mercredi 27 août 2025

Le chat au regard d'aigue-marine ou Roman à Capri "La maison ensorcelée" Partie II Chap 35



L'étrange don du chat aux mille vies

La maison ensorcelée  ou Roman à Capri

 Partie II chapitre 35

(Ce chapitre est dédié au chat  Agathos qui fut notre compagnon au grand coeur pendant huit ans)

   Nous étions seuls avec un chat au seuil de sa beauté dernière, seuls dans une étroite rue d'Anacapri, figés devant la porte flanquée de colonnes d'un sauveur d'animaux en visite dans un village du côté d'Amalfi, de Sorrente, de Nerano; un sauveur inutile, envolé au moment où le plus merveilleux chat de Capri luttait pour retenir un ultime souffle de vie. 

Le chat au pelage de neige gémissait dan mes bras tout en m'implorant de son immatériel regard d'aigue-marine. Si les Sirènes possédaient des félins de compagnie, le pauvre animal appartenait assurément à cette espèce choyée par les princesses de la mer.

Il nous fallait le secours moral et concret d'une bonne âme, à défaut de ce parfait mais invisible vétérinaire: "En rendez-vous à Sorrente", nous apprit- on en pleine rue, hélas! et les braves gens de se désoler : "Un si beau chat, vraiment exceptionnel, ces yeux presque humains, et tellement tristes, quelle pitié, comment allez-vous faire ?"

 Tout simplement nous tourner vers un sauveur, et bien sûr ce fut Salvo qui se matérialisa avec son habituelle mine d'homme descendant direct d'Ulysse, autrement dit quelqu'un d'avisé, auquel rien n'échappait, encore moins les dernières fantaisies des amis français.

 Salvo ne nous gronda, ni ne nous félicita,  en ami impavide et guide patient que rien ne perturbait si ce n'est les humeurs du Vésuve, il nous sauva. Sans pour autant sauver le chat blanc au regard d'azur, humide de douleur et débordant de tendresse, qui avait décidé que je l'aimerai d'un amour absolu à l'heure ultime.  

Cette triste affaire ne concernait que moi, et à mon immense étonnement, la maison ensorcelée. 

C'était- là manifestement le domaine de ce félin fragile que frappait  un mal inconnu teintant de gris son beau pelage de neige et assombrissant ses yeux si clairs. La maison et moi étions mêlées à la même affaire et devions l'affronter d'un même coeur.

 Salvo supplia notre logeuse napolitaine de nous laisser deux jours de plus, il lui présenta de façon excessivement sombre la météo du moment, et nous présenta comme deux pauvres hères incapables de supporter le mal de mer suscité par la forte houle. 

La mer avait beau égaler la tranquillité d'un lac suisse aux beaux jours, la force de persuasion de Salvo était si irrésistible que notre charmante propriétaire, qui pourtant jouissait d'un balcon ouvert sur le golfe, accepta cette fable qui aurait fait mourir de rire même un enfant en bas-âge, s'il l'avait entendu de la bouche d'une personne moins douée pour venir, coûte que coûte, en aide aux amis. 

L'Homme- Mari prétendit à nos collègues étonnés que sa Femme- Epouse souffrait d'une grave et mystérieuse intoxication: mensonge plausible pour tous ceux qui s'imaginent que les voyages entraînent des maux innombrables et inexplicables. Puis, son mensonge doctement énoncé, il s'enferma avec son ordinateur bien-aimé,  oublia Capri pour des domaines moins poétiques, et m'abandonna au mélancolique rôle de gardienne d'un chat qui avait surgi jadis dans mes ténèbres, et s'était abattu sur ma soif de je ne sais quel rêve impossible.

 Les chats ont plusieurs vies, et dans l'une d'elles, il avait été mon ami, il m'avait consolée de je ne sais quel drame silencieux. Voici qu'un destin opiniâtre nous avait ramené l'un à l'autre, mais au pire moment, pourquoi ? Restait- il encore un espoir de le sauver, fut-ce en le nourrissant comme un enfant ? Et si j'embarquais sur le prochain bateau à destination de Sorrente ?

 Ou si  tous deux nous attendions le vétérinaire au port ? Un coup d'oeil sur son corps agité de tremblements m'ôta cette envie, à quoi bon tourmenter ce pauvre malade qui risquait de succomber pendant cette descente au bord des gouffres dans un bus étroit ou un taxi ouvert au vent ? d'ailleurs, le tumulte du port l'accablerait, j'ignorais quelle allure avait le vétérinaire, je le manquerai à coup sûr, et mon chat fermerait ses yeux couleur de ciel pur... Il s'en irait dans mes bras, au sein d'une foule hilare et indifférente...comment lui infliger cette trahison ?

 Je voulais que soit doux et confiant son envol vers un monde où certainement on acceptait les chats capables d'aimer leur maître, en passant par la petite porte, mais en y entrant  tout de même.

Or, j'avais toujours espéré croiser le chemin d'un félin d'une beauté aussi remarquable. Je n'étais pas victime d'une imagination titillée par l'atmosphère de Capri, un lien existait entre nous, ce chat avait compté pour moi, et j'avais compté pour lui.  Soudain, une étrange certitude m'envahit, voyez- vous, les chats savent vous envoyer des injonctions pressantes en usant de télépathie, ceux qui m'attendaient en France ne s'en privaient pas,

Et cet inconnu si fatigué me priait de le ramener chez lui, c'est- à dire, chez moi, au bout de l'humble chemin empierré que fermait le portail aux vertes volutes de cette ruine qui me semblait plus familière que la vieille maison du sud de la France dont nous endurions l'humidité et les caprices depuis tant d'années.

 Je porte mon pauvre malade avec d'infinies précautions quand en descendant la via Follicara, un appel manque de me faire trébucher. Le chat ne bronche pas, signe des plus angoissants. Sur l'escalier grimpant vers la piazzetta d'où s'élance un arbre de Judée, j'aperçois la bonne âme des félins d'Anacapri, Felicia, ronde et souriante, la délicieuse créatrice de la communauté féline du village" d'en-haut ".Or, est-ce bien la charmante jeune femme avec laquelle j'ai plaisir à bavarder, ou ... 

Ne me suis-je déjà laissée prendre au jeu des Sirènes qui adorent se poster sur votre chemin, en empruntant l'apparence de vos amis ou connaissances ?

Felicia, Sirène ou pas, me salue, puis sa mine enjouée vire à la tristesse incrédule en découvrant le lamentable fardeau  que je berce dans mes bras.

 " Mais c'est le seigneur, dit-elle, dans son italien musical, celui auquel tous obéissent, le vrai maître des ruelles et des toits, il vit depuis si longtemps dans le jardin de la maison abandonnée que je le croyais immortel avec de pareils yeux, il vous aime, in n'a jamais oublié le soir où vous l'avez entouré de vos bras quand il grelottait sous la pluie, une nuit de tempête, si épaisse, si froide, et vous aviez le coeur rompu, ce chat vous rendu l'envie de vivre. C'était il y si longtemps, presque deux siècles si je me souviens bien. Dio mio, le pauvre, comme il semble fatigué... Qu'a dit le vétérinaire ? Ah, je comprends ,c'est la fatalité,  il n'y a plus qu'à prier Saint-François... Il a tant lutté pour son domaine, son destin a toujours été de lutter en vrai cavaliere, il a déjà vécu tant de vies, et en vivra d'autres.

 Les chats au regard bleu n'ont pas sept mais mille vies. Les chats blancs comme l'écume, aux yeux reflétant le ciel et les vagues de la mer profonde, lisent les pensées et sont les confidents des Sirènes.. Elles leur racontent d'incroyables choses quand elles reviennent la nuit bavarder sur les plages de rochers.

Dai! Veillez sur lui, et vous le retrouverez un jour, je me sauve, je n'ai que trop parlé ... Vous avez tant de peine, vous pleurez sur lui, il le mérite, il vous aimait tant autrefois...  Croyez- moi, cara amica, ayez- confiance, regardez au-delà de votre chagrin, ne craignez pas d'invoquez les Sirènes!."

" Et dans quel espoir, je vous le demande, dis- je indignée, ces Dames- Poissons traitent bien mal leur confident ! Voyez comme il souffre, c'est trop tard, je le ramène chez lui, dans son jardin abandonné, et nous attendrons ensemble..."

Le temps de serrer le chat contre mon coeur, Felicia a disparu ...Aucune trace de sa silhouette sur le raide escalier de la via Follicara, personne autour de moi, personne en bas, ai-je inventé, cette fugace conversation, suis-je en proie au délire ? Que m'importe ! Encore une longue marche, le soleil ne nous épargne pas ses feux, les pierres du sentier roulent, piquantes et traîtres, enfin, le portail, je parviens à me faufiler jusqu'à la terrasse aux balustres délabrés, et installe le chat sur mon cardigan.

