avait étonnée, mais ce rendez-vous de fin de journée sur les falaises d'Orrico me troublait trop pour qu'un courrier banal  ait la chance de me préoccuper.

L'enveloppe ne s'est pas envolée, elle a gardé son aspect vieillot; j'aurai dû la déchirer avec allégresse ou mélancolie, pourquoi un voile s'est-il posé sur mes yeux ?Je devine un objet aigu  enseveli sous un chiffon , j'ouvre, en remarquant l'écriture, griffue, désordonnée, quasi illisible, l'encre aussi a quelque chose d'inusité, une nuance violette, et une senteur âcre s'échappe du velours rouge qu'une main soigneuse a plié  à l'intérieur. Un vertige m'empêche d'approfondir ce délicat mystère, d'ailleurs, est-ce bien moi la destinataire ? J'ai accepté tout à l'heure ce courrier sans même  en déchiffrer l'adresse. Le jeune messager avait l'air si convaincu ! 

" Villa Artemis ? Ecco una lettera da Napoli,appena arivata stamattina, per lei, contessa." 

J'avais souri, flattée par cette manie désuète et charmante de parer tout un chacun d'un titre éveillant la bonne humeur, et une pincée de snobisme: Dottore, Contessa, et quoi encore? Ne nous manquait que Votre Excellence !

"Mais qu'attendez- vous ? L'émeraude est douée de double- vue, pas vous, que craignez- vous ?  "

Juchée sur une grosse pierre flanquée de fleurs mauves en clochettes, la silhouette brumeuse s'agitait de plus belle, j'allais jusqu'à croire que son couvre-chef menaçait de choir en hommage aux  ultimes vestiges de la bataille.

"Enfin, quelle mouche vous pique-t-elle ? Nous ne sommes pas sur ces remparts pour respirer l'odeur des ruines, nous avons besoin de l'émeraude, elle seule nous précisera ce qui nous reste à accomplir.

  Je vous en prie, si vous m'aimez encore un peu, si vous me détestez encore un peu ce qui revient au même,  prenez- cette bague !"

Je me sens soudain extrêmement lasse, désabusée, ennuyée de la vie et surtout de cette maudite émeraude que j'entrevois à travers les épaisseurs de papier froissé. Vais-je hurler afin que l'Homme-Mari vienne me délivrer de cet esprit trop insistant ? Hélas, nous avons changé de dimensions, lui et moi, nos temps ne sont plus accordés, je suis très loin de mon présent, et ce passé renaissant de ses cendres ne m'inspire plus que l'envie de me jeter dans la mer ! 

Comme si l'encombrant amoureux de jadis lisait en moi à ciel ouvert, il s'avance parmi les étranges débris, les pierres tombées, le fouillis d'herbes et de fleurs qui nous séparent, mais ses mains ne me peuvent toucher, ses yeux luisent au sein d'une envolée brumeuse, le soleil semble son ennemi, sa silhouette sans ombre disparaît puis reprend  une très vague consistance sur les marches d'un escalier menant à une ancienne crypte peut-être... 

J'ai enfin saisi la bague massive et la pierre éclate en fanfare, verte comme les amours jamais vaincues, envahie d'un jardin extravagant, cassée, mal en point et pourtant la plus vivace lumière en émane et se répand sur les murs brisés, les rocs insensés, au point de noyer l'air de sa nuance insoutenable. Je recule, épouvantée, j'essaie d'arracher l'anneau ensorcelé, peine perdue ! 

"Pitié ! C'est un maléfice, libérez- moi de ce piège ! Que voulez-vous au juste ? Ce vert me lave le cerveau, je deviens aveugle, non, je vois ..."

Je vois sans voir, des images confuses peuplent ma tête, des souvenirs d'un temps si lointain, je n'en rattrape aucun, c'est un cortège tumultueux, des sentiments s'entrechoquent, des espoirs, des désespoirs, et par dessus ce vertige un tourbillon entre la vie, la mort. Je suis prisonnière d' un cercle qui tourne, ne cesse de tourner et m'entraîne vers une île couverte de blanches Villas, de statues élancées sous des  lauriers- roses, des bataillons de jeunes arbres sur les pentes montagneuses, puis un vallon désert, pierreux, d'où la mer s'aperçoit au pied d'immenses pâturages verdoyants. et des colonnes que l'on bâtit, des colonnes puissantes encerclant une allée menant à une Villa modeste mais sereine, enfoncée dans le roc et ouverte à la lumière, un refuge d'anachorète, ou la maison d'un Patricien discret.

 C'était au temps où Auguste distribuait couronnes et cadeaux sur l'île qui avait le don d'inciter les chênes desséchés à reverdir. Je distingue dans cet amas de souvenirs mouvants un beau visage de femme, une silhouette en tunique immaculée, elle me regarde avec douceur, une douceur poignante, qui était- ce  pour porter si dignement une douleur si paisible ?