J'étale nourriture et eau, et m'efforce de l'alimenter à la cuillère, le malheureux me lance un regard désolé, et refuse tout. Il pose son museau sur ma main, un oiseau chante en cascades du côté de l'allée de pins immémoriaux, une musique court en sourdine autour de nous, un air que j'ai entendu, si souvent et si peu, celui qui traversait mon rêve d'un jardin gardé par un portail vert, au bout d'un interminable sentier. Je ferme les yeux pour mieux écouter,  le chat s'appuie plus fort, je crois qu'il va enfin se reposer, trouver un répit salutaire. 

Hélas, d'un sursaut, le voilà qui se lève comme pour répondre à un maître invisible, puis il ouvre ses yeux, fixe un point devant lui, et fait mine de s'élancer, se ravise, et se blottit entre mes bras, me lèche la main, je le caresse, mon coeur fond de tendresse, je voudrais retenir la vie qui s'écoule, les grands yeux bleus me fixent encore, l'espoir le plus délirant m''emporte, je veux un miracle, le chat me lance un regard humide d'amour , un regard plus qu'humain, et, au bout de ma peine, j sens que  son souffle s'est éteint ...

Le froid de l'insondable peine me glace et me pétrifie. Ce deuil me frappe comme si je venais de perdre le plus cher de mes amis, j'ai une pauvre fourrure blanche encore tiède contre mon coeur et ne sais qui implorer. La maison inerte, vide, languissante, se réveille  peu à peu, rumeurs  et plaintes bourdonnent, on pleure avec moi, mais ce chagrin ne me touche pas, il vient de trop loin. 

Que pleurent les fantômes ensevelis en ces murs, ils ne m'intriguent ni m'intéressent.

Moi, je voudrais l'aide d'un vivant, et, en écho, retentit une voix bien connue, Salvo ? Non, pour une fois, c'est l'Homme- Mari qui se glisse entre deux fentes du mur demi- écroulé. J'en remercie le Ciel !

" Oh, le pauvre chat, je m'en doutais, mais si vite... D'après Salvo, il aurait mené une existence de guerrier, toute la communauté féline rampait devant lui, et ses yeux bleus impressionnaient les habitants qui le traitaient en demi-dieu auquel on doit offrir confort et nourriture succulente. Salvo affirme qu'il avait déjà plusieurs vies, donc, rassure- toi, sa nouvelle existence vient de commencer, ne pleure plus, écoute- moi ... 

Nous allons lui rendre les honneurs dues à son rang de Seigneur, et l'enterrer dans ce jardin, où si Capri le veut, nous entrerons un jour en propriétaires, et non en intrus risquant de récolter une bonne amende des Carabiniers. si tu peux le veiller sans t'effondrer, je cours acheter une bêche chez le quincaillier en haut de la montée. Calme- toi, tu as fait tout ce qui était envisageable pour qu'il se sente aimé  jusqu'à son dernier souffle..."

Cette façon d'envisager un drame avec tant d'optimisme me ramène à un héros littéraire adulé par les générations qui croyaient en l'amour pur, à l'honneur et aux fins heureuses. Mon chat blanc n'est pas mort en vain, il a accompli une mission, cette certitude absurde me ranime et à travers mes sanglots, je bafouille une leçon de littérature.

"Te souviens-tu du roman de cape et d'épée le Capitaine Fracasse, un chat à la robe de soie du plus beau noir, y réconfortait son maître, le piteux baron de Sigognac, beau et talentueux garçon que sa pauvreté enfermait vif dans son château saccagé et décati. Puis, vint le sourire d'une fille de prince qui s'obstinait à rester humble comédienne, puis, les aventures, la victoire au duel, et la récompense de l'amour;  une pluie de bienfaits tomba sur le jeune baron et ses tours délabrées. La nuit du mariage de son maître, le chat, tout étonné de dévorer à sa convenance, lui qui avait enduré tant de famine, s'abattit sur le lit du baron, emporté par une crise de gourmandise... 

Or, en lui creusant sa dernière demeure, le baron en pleurs mit au jour un coffre mystérieux. Il salua son brave chat, et déposa son lourd chargement devant sa jeune épouse, jeune femme  bonne et sensible qui soupirait en songeant au gentil animal qui n'avait guère profité de la neuve prospérité de son maître.   Connais-tu la suite ?"

" Je la devine, sur le lit nuptial s'étala un trésor légendaire, je présume ?" 

Je recouvre de mon cardigan le pauvre chat, et supplie l'Homme- Mari de se hâter, qu'importe le destin d'un chat littéraire ? 

"A la place du baron, dis- je, j'aurai préféré garder mon chat en vie.

 Un flot de pièces d'or oubliées par un ancêtre occupé à guerroyer en Terre Sainte ne pèse pas plus qu'une plume à côté de la vie d'un bon chat aimant ! mon cerveau est ravagé ..."

Jardin et maison, escalier décati, balustres fendues, chant d'oiseaux mélancoliques, herbes soulevées par une brise fraîche, parfums de miel et de fleurs, célèbrent ensemble l'envol du seigneur aux yeux bleus vers une vie inconnue. L'Homme- Mari s'active, la terre ne se laisse pas entamer, un très long moment s'étire, mes pleurs s'apaisent, mais mon coeur me fait mal. Enfin, nous faisons nos adieux...

 l'Homme- Mari redoute les incursions de bêtes malveillantes, il creuse davantage et, dépose le chat dans une cavité beaucoup trop vaste.

Est-ce la fin de notre plus triste aventure capriote ? Il nous reste à fermer l'autre partie du dernier refuge. Voici que la bêche heurte quelque chose, un bruit de métal froissé retentit, l'Homme- Mari se penche, et  débusque une sorte de boîte de bronze terni, gravée de médailles antiques...

A bientôt pour la suite de ce roman-feuilleton à Capri,

 Nathalie-Alix de La Panouse 

ou Lady Alix



Symphonie d'aigue-marine sur le golfe de Naples
Crédit photo Nathalie- Alix de La Panouse
Capri bourg, avril 2025





mardi 12 août 2025

L'heure des Sirènes ou Roman à Capri" La maison ensorcelée" Partie II chapitre 34

 A Capri, l'heure des Sirènes, avril 2025 crédits photos réservés V de L P


  L'art de ne plus savoir à quelle Sirène se vouer:

Entre invitation à un beau mariage capriote et maison disparue 

Cela faisait plusieurs années que nous parvenions à nous échapper de façon égoïste et opiniâtre sur les falaises d'Anacapri, le village des antiques bergers du rocher de Capri, connu même des esquimaux ou des Papous et en réalité inconnu au commun des visiteurs s'évertuant à s'enquérir de ce qui "en vaut le coup" entre le bateau du matin et celui de l'après-midi.

Cela faisait aussi un nombre assez remarquable d'années que nous nourrissions le rêve absurde d'acheter à un prix raisonnable une masure des plus tentatrices édifiée sur le roc d'un sentier fréquenté par une poignée de promeneurs et une flopée de chats, tous unis par la recherche invétérée de la plus inaltérable solitude. 

 Notre bel engouement s'était encore accru après la découverte que l'humble ruine aurait sans doute abrité un de mes ancêtres, officier  qui déploya une bravoure sublime  en boutant les Anglais de la roche capriote en octobre 1808, avant, une fois l'île sauvée de l'ambition britannique et de la possession française, de s'y réfugier corps et âme, tout en offrant un toit aux peintres et poètes de passage.

Cette générosité est maintenant ensevelie sous le sable du temps, l'atmosphère de la maison, le rossignol  du vieux jardin, le froissement mélodieux des ramures des immenses pins sur son allée, en parlent encore toutefois.

Au détour d'un chemin ne menant nulle part si ce n'est aux escaliers interminables descendant vers la mer, et après avoir écouté les conseils bizarres d'un gentilhomme affublé d'un chapeau un peu désuet, ce qui est le cas de beaucoup d'hommes élégants en Italie, le hasard, qui n'existe pas à Capri, m'avait incité à suivre un chat fort déterminé qui me guida jusqu'à un portail en fer verdâtre veillant sur le plus vétuste et le plus parfait des escaliers de Capri.

J'étais arrivé au port ... Le jardin qui hantait mes songes enfantins frémissait de ses buissons échevelés derrière la grille décatie. Cette certitude atteint son comble avec l'assentiment subit de mon Homme-Mari qui pourtant ne comptait dans sa glorieuse troupe d'ancêtres aucun fou disparu jadis au bout d'un sentier d'Anacapri. Cette ruine, flanquée d'une terrasse aux balustres cassés, aux majoliques fendues, à l'harmonie proprement capriote, était la nôtre, depuis les temps immémoriaux, les Pélasges Grecs venus de la haute -mer, les corsaires , les Sirènes d'Ulysse et celles dont les noms se sont perdus dans les brumes de l'antiquité ...

Hélas, nous avions oublié que sur l'île des anciens dieux et des nouveaux Heureux du monde, le moindre tas de gravas valait son pesant d'or fin !D'espoir en bataille, de fausse nouvelle d'héritage insensé, aux méchancetés des princes de l'immobilier, nous arrivions à la déroute d'une vente aux enchères par le tribunal de Naples. Quand, combien ? 

L'obscurité s'épaississait chaque jour davantage, pourtant, si la maison ,proposée certainement à son prix excessif,  restait invendue, elle reviendrait à la baisse. Le temps allait peut-être se montrer notre allié ... si les Sirènes voulaient bien nous donner un petit coup de main ...

Or, ce soir, la veille de notre retour en France, nous ne pouvions nous permettre que des séjours fugaces, Capri semblait nous témoigner son soutien :

On nous y invitait à un mariage ! Faveur rare, honneur insigne !

Notre merveilleuse petite nièce de coeur, la douce, la ravissante, le sourire de Capri et la grâce d'Anacapri réunies sur une seule exquise jeune fille allait enfin épouser son éternel fiance, un jeune apollon qui n'avait qu'un défaut: être Napolitain au lieu de descendre d'Auguste ou de Tibère ou des pirates Grecs conquérants de Capri. Ne parlons pas de la fugace influence française sous le règne du volcanique et éblouissant Murat !  

Je n'ose bien sûr avouer que nous venons, le jour- même, de réserver notre logis habituel, un mois juste après le déroulement de ces noces  qui promettaient de répandre tant d'amour et d'amitié dans l'air pur de l'île que même le monte-Solaro risquait d'en fleurer le consolant parfum. Or, il nous incombe de lancer un appel urgent aux dernières chambres encore libres au moment de ce mariage dont, raffinement oblige, les campanelles chanteraient l'allégresse à la fin de la haute- saison.

Peut-être serions-nous obligés de goûter au confort des rochers ou des prairies à pic-des précipices !a ce moment de l'année, la terre ne se précipite-t-elle sur les terrasses de Capri ?

J'ai soudain la crainte extrême que la messe soit célébrée en l'église ombrageant la Piazzetta !

Autant dire, l'équivalent d'un mariage aux invalides, ou en l'église de la Madeleine, et sur la place la plus encombrée au mode de juillet à la mi- septembre ... Mais, il faut observer les coutumes du pays, et tant pis si celles de la contrée des Sirènes s'amusaient à bouleverser les amateurs de solitude et de paix que nous restions, à Capri ou dans notre campagne reculée...

"C'est un signe du Ciel, notre anniversaire de mariage se fête le jour des noces de Giulia!

 J'ai assez d'économies pour retenir le séjour, et l'Homme- Mari se fera une joie de nous prendre les billets d'avion ..."

 L'Homme- Mari, un peu pris au dépourvu par cette invitation aussi séduisante que peu raisonnable, ne sait quoi répondre et  se contente d'approuver d'un sourire; puis, devant les visages radieux de nos amis, .l'attendrissement et l'affection qu'il éprouve à l'égard de notre Giulia, l'emportent et le voilà congratulant l'heureuse et généreuse famille.

 "Bien sûr, dit Giulia, mon fiancé et moi désirons une cérémonie très simple, mais très belle, très fervente, et bien sûr, ici , chez nous, en notre église de Santa Sofia, la plus charmante d'Anacapri. Pourquoi descendre en bas ?"

L'Homme- Mari laisse échapper un soupir heureux, et j'embrasse la future mariée sans chercher à feindre mon soulagement !

 Nous resterons sur la montagne, au pays des bergers, et des rêveurs, la noce grimpera bravement les traverses de l'ancien hameau de Caprile avant de resplendir dans cette église pareille à un coquillage immaculé de Santa Sofia, nous sommes sauvés de l'agitation irrépressible de Capri  et de la horde de curieux prenant un beau mariage pour un spectacle offert par l'Office du tourisme !

 C'est le coeur léger que nous revenons sous les étoiles claires , la mer laiteuse au loin ne bouge pas  pus qu'un lac paisible, sa voix se fait refrain ténu, et les buissons  aux  roses fleurs de Câpres  frémissent sur le sentier bordant les maisons de pierre aux jardins de citronniers blottis au pied du Monte-Solaro.

L'Homme- Mari me rappelle que demain  nous faisons une ultime folie: un déjeuner dans le jardin le plus vanté d'Anancapri, un cadeau à Arturo et Léna, notre écrivain, créateur de lunettes extravagantes, opticien zélé et dévoué, violoniste sensible, homme d'affaires et doux rêveur,, mélange typiquement capriote, et sa jeune femme courageuse et patiente

.Ensuite, sonnera l'heure du départ ...

Ne pas acheter cette maison maudite qui nous nargue depuis plusieurs années, s'amuse à nos dépens, ne doit pas nous aigrir, qu'importe après tout , sur ce rocher antique, sur ce morceau de Grèce flottant, ce souvenir vif de l'Odyssée, nous comptons désormais des amis fidèles, nous existons  en dépit de la rapidité de nos séjours et de notre absence totale de dépenses mirobolantes !.

Toutefois, quelque chose m'oblige à ne pas abandonner, demain, avant le rendez-vous, je filerai vers le portail vert outragé, et je tenterai de défier le destin. J'ai l'intuition que quelqu'un a besoin de moi,..

Cette certitude m'ôte le sommeil, et m'envoie à l'heure du premier bus sur les marches usées de la traversa couverte d'herbes humides aboutissant au chemin ignoré que je connais trop bien ...

 Voici le portail toujours ravagé, le jardin aux broussailles toujours échevelées, et un miaulement rauque, plaintif, l'appel au secours d'une créature souffrante 

Je n'hésite plus, tant pis pour les Carabiniers, les officiers de justice, les visiteurs étranges, animés des pires intentions certainement et qui plus est à l'égard des Françaises romantiques et amies des bêtes, j'avance entre deux fentes du mur, et cherche quelle bestiole céleste ou terrestre gémit de façon lamentable au sein de ce paradis en détresse..

sous un amas de feuillages , dissimulé par quelques branches cassées, un chat qui fut blanc comme neige, endure une douleur violente, le coeur serré, je me précipite, caresse le malheureux animal, et l'emporte dans mes bras.

 Les rares passants me lancent un regard approbateur, par contre, qu'il est pénible de garder la pauvre bâte contre ma poitrine sans lui infliger d'autres souffrances ... L'Homme- Mari, entouré de sacs, me voit entrer sur la point des pieds et installer un chat  presque inconscient,, à l'ombre de la loggia, à l'heure où il est grand temps de nous poster au restaurant, avant  les adieux et la descente au port.

 "Je ne pars plus, je ne déjeune plus avec nos amis, rien de cela n'a d'importance,  dis- je d'un ton définitif, ce chat a besoin de soins, le vétérinaire se trouve deux rues plus bas, à l'entrée du quartier Boffe, Salvo qui aime tant son chie,  et tous nos amis ou connaissances adorant leurs compagnons, m'ont expliqué qu'il avait sauvé des animaux dans un état désespéré..

Vois-tu,  s'il reste une chance de rendre ce chat à sa vie heureuse, je m'en voudrais toujours de ne l'avoir pas tentée ! Capri me le demande, les Sirènes aiment les chats blancs, c'est un signe, un défi, et de toute manière, je ne peux abandonner un animal qui m'a supplié de lui venir en aide, je l'ai entendu gémir dans le jardin de "notre" maison, essaie de comprendre : que nous habitions ou non cette maudite cabane en ruines, je sauverai son chat- gardien.

Je t'en prie, envoie un message aux amis, et explique à quel point la situation est grave, ils comprendront, ce sont des braves coeurs !"

L'Homme- Mari est loin de ce beau discours,  mais cela ne l'empêche pas de caresser le chat , histoire de me montrer sa bonne âme, enfin, pensant que ma folie momentanée va s'évanouir face à la réalité impitoyable, il désigne nos sacs amoncelés devant la porte.

"  Oui, Arturo et Lena nous pardonneront, cela ne sera que partie remise, mais tu ne vas pas rester seule ici, et où d'ailleurs, la charmante propriétaire s'attend à notre départ, nous avons du travail en France, et même plongée dans l'étourdissement habituel de Capri, tu t'en souviens ?

 Ce chat mérite d'être confié à un vétérinaire qui soulagera ses derniers instants, la bonne action sera accomplie, on ne t'en demande pas davantage , allons, c'est la tristesse du départ qui te fait réagir comme une enfant!  Nous avons juste le temps de déposer ton protégé, je vois très bien où, un porche splendide devant lequel les amis des bêtes piétinent".

"Non, je ne quitterai pas ce chat avant ... son envol chez Saint-François...

 C'est impossible, c'est ridicule, absurde, mais Capri l'exige, j'obéis à Capri."

 L'Homme- Mari soupire lugubrement, ouvre son portable, et  consulte les horaires variés des bus, bateaux et avions, moyens modernes de nous évader de l'emprise des Sirènes ou de la demi -démence suscitée par la l'île ensorcelée.