 Puis, l'émeraude scintille, étoile tombée, étoile perdue, je vois mon fantôme en chair et en os, je le connais depuis l'éternité, je l'aime à en mourir et le repousse avec horreur,  ni avec lui, ni sans lui, de toute éternité, le voile s'est déchiré ... Or, il s'approche et me tend un objet brillant, une maudite lueur verte nous sépare, ma main a refusé la sienne, la bague roule sur l'herbe, je la ramasse, et une brûlure me fait crier, j'ouvre les yeux, le ciel est rouge, l'air frais, le soir glisse sur la mer et l'Homme- Mari  se matérialise, content de lui et du monde entier, un étrange objet scintillant dans sa main. 

" Regarde un peu,  on jurerait cette bague que tu avais volée sans le vouloir voici quelques années,  cette grosse émeraude cabossée, tu me diras, cela devait être un modèle courant sous Auguste, j'ai failli l'écraser, heureusement sa lumière m'a empêché au dernier moment de marcher dessus.

Quelle trouvaille !pense aux gens qui visitent ces ruines , comme c'est bizarre que nul ne l'ait aperçue encore, Crois- tu que nous devions la montrer aux Carabiniers ? Comme tu es pâle, bouger d'ici te redonneras des forces, ce Fort est superbe mais son atmosphère bien oppressante... Veux- tu  porter cette bague à nouveau ?  Cela nous éviterait de la perdre ou d'avoir des ennuis , mieux vaut que les promeneurs s'imaginent qu'elle t'appartient ; après tout, ne l'ai-je trouvé en toute honnêteté ? " 

'Cette bague est maudite, j'en suis certaine, soit jetons -là à la mer, soit vend-là pour tenter d'augmenter notre fortune ! J'ai eu une révélation en rêvant ici, la maison ensorcelée existait voici deux mille ans, c'est pour cela qu'elle nous attire, nous faisons partie d'une chaîne, une chaîne d'amour et de désamour, quel rôle y jouons- nous, je n'ose le deviner ....

 Il faut, soit nous soumettre, donc nous montrer  des gens raisonnables,  braquer une ou plusieurs banques, ou attendre que le fameux tableau exalte le marché de l'Art, ou prier pour que Fils Dernier épouse une princesse héritière, ou nous démettre, donc fuir au plus vite !

 Pourquoi ne pas filer à Corfou et nous mettre en quête d'une cabane antique écroulée en haut d'un promontoire ? Le style de maison qui ne séduit personne sauf les amateurs de passé idéalisé, d'air vif et de soleil ?

Au moins, nous aurions la paix, pas de relents de souvenirs, pas de maisons ensorcelées, juste des vacances  romantiques, comme tout le monde, partons de cette île, elle se moque de nous depuis le début, elle est hantée de haut en bas, je ne la supporte plus ! D'ailleurs, il existe une petite île, Paxi ou Paxos, au bout de Corfou, une soeur de Capri, voilà la solution ! Au large de cette île inconnue, une voix aurait annoncé la fin du dieu Pan ... Tu me diras, encore une île hantée!

 Je commence à haïr les esprits de l'air des Eaux et tous les fantômes pullulant sur ces terres modelées par une foule d'êtres qui ont acquis le droit d'erre sur leurs rivages pour l'éternité. Qu'ils nous fichent la paix ! Je désire un rocher paisible, une île qui aurait la courtoisie de ne pas nous lancer un incertain passé ou une gloire antique à la figure, l'île des gens normaux, mais je me mens à moi-même,  tu as raison de rire .. Pourtant, la vérité, c'est que je n'en peux plus de cette obsession que nous inflige Capri,  Cessons de souffrir pour une île qui se dérobera toujours !  les grandes passions n'ont-elles  une fin ?"

Une voix ténue se mêle au vent du soir et susurre entre les branches du Lentisque, seigneur du vieux Fort, cette réponse sarcastique :

" Les grandes passions ont toujours une fin, et un recommencement ... "

 A bientôt pour la dénouement de cet étrange feuilleton à Capri, 

 Nathalie-Alix de La Panouse 

ou Lady Alix


                                  "Jeunes filles de Capri "                              

Jean Benner circa 1880

 Ce tableau vaporeux redonne vie aux jeunes filles portant depuis l'Antiquité de lourds fardeaux à Capri, surtout en empruntant la Scala Fenicia, escalier antique aux marches énormes grimpant jusqu'à la porte à pont-levis d'Anacapri.

 Le jeune peintre Alsacien Jean Benner tomba amoureux de Capri et de ses jeunes filles, il fut incapable de prendre le bateau du retour et s'installa sur l'île pour toujours ...

 Crédits photo réservés, collection privée