 " Je t'accorde ce dernier jour, mais ce soir, nous ne pouvons nous permettre de manquer l'avion, sinon, nous serons bloqués ici, obligés de louer n'importe quelle chambre je ne sais où, et risquant de perdre la confiance de nos associés divers .. Nous ne vivons pas de l'air du temps et tes Sirènes ne se soucient  de gagner leur  pain ou de régler leurs impôts !."

  Dix minutes plus tard, le ciel nous tombe sur la tête.,

Le vétérinaire est pris ailleurs, très loin, à Sorrente, ou Amalfi, ou les deux ! le cabinet fermé, la rue déserte, Salvo ne répond pas, l'Homme- Mari s'impatiente, passe des coups de fil, se querelle de l'autre côté, et me tance ..

 Mais, ce chat  aux yeux d'aigue-marine se meurt dans mes bras et je resterai avec lui  jusqu'au bout  ...

 Or, voici que chatoie le ciel rose, que soupirent les vagues de nacre et de miel, c'est l'heure des sirènes et je sens que ces bizarres filles du dieu de la mer  approuvent la décision d'une mortelle..

 A bientôt pour la suite de ce roman à Capri, 

 Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse


 

mardi 22 juillet 2025

Une émeraude aux Sirènes ou l'art de naviguer entre Capri et Amalfi : "La maison ensorcelée" Roman à Capri Partie II chap 33

La crique de Nerano ou les sortilèges des Sirènes

La maison ensorcelée

 Roman à Capri 

Seconde partie


 Nous venions de justesse de monter à bord du petit bateau intrépide qui  affronterait  la traversée de la mer profonde et toujours agitée de la Punta  Campanella, jusqu'à Capri.

Nous sommes seuls et passablement taciturnes. Chacun de nous trois remonte le fil de ses pensées secrètes, de ses émotions discrètes, enivrés par la rude routine des vagues. nous rêvons, nous glissons entre deux états- d'âme, saisis de torpeur sous la brise qui titille l'écume, en charriant de vigoureuses senteurs marines.

Fils Dernier ne songe guère à son portable, l'Homme- Mari lance un dernier regard aux rudes îles Galli dont.la lumière d'or pâle chatoyant en tourbillon gracile entre la mer et le ciel, ne parvient à adoucir les contours, tailladés jadis par la main farouche d'un cyclope irascible.

Voici la côte d'Amalfi, qui se noue et se dénoue, élancée de flèches de roche lisse, ceinte de remparts et couronnée de tours, creusée de grottes, sauvage et séductrice, .Voici les criques tentantes, les trouées inconnues, les îlots soulevés sur l'eau comme une échine de tortue.

Sortilèges jaillis de la nuit du monde, poésie barbare, beauté qui terrasse et ranime, longer ce paysage prend la tournure d'un pèlerinage vers le sanctuaire des divinités dont les yeux vous guettent, invisibles et ironiques. une longue faille intrigue, je donnerais toute la fortune que je ne possède qu'en rêve, pour supplier le capitaine de rompre avec son itinéraire, et de filer droit vers ce village, ce port étroit, clair et déjà obscur, bordé d'une plage hérissée de maisons gracieuses, parfait refuge pour les marins en détresse,  délicieux rendez-vous pour les amoureux timides, et  cachette idéale pour les derniers corsaires ! 

Une attendrissante crique se devine dans les flancs âpres de la falaise, une tour oscille sur un promontoire austère, nous naviguons juste en face de Capri maintenant, et les massifs, les géants, les angoissants rochers des Faraglioni irradient d'une puissance maléfique au-dessus des vagues tourmentées. les Faraglioni ou les Sirènes maudites ! Que c'est étrange, voire provocant de les contempler comme si ces trois remparts, installés par un cyclope, nous signifiaient un ordre ou un avertissement trop ancien pour être compris ...

Notre étourdi de  bateau ne fendrait- il les eaux d'un domaine liquide autrefois interdit aux mortels ?

Un temple voué aux sirènes ne se cacherait- il dans les secrets de cette mer qui vient de se teinter d'une nuance vineuse rompant avec son bleu limpide tant adulé ?  Même les mouettes encerclant notre bateau  baissant leurs cris d'un ton. Que craignent-t-elles ces irréductibles  effrontées ? Où sommes-nous ? Dans quel piège une divinité sortie de son sommeil immémorial essaie- t-elle de nous faire basculer ?

  Tout à coup, ma main droite gonfle, le doigt portant la bague à l'émeraude fendillée regimbe, la pierre scintille d'un éclat vert -bleu presque insoutenable. Quel est ce port  vite indistinct sous l'ombre du soir ? Ce port que je puis atteindre, et qui m'attire comme un aimant ?

" Nerano !"

L'Homme- Mari s'est réveillé de sa charmante léthargie suscitée par la chaleur de Positano, le vent frais lui redonne vie et vigueur, et le sens de la géographie maritime .

 De sa poche, il extirpe une carte marine froissée et nous annonce, sûr de son fait, ce mot mélodieux :

" Nerano ! C'est là, je rêve d'y entrer, par la mer surtout pas en suivant la route par la corniche. Notre oracle habituel, Salvo, n'a cessé de me scander la musique de Nerano, le seul port encore  un peu oublié des touristes croisant de Naples à Salerne,  à vérifier tout de même... Mais regardez, la crique semble si étroite, mais le village se penche du haut de la falaise vers Capri, et le port sort d'un livre d'autrefois, regardez vite, nous nous en éloignons déjà, quel dommage, il faut louer un bateau, même de Sorrente et revenir faire du cabotage dans ce coin, la traversée depuis Capri vers la Punta Campanella risque de nous attirer des ennuis si le temps change, mais de Sorrente tout de même...Cela ne vous tente pas ?"

 Bien sûr que si ! et Fils Dernier attrape la carte humide en se moquant de cette manie d'un autre siècle, du papier humide , comment s'y fier ? Un bon GPS  marin, voilà l'assurance de cingler vers les prodiges inconnus de ce port qui brille et chatoie avant de s'enfouir définitivement dans son nid de roches fauves.

L'Homme- Mari brandit son portable, fils Dernier agite la carte, et tous deux me tournent le dos, nous longeons une sorte de faille débouchant vers une crique extrêmement resserrée que surmonte une de ces tours branlantes  dont la mission jadis fut de guetter les flottes de pirates. La mer assez nerveuse décide de piquer une colère fâcheuse pour notre équilibre,. C'est le moment de  virer vers Capri  qui s'élargit sur l'horizon. nous allons naviguer au-dessus des gouffres, et affronter un bon tangage ! 

 A notre surprise, le bateau ralentit, cherche-t-il à amadouer les Sirènes avant de réunir ses forces pour la traversée toujours hasardeuse à l'extrême pointe de la presque- île de Sorrente?  Un voile de silence tombe sur les rares passagers,  personne ne bouge, et le bateau fait des ronds dans l'eau vibrante. Mue par une intuition confuse, j'avance vers la rambarde mouillée d'écume,  quelque maléfice nous retiendrait- il captifs entre Nerano et la Punta Campanella ?

Nerano ? Neron ? Tibère ne portait- il ce patronyme ?  Encore et toujours Tibère !  Ainsi, à l'instar de Capri, Nerano brilla d'un sourire adorable et d'une sérénité charmante à l'époque où la maison que nous aimons d'un amour impossible s'élevait déjà , blanche et  offerte au vent et au soleil, à deux- pas du mystérieux palais  où les empereurs s'abritaient des tempêtes d'hiver. 

Je sens sur ma main gauche  une brûlure qui augmente au point que je suis obligée de laisser la bague romaine glisser dans mon sac. Ma main ne témoigne d'aucune blessure, pourtant la souffrance persiste. quelque chose me pousse à me débarrasser de cette pierre à l'éclat trop vert pour une honnête émeraude fendillée et cassée, égrisée et rompue. 

Sous les feux du soleil prêt à se laver au fond de la mer profonde, comme le disait Baudelaire, la gemme maudite brille d'un éclat intérieur, si étrange et si redoutable que je ne doute plus: je n'ai qu'à ouvrir la main, et ce bijou qui a pris trop d'influence sur ma vie , ce faux talisman capable de ranimer un passé encombrant, servira de sacrifice aux Sirènes jalouses. si je le jette au sein des flots,  peut-être -je serais libérée de mes retours nostalgiques aux amours mortes, libérée de mon fantôme moqueur, libérée de Capri ! 

Je reviendrai ainsi, avec un peu de chance une personne tranquille, raisonnable, n'éprouvant en aucune façon le désir irrésistible et lancinant d'acheter une masure  ensorcelée sur l'île la plus connue du monde, sous  le beau prétexte  que ce tas de ruines fut ma maison de famille deux siècles auparavant ...

Le petit bateau pirouette, joue à virevolter, saute sur les vagues irascibles et ne se décide toujours pas à piquer droit sur Marina Grande  que l'on devine au bout d'un chemin bleu irisé de lait et de miel,  la traversée vers Capri en cette heure d'une clarté emplie de la douceur du couchant qui s'annonce, revêt la splendeur d'une aventure entre deux mondes ..

Il faut en finir !  Que vais-je choisir ? L'oubli prudent ou la poursuite insensé de ce rêve montant d'un obscur passé ? La maison ensorcelée va se vendre bientôt aux enchères, nous manquons de la fortune obligatoire pour attraper au vol un jardin à Capri, c'est indéniable, indiscutable et croire en un trésor caché sous un buisson nous fera sombrer dans le ridicule.

Mes amours mortes depuis deux presque deux siècles ? Que m'importe si elles me furent tendres, tristes, ou cruelles, elles n'existent plus, et si cette stupide émeraude s'entête à me prouver l'inverse, eh bien, c'est tout simple, un seul geste et  le sacrifice sera accompli ...

.Je ne serai bientôt qu'une voyageuse ordinaire, sans regrets, sans passion, animée de simple et élémentaire curiosité, allant de Capri à Palerme, et de Palerme en Toscane, dans le seul dessein de voir mes  humbles et fugaces jours de liberté s'épanouir en toute quiétude. Une voyageuse sans bagages, renvoyée de l'autre côté du miroir ...Autrement dit, un monstre tranquille et inutile !

Vais- je vraiment choisir cette destinée qui n'en est pas une ?

Mais, si je garde la bague à double- vue, je ne serais jamais délivrée du joug du passé, de l'enchantement de Capri, de l'infernal désir de revenir chez moi, au bout de ce village de la montagne où j'ai vécu , où je voudrais vivre ... Je ne serais qu'une ombre parmi les ombres... 

Que faire ? et pourquoi cette torpeur? 

Le vent  a disparu, le bateau semble cloué sur place, personne ne fait plus attention à personne...

"Si c'était si simple... Vous mélangez tout, comme d'habitude, vous n'avez décidément pas changée."

Qui a parlé ?

Une  brumeuse silhouette vacille au bout du pont, mon éternel visiteur s'amuse encore une fois à me bouleverser.... 

Ce  lieu est hanté !

" Hanté ? Oui, c'est le mot, consacré aussi, souvenez-vous ! Sur les monts de Nerano, voici trente siècles, on invoquait les Sirènes dans un temple aux blanches colonnes qui regardait leurs trois formes pétrifiées,  ne racontiez- vous cette légende à qui voulait l'entendre ?

 C'est l'endroit idéal pour accomplir votre petit sacrifice, les  trois Sirènes sauront vous en récompenser, croyez- moi ! 

 Peut-être vous donneront -elles l'oubli, le doux, l'ennuyeux oubli,   vous n'aurez plus de doutes, plus 'encombrantes visions,  plus d'obsession des amours de Capri, et plus de passion pour l'île.

 Peut-être vous combleront- elles d'une autre façon, comment savoir avec ces créatures tissées d'écume et de caprices ?

Allons, qu'attendez-vous?  Osez et vous verrez bien ce qui vous arrive !

Avant vous, une impératrice est venue ici, elle s'est penchée  du haut de la villa San Michele, a contemplé le golfe et donné l'ordre de lui prépare un bateau pour Nerano , et, juste au pied de la falaise sur laquelle des marins craintifs suppliaient les Sirènes d'épargner leurs pauvres vies, elle lança un collier de perles à l'orient parfait, en priant les cruelles créatures de lui donner l'oubli, la paix, l'indifférence merveilleuse  au bonheur et au malheur. Penchez- vous, il est possible que l'éclat de ce bijou s'aperçoive encore ...  

Alors, imiterez- vous l'impératrice  des regrets ? Que demanderez- vous ?" 

C'en est trop ! Ce fantôme envahissant s'empare de mes pensées, quel charme aurais-je pu trouver à cet être froid dont la voix métallique meurtrit ma mémoire, l'émeraude est prête au sacrifice, mais à cet instant précis, le bateau se lance en avant, Capri se dresse, refuge inexpugnable, citadelle nourricière, masse austère et prodigieuse, je ne vois plus qu'elle, et m'assois, épuisée sur un banc dur comme du fer.

"Je n'ai rien à demander, si ce n'est d'entrer un jour dans le jardin abandonné de notre ancienne maison... Ce souhait vaut-il une émeraude sans valeur ? Les Sirènes me riront au nez ! "

"Vous avez tort... Le sacrifice librement consenti d'un talisman, d'un souvenir heureux, du dernier vestige d'un amour interdit, entraîne souvent la réalisation d'un voeu, à condition qu'il ne soit pas injuste. Quelle lâche vous restez !  eh bien, adieu pour cette fois !"

 Je n'ai pas donné mon émeraude aux Sirènes ... Capri l'a emportée, je ne redeviendrai jamais une personne raisonnable, d'ailleurs, ce mot me fait horreur, pourquoi renier un passé qui nous a incités à débarquer au pays des Sirènes? Cette émeraude, dénichée par un hasard fallacieux dans la cave d'une antique maison  du quartier de Santa Chiara à Naples, puis  arrachée à moi, le soir-même par un inconnu des plus polis, disparue, enfin revenue dans une enveloppe barbouillée d'une écriture illisible,  que je ne lis que trop bien,  cette pierre rebelle est un don du destin.

 J'en prendrai soin, sans me  poser de questions, et  en veillant à ne pas me livrer inconsidérément aux visions qu'elle fait naître...

Le petit bateau secoue sa torpeur et s'élance vers Capri sur des vagues galopant comme un troupeau de poneys liquides.

 La mer s'apaise au fur  et à mesure que l'île se rapproche, le soleil a commencé son itinéraire fantastique du ciel aux gouffres marins, une beauté farouche et radieuse fige le golfe qui semble de lait et de vin, de mile et de sang, le port de Capri étincelle encore, et la brise fraîchit, les rocs cyclopéens bondissent devant nous, et la paix du soir tombant nous souhaite la bienvenue. 

Mais, l'équipage soudain en alerte, nous pousse sans ménagement sur la passerelle ! 

Le bateau doit filer vers Naples, et nous voilà abandonnés sur la quai de lave, à l'heure incertaine où les ombres  vaporeuses s'accrochent aux montagnes

. J'ouvre mon sac afin de régler le funiculaire, je fouille, tâtonne, vide le contenu, serre les dents, tremble : mon émeraude s'est envolée...

"Tu as perdu quelque chose ? Pas notre carte de crédit ? "

"Non, quelque chose sans importance, la vieille bague de la brocante de Santa Chiara,  je parierais qu'il s'agit d'une farce des Sirènes !Je plaisante, rassure- toi ! Qu'il fait froid ce soir, prenons un taxi ou nous reviendrons gelés à Anacapri ..."

Mais je ne plaisante  pas. Mon sacrifice a été accepté, où cela va-t-il nous mener ?

Au bien, au mal ? "Les dieux décident" disait Nausicaa à Ulysse ...

A la place de la belle princesse des Phéaciens, voici Flavia, reposée et souriante qui vient à notre rencontre via Follicara. Salvo l'accompagne dans leur promenade vespérale, rite ancestral en Italie auquel on ne déroge que rarement, surtout, à Capri.

L'Homme-Mari commence une discussion animée avec notre ami Salvo, Fils Dernier s'éclipse en sortant son portable, et Flavia devine que je suis à la limite de la crise de nerfs.

J'essaie de lui expliquer l'inexplicable et m'embrouille en montrant ma main gauche nue, une légère rougeur encercle mon annulaire ...

"Nerano ? Vous avez eu le vertige et vous avez confié votre bague antique à la mer sans y penser ... 

C'est un cas très fréquent,  vous n'êtes pas la seule victime de cet enchantement; vous comprenez, juste au pied du promontoire de Nerano, à l'époque des pirates grecs, nos ancêtres, se dressait le plus merveilleux des temples du monde antique, une envolée de statues, de colonnes en marbre blanc comme neige, les dieux avaient ordonné que soit élevé ce sanctuaire aux sirènes, et les pauvres marins  leur offraient des présents, surtout des émeraudes ou des pierres vertes et bleues, qui tourbillonnaient sur les roches avant de disparaître dans les profondeurs marines.

Enfin, ne me considérez pas de cet oeil inquiet ! Vous qui aimez l'Odyssée à la folie, écoutez  ce passage, je le connais par coeur, tout devient clair, Nerano est hanté  depuis trente siècles un lieu par les Sirènes:

"Bientôt le bon vent qui poussait le solide bateau nous mit près des Sirènes.

Soudain la brise tombe; un calme sans haleine s'établit sur les flots qu'un dieu vient endormir. Mes gens se sont levés, dans le creux du navire, ils amènent la voile ..."

Flavia me laisse respirer, puis, elle dit d'une voix sereine:

"Vous êtes au pays des Sirènes, tout peut arriver, le bon, le mauvais,  des rencontres, des retours vers le passé, une maison ou un refus, nous ne décidons que par hasard, et le hasard n'existe pas à Capri.

Venez prendre un verre à la maison ! Nous avons une grande nouvelle à vous annoncer, à tous deux, et même à votre fils: notre belle-fille va mieux, et notre fille se marie !  Sirènes ou pas, vous êtes invités..."


A bientôt pour la suite de la seconde partie de ce roman-feuilleton "La Maison ensorcelée",

 entre Capri, Naples, Sorrente, et Amalfi...

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse


                                                            Au pays des sirènes  
                                                                          Positano avril 2025
 
                                                            Crédit photo: Enguerran de La Panouse 

                                                           

 








lundi 7 juillet 2025

Positano, chaleur, poussière et retour vers le passé: "La maison ensorcelée" Roman à Capri Partie II chap 32

 A Positano : tumultes d'avril et balade vers le jardin des amours oubliées

 "La maison ensorcelée" 

Partie II Chapitre 32

Positano ! Le rêve d'enfance de l'Homme- Mari débutait par une sérieuse envie de fuir les ondes déchaînées de la foule cosmopolite dévalant les escaliers ou les escaladant  avec une frénésie désordonnée. Ce mouvement permanent ne suscitait- il  jadis la vocation d'ermite chez les êtres humains encore doués d'un certain bon sens ? Indifférentes à ces émois d'un autre âge, les grappes mouvantes, à demi- dévêtues malgré la brise d'avril, loin de chercher le silence et la paix, se précipitaient sur la plage et s'étalaient sous les parasols parmi les chansons stridentes lancées depuis les bars à peine ouverts. 

La saison d'avant la saison se célèbre avec une énergie débordante et un vacarme retentissant !
Postano n'est pas Capri, mais elle s'attache à guérir regrets sentimentaux et relents mélancoliques de tout son entrain ravageur.

 Les regards de Fils Dernier s'attardent sur une armada de jeunes  beautés du nord, parfaitement potelées, blanches comme le lait, leurs aimables rondeurs jaillissant de bikinis ornés de citrons, toutes décidées à prendre possession du moindre grain de sable afin de passer au plus vite de la nuance laiteuse à l'incarnat des poissons rouges.

" J'imagine le spectacle en juillet" dit-il en imitant le ton dédaigneux d'un philosophe fort détaché des contingences de bas- étage.

Puis, rompant avec la réserve hautaine des penseurs éthérés, il ajoute d'une voix plus humaine:

" Je reviendrai  peut-être ici en septembre, si  Dieu le veut, et bien sûr si vous louez un des appartements de cette vieille maison que vous êtes incapables de quitter. comment pouvez-vous être si conservateurs ?Une balade avec des amis dans ce village pareil à une gigantesque boîte de sardines, serait tout de même amusante. Sans l'art de faire des connaissances impromptues, à quoi bon le voyage ?

 Cela tenterait peut-être les fameuses nièces de votre amie de Naples ? Mais, j'ai le temps d'y penser, si nous escaladions la ville vers une Trattoria convenable maintenant ?

  Entrons dans la bataille ! Le monde entier s'est-il juré de visiter Positano en même temps que nous ?

 Je regrette presque Capri, son silence dans les bois, ses sentiers perdus, et ses criques désertes au printemps. "

Fils Dernier, sur ce beau discours, remarque une brèche au sein de la vague humaine, y plonge, et en ressort quelques marches plus haut, indemne, et enthousiaste. Il ne nous reste plus qu'à nous hisser à sa suite, degré par degré, en évitant tant bien que mal de heurter des files de visiteurs ignorant  superbement notre existence, Du mythique Positano, je n'entrevois que des murs de pierre, des portails clos sur des jardinets invisibles, des portes massives, et toujours ces volées de marches, cet interminable escalier dont l'étroitesse et la raideur font sérieusement vaciller notre bonne humeur.

Pire: je commence à en avoir par-dessus la tête de ce maudit Positano,  prétendument le joyau de la côte Amalfitaine. Voici  quelques siècles, sans doute, aurais-je cédé à la fascination de cette singulière faille creusée par une main divine dans la montagne et qui s'est hérissée de maisons fragiles, de vergers suspendus, de terrasses gracieuses, un village aérien, installé à la manière d'un énorme nid au-dessus de la mer.

 Mais en ce jour étouffant, perdue moi-même au sein d'une époque qui prétend que l'art du voyage se résume à faire un tour en groupes compacts au lieu de laisser l'inattendu vous bouleverser, et le passé vous sauter au visage, allons donc !  en vérité, nous sommes englués dans  cet étouffant Positano, jusqu'au prochain bateau en partance vers Capri.

 Ce cauchemar est des plus risibles et j'ai honte de moi. Gardons l'espoir, et élevons- nous jusqu'à l'épuisement de nos forces, quelque merveille, et qui sait une trattoria , nous surprendra certainement au sommet de cette "traversa" qui exténueraient de bons vieux dromadaires,  et qui pour le moment ne nous offre que l'ennuyeux spectacle de dos suants ou de faces haletantes. L'air pur du large, ou de la montagne, se respire -t-il parfois à Positano ?

 Ce gros bourg est taillé à même la roche au coeur d'une sorte de gorge profonde, chutant dans un vallon que je m'échine à  découvrir, tout en n'apercevant que des placettes biscornues, des murs enfouis sous les lianes des Bougainvillées et des citronniers en pots placés sur les seuils, une façon de réconforter les courageux en mal d'escalade vers un sommet qui n'arrive toujours pas.

L'escalier tourne, la foule s'égaille, le vent se lève et enfin, une vue d'une beauté à serrer le coeur et à ragaillardir l'âme se déploie par -delà les maisons aux vives nuances et les ruelles peuplées de visiteurs frénétiques, éberlués d'assister au passage incertain  aux "Heureux du monde" en limousines sombres, lunettes sombres, vitres fumées.

 Mais sur l'horizon étincelle Salerne la belle des belles, et au bout du golfe, une chaîne de montagnes vaporeuses. La mer a la pureté glacée et  brillante d'une prodigieuse aigue-marine, le monde se pare d'une chatoyante irréalité, et c'est cet instant précis que choisit Fils Dernier pour briser le sortilège en nous désignant une trattoria séparée du paysage par une haie fleurie. L'Homme- Mari pousse un soupir de soulagement, et je ne suis pas si mécontente de troquer la vibrante poésie sommeillant dans le Positano bruyant et tonitruant, contre un repos à l'ombre des Lauriers -roses.

 La fatigue engendrant l'étourderie, nous oublions de jeter un oeil sur les prix des menus, et acceptons la table proposée par deux jeunes gens parlant seulement italien et assez aimables pour comprendre le nôtre.

Autour de nous, quelques familles nous surveillent avec une admirable discrétion. Les voyageurs hésiteraient- ils à se hisser jusqu'à ces hauteurs ? De l'autre côté de la rue, s'ouvre une grande grotte dont les parois clignotent, chargées de bougies ou de petites lampes, en l'honneur de la Madone. Un homme promenant son chien, ôte son chapeau, et installe un bouquet dans un vase sous une image sainte, Positano a plusieurs visages, et celui-ci m'émeut au point de m'inciter à accepter les suggestions du charmant cameriere. 

 Fils Dernier et l'Homme- Mari se concertent,  se concentrent, se chamaillent, et las d'essayer de traduire les noms imagés de la kyrielle de "plats du jour", finissent par lâcher prise. L'aventure, c'est l'aventure! Que ce charmant jeune héritier des Pirates d'Amalfi, ou des chevaliers de Sorrente, choisisse  à la place de ces trois voyageurs trop éreintés pour percer les mystères de la cuisine locale !

Un riostto stupéfiant nous entraîne vers les béatitudes promises aux voyageurs estimant leur devoir accompli. A mon immense étonnement, L'Homme- Mari et Fils Dernier refusent de bouger avant les "dolce". mais, en gentilhommes courtois, ils m'accordent l'entière liberté d'errer en quête  de rencontres extraordinaires, de statues extraordinaires, de chats non moins prodigieux , tout en me gardant de succomber aux beaux Italiens  et aux colliers de corail vendus souvent par ces derniers à des prix exagérés, les vertus de Positano ne sont-elles de vous ôter votre élémentaire bon sens?

 Recommandation qui s'applique autant à Sorrente, Capri, Amalfi et tutti quanti sur les rivages escarpés de l'antique "Grande- Grèce"...

Je fais mine d'approuver, et me sens au contraire déterminée à abandonner tout bon sens, sens commun et raison raisonnable. Le vent de la mer monte sur l'escalier longeant la grotte mystique, je sautille presque sur les marches lisses, et prend mon élan quand un habitant du cru sort de sa maison protégée d'une sorte de rempart et me scrute en arborant la mine la plus horrifiée.

Je m'apprête à  lui demander si ce chemin aérien m'amènera à un belvédère,

"Où allez-vous? Cherchez-vous quelqu'un? il y a un hôtel pour les personnes de votre style, mais plus bas, en suivant la petite corniche, c'est facile, redescendez et je vous guiderai, vous avez choisi un bon hôtel, élégant et tranquille, votre mari vous rejoindra-t-il bientôt ? Ou, pardon,  une vedova ? Che peccato !, una bella Donna sola a Positano !"

Ciel ! serais-je tombée sur un séducteur à l'italienne ? Je réplique, indignée,  dans mon italien de fantaisie en jurant mes Grands- Dieux que mon époux n'a aucun désir de me transformer en "vedova', et qu'il m'attend en bas, à la Trattoria des Lauriers- Roses. *L'Homme rit , et d'un ton plus amène,  je lui confie  que je cherche simplement une  belle et vaste vue sur Positano, un belvédère qui m'aiderait à trouver  des jardins traversés par un torrent, au fond d'un vallon ... Mais, peut-être, ce ruisseau n'existe-t-il plus ?

Tout en parlant, je tourne sur mon annulaire ma bague romaine sertie d'une émeraude fendillée.  Je n'ai pu m'en séparer, elle a quitté sa cachette dans notre vieille maison en France, et je la glisse  sans y penser chaque matin depuis notre retour en Campanie. Une intuition bizarre, une confuse nostalgie, comme l'impertinent fantôme de Capri me connait, je suis pétrie d'obscure nostalgie, m'incite à lui conférer le titre de talisman.

Un étrange talisman qui ranime les ombres du passé et ressuscite les froides étoiles teignant de la pâle lueur des nostalgies le présent incertain. J'entends un bruit de poulie grinçante, un fracas léger et sonore d'eau giclant dans un seau, des rires de jeunes filles, existerait -il encore un puits en marche à Positano, antre du tourisme haletant ?je me penche à tomber , la balustrade frémit, mais ne rompt heureusement pas , et j'entrevois un vallon resserré , que traverse un ruisseau d'une limpidité de torrent, un cours d'eau qui se hâte lentement vers la mer, en humectant de bienheureuse fraîcheur vergers et potagers. Point de tourisme, un paysage humble, témoignant de la patience des jardiniers, de l'indifférence à la foule qui se déverse plus haut sur les escaliers et les ruelles en pente.

 Ce vallon a échappé au temps, et il m'attire à tel point que j'en oublie le sens du ridicule, me voilà me faufilant vers un sentier, insouciante du risque, guidée par un souvenir opiniâtre et brumeux.  Ce puits, ces deux jeunes filles, elles ont vécu, elles vivent peut-être toujours, invisibles aux yeux mortels, je ne suis venue à Positano que pour les revoir, elles ont gardé quelque chose qui m'appartient.

La descente ne dure guère, mais je trébuche, soupire, et soudain éprouve une sensation de paix exquise, au bord du ruisseau, un petit univers clos, digne des Bucoliques de Virgile, (qui aima tant ces rivages enchantées) une vision pastorale surannée bat son plein. Une chèvre me fixe d'un regard inquisiteur, quelques poules fuient, indignées de mon intrusion, un chat s'allonge sur une grosse pierre, des outils jonchent un potager dont la terre rougeâtre va être retournée. Les rumeurs du bourg se sont évanouies dans l'air humide, parfumé de senteurs piquantes, et  d'effluves marines. 

Je lève la tête, les terrasses se penchent vers le vallon, pourtant, l'atmosphère a changé, Positano ne ressemble plus qu'à un village caressé de soleil et endormi sous la brume filtrant des montagnes. Mais, loin de m'épouvanter, cette métamorphose m'apaise, je suis revenue dans un Positano qui m'est familier, l'autre, le carrefour cosmopolite, résonnant des cacophonies d'une foule en marche perpétuelle,  il me paraît aussi lointain que l'Inde ou la Chine. 

Un appel joyeux retentit, une poulie chante de sa voix rouillée, deux jeunes filles m'entourent, me présentent leur gentille offrande, de l'eau fraîche, une fleur, un citron et se réfugient dans un fou- rire,, confuses de leur audace. Mais quelles tenues incongrues !Comme elles sont jolies, et comme elles paraissent désuètes, affublées de jupes grises en étoffe grossière, le buste emprisonné dans un corset de velours noir,  un collier  à grains d'or et de corail sautillant sur leurs chemises blanches, et de larges cercles d'or chahutant autour de leurs visages d'un modelé classique.

Deux bergères au profil grec et au chignon romain traversé d'une épingle d'argent: deux déesses en sabots arborant  des bijoux précieux et souriant de toutes leurs dents blanches à rendre jalouses des actrices américaines !une phrase de l'amoureux invincible des jeunes Capriotes vers 1870, l'écrivain pauvre, jeune et génial, Ferdinand Gregorovius me traverse la mémoire:

"Le grand mérite  des Capriotes, ce sont leurs dents , qui sont splendides, peut-être parce qu'elles n'ont  pas toujours de quoi manger ."

Positano n'est pas si loin de Capri, et la beauté grecque s'y épanouit sur les falaises.

Mais, basta Gregorovius ! Les jeunes divinités se sauvent et je reste seule devant leur puits salvateur. j'ai envie de dire mon puits, ce qui prouve un grand délabrement mental. Pourquoi ce puits, très beau, de facture ancienne, très large, à la margelle imposante, m'appartiendrait-t-il ? Pourtant, au sein de cette cavité majestueuse, se cache quelque chose qui m'appartient. Une voix métallique s'exprime entre la brise tombant des montagnes et le vent âcre montant de la mer:

"Quelle idée présomptueuse de confier un souvenir qui vous était si précieux à cette épaisse maçonnerie, songez donc ! presque deux siècles d'humidité ! Le portrait sera rongé, délavé, et le papier s'effritera sous vos doigts. Ainsi ne vous restera-t-il que la nostalgie, l'entêtante, la cruelle, l'intolérable, la ravageuse nostalgie... N'y touchez pas ! Vous perdrez la paix durement gagnée ... ."

Je n'écoute rien, ce maudit spectre d'un passé tumultueux dont les élans coulent à l'instar de l'écume d'une mer véhémente, a beau parler, je ne le crois pas, je ne veux plus l'entendre, seule une insatiable curiosité m'incite à palper les parois du puits. Autrefois, ou en ce moment- même où le passé enlace le présent, les puits étaient creusés de petites niches dans lesquelles on glissait le beurre, et  d'autres denrées craignant la canicule. Une première niche ne contient que du fromage enveloppé dans un linge blanc.

 La seconde est vide, la troisième plus profonde m'oblige à me pencher de façon assez périlleuse, je devine  l'eau lointaine, un vertige m'envahit, il faut y résister ! quelle vieille magie loge- t-elle encore en ce puits ?

Je tâtonne, et mes doigts sentent un objet froid, que j'ai peine à ramener au jour, déçue, je contemple sans joie  ma trouvaille qui n'a rien à priori de bien extraordinaire; une minuscule ronde, d'agent noirci, rongé à faire pitié. Elle s'ouvre d'elle-même, et un bout de velours en miettes roule sur le sol. 

J'en extirpe courageusement non point un joyau étincelant mais un lambeau de papier griffonné de deux écritures  l'une que je reconnais, dure et noueuse, l'autre échevelée, ruisselante de jambages, un bruit mat, c'est un portrait effacé, les traits d'un visage d'homme impossibles à retracer, le mystère resterait entier si les premiers mots n'étaient presque déchiffrables, et si la musique  des suivants ne chantait depuis si longtemps dans ma mémoire ...

" 10 avril1 835, retour à Positano, sans doute n'y reviendrons- nous que dans une vie prochaine, si on nous en donne le droit. j'aime à la folie ces vers neufs  de ce poète que vous jugez pompeux:

Mon âme a plus de feu que vous n'avez de cendre !

Mon coeur a plus d'amour que vous n'avez d'oubli!"

Au bas du papier déchiré, une autre main a ajouté quelques mots illisibles ...Seule l'écriture est un ultime portrait.

Victor Hugo, un poète moderne à cette époque, je scrute le portait délavé, et en filigrane se superpose un visage qui s'efface de plus belle, le papier achève de mourir sous mes doigts, que suis-je venue faire dans ce vallon ? Nostalgie!  Certainement pas, j'en ai fini avec l'amère nostalgie, ce poison ne me gâtera pas cette journée, ni les autres, et je décide de jeter du pont du bateau tout à l'heure, l'émeraude à double- vue.

"Vraiment? Pensez-vous que vous en aurez la force ?"

La voix s'amuse à mes dépens, mais elle ne l'emportera pas. Un vacarme prodigieux chasse le calme surnaturel du vallon, le passé a fui, et mon horrible portable me rappelle à l'ordre, on me réclame sur la plage, le bateau ne saurait tarder.

Je dis adieu à la charmante vallée et au puits qui n'a pas changé, seul vestige d'une époque qui fut mienne...Je ne reviendrai sans doute jamais en ce lieu ...

"Pensez-vous ?" 

Si seulement cette voix se taisait !

A bientôt pour la suite de ce roman-feuilleton entre Capri, Positano, Sorrente , Naples et Amalfi, 

 Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix



Jeunes filles près de Positano vers 1900




 

lundi 23 juin 2025

Du côté des Galli ou l'archipel des Sirènes: "La maison ensorcelée" Roman à Capri partie II Chap 31



 L'archipel des Galli ou le nid des Sirènes

"La maison ensorcelée" 

Roman à Capri

 Partie II Chapitre 31

"Positano ? Mais qu'allez-vous faire à Positano ? La mer est écumante, la houle vous donnera la nausée, vous contournerez surtout ces trois îles interdites des Galli, austères nids de mouettes et de pirates, lieux impraticables et de mauvaise réputation!

 L'archipel des Sirènes mangeuses d'hommes, rien à voir avec les nôtres, celles de Capri qui s'amusent des mortels, en toute douceur, elles font des plaisanteries, envoient des rêves, guident vers des maisons en ruines ou vous font la conversation sur la via Tiberio ... Ne prenez- pas cet air surpris et même offusqué ! Croyez-vous véritablement que les deux Patriciennes rencontrées en bas du palais de Tibère étaient de notre espèce ? Quelle naïveté! "

L'Homme- Mari et Fils Dernier sont chacun fort occupés; l'un à lire les nouvelles sur le seul exemplaire du "Monde" en vente libre sur l'île, soit dans un petit bureau de tabac situé juste en haut des marches de l'antique voie romaine qui jadis procurait aux voyageurs la joie ineffable d'une rude montée entre des fleurs sauvages et des jeunes filles au profil grec avant d'atteindre  essoufflés et les genoux tremblants, la piazzetta encore épargnée par le snobisme cosmopolite.

 L'autre a décidé de s'adonner au bonheur de la course à pied sur les escaliers menant à la Miglera, avant de s'élancer vers le précipice, en souhaitant que son fol enthousiasme ne l'incite à plonger au sein des flots d'un calme parfait ce soir . 

"Oui, dit Salvo en contemplant la mer depuis sa terrasse, (une des plus splendides de l'île),  ce soir, la mer est de lait, la houle apaisée, mais, demain, demain, le bateau tanguera,  je le sens !l La mer ne me ment jamais, elle cache son jeu, mais je la connais, vous verrez demain, le port de Positano n'existe  pratiquement pas, si l'entrée dans la crique minuscule est dangereuse, vous finirez votre croisière à Amalfi, ou pire à Salerne.Positano ? Qu'est-ce que Positano ? Vous me regardez, éberluée, cara amica, mais posez-vous cette question !

J'ai bien envie de vous répondre, aujourd'hui:  pas grand chose ! Une plage grise, des restaurants bruyants, et des hôtels interdits aux mortels ordinaires, quelques terrasses, un ruisseau dans un vallon, et des jardinets encore soignés pour les légumes si rares dans cette ville en hauteur, où l'on surplombe le balcon de son voisin tandis que celui du dessus vous observe jour et nuit.  Cent ans  plus tôt, ce nid de mouettes attirait tous les colporteurs d'Italie, maintenant,  les ruelles disparaissent jusqu'à former une  immense boutique de bêtises, de souvenirs fabriqués en masse, non, je n'exagère pas, ou si peu... 

Si vous avez la force de vous hisser sur les escaliers interminables, vous aurez la chance de  quelques artisans du corail, qui sait ? A l'époque de la Grande Grèce, et ensuite, ce fut vraiment un port renommé, avec des pêcheurs audacieux qui ne craignaient jamais d'aller toujours plus loin vers la Corse pour remonter des eaux le corail couleur de sang....

Hélas ! Cette gloire s'est évaporée comme l'air frais à l'aube en été, Positano est  devenu un grand bazar dénué d'imagination, parcouru de files de gens qui montent sans savoir pourquoi, et descendent vers la mer, au moins, là, ils n'ont plus à réfléchir, l'eau est  claire, à peine fraiche au printemps, et les serveurs des bars, en effervescence !

 Comment faire la comparaison avec Capri ou Sorrente ? Positano, c'est une colline  rocheuse, bien moins verdoyante et fleurie que notre île,  couverte de maisons, assez mignonnes, et de jolies couleurs, mais rapprochées à entendre le moindre soupir de son voisin, une boîte de sardines, et de nos jours, le rendez-vous d'une peuplade compacte de gens qui se croient des dieux ou des rois.

 Et des limousines ridicules, toujours noires, obstruant les venelles, et des Japonais hautains, et des Américains arrogants, et des gens  plus simples, qui photographient ces heureux du monde entre deux étalages de chapeaux et de sandales !

Ecco qua Positano ! Je suis déçu... pourquoi ne restez-vous tranquilles à profiter de la fraîcheur d'avril sur les sentiers du Monte-Solaro ?"

Je n'oserais jamais avouer à mon ami Salvo, notre sauveur, notre guide, depuis ce coup de foudre pour Capri, et c cette encombrante passion pour une maison en ruines qui nous nargue avec un bel enthousiasme, que son trait autoritaire décrivant la funeste destinée de Positano  pourrait évoquer Capri, soumise à l'amour intempestif  des voyageurs de la haute- saison... 

Ne s'entasse- t-on sur les rochers aiguisés tenant lieu de plages agréables ? Ou, ne jette- t- on ses économies par dessus la mer en se confiant naïvement aux  superbes et coûteux Bains payants ? Il nous est arrivé de tomber tête baissée dans ces pièges, et d'éprouver une courte honte ensuite ...

 Mais, ce temps est révolu ! Nous savons que les "calle" désertes et les bateaux en liberté  appartiennent à ceux qui se lèvent à l'aurore, et qu'un bain  presque solitaire, (vous croiserez toujours un aréopage d'Anglais adorant l'eau froide ou de Capriotes respirant après une longue journée laborieuse), au crépuscule ,dans l'eau pure de la crique du Faro vous semble une fontaine de jouvence;

 Ne nagez- vous,  vaguement troublé, entre le visible et l'invisible, l'humain et le divin,  vous qui affrontez l'eau fraîche et les écueils aigus, aux portes du palais des Sirènes,  ne rêvez-vous soudain d'effleurer les bras blancs  des Néréides aux yeux bleus ?

 Salvo, selon sa fâcheuse habitude, lit dans mes pensées, et soupire lugubrement, je redoute  souvent de lui taper sur le système nerveux, il est le seul Capriote de souche à détester que l'on évoque les domaines secrets de son île ...Rien n'ébranle son  robuste pragmatisme, du moins en apparence ...

"Je devine ce que vous avez dans la tête, carissima, toujours ces souvenirs antiques, ce fatras mythologique, cette fascination pour ce que l'on ne voit pas avec les yeux . Sortez- donc un peu de vos fantômes ! D'ailleurs, vous n'en croiserez aucun à Positano, sauf ceux des pirates Grecs qui vous intimeront l'ordre d'acheter leurs cargaisons de verroteries ..."

"Je n'y peux rien, Salvo, mio caro amico, l'Homme- Mari a un vieux rêve, voir Positano, sans doute la musique de ce mot qui évoque l'écume embrassant la roche, ou le parfum des "Heureuses du monde". 

Que sais-je ! Mon fils et moi, de notre côté, désirons ardemment passer au plus près des Îles Galli, ces citadelles minuscules, peuplées d'oiseaux, de tours de guet, de ruines romaines,  de Sirènes abandonnées, de Romaines fortunées, que sais- je, en tout cas,, un délice pour les lecteurs de l'Odyssée et les amateurs d'aventures maritime. Une croisière traditionnelle réserve parfois des surprises !

"Pour cela, je suis d'accord, l'équipage de la ligne régulière est formé de marins qui asticotent les passagers en leur fourrant des carafes de Limoncello sous le nez ! Et, si la mer s'enfle sous le vent, le capitaine s'éloignera de votre archipel aux Sirènes,  vous les adorez de loin, de près, ce ne sont que trois rochers façonnés par la nature comme trois bastions imprenables. Personne ne sait qui y vit,  des originaux fortunés, un amateur de solitude cloîtré dans la vieille tour ? 

 La maison romaine et une autre bâtie sur ses dépendances ont leurs légendes de souffre, nid de pirates criminels à toutes les époques, et, entre les deux guerres, je le crois sans en être certain, propriété exclusive d'un danseur  dont le nom ne me revient plus, un  audacieux architecte français  métamorphosa les ruines à sa façon... Peut-être l'île la plus vaste garde- t-elle une sépulture secrète, dans une grotte envahie par les vagues... Tant de rumeurs, de légendes, de mensonges  circulent autour de ces gros cailloux rébarbatifs.

Vous n'y accosterez jamais ! A moins d'en connaître un des propriétaires, mais je me demande si l'archipel n'est pas à vendre,  certainement à un prix qui exigerait que vous dénichiez la statue en or de Tibère,  ...  Contentez-vous d'en inventer le roman, les rêves n'exigent pas d'argent, c'est l'unique bienfait gratuit qui nous reste . Bonne chance en tout cas ! Vous me raconterez .."

Le lendemain, en dépit des prévisions de Salvo,, nul ne s'avisa de nous refuser les billets du  petit bateau dont l'équipage paisible et taciturne devait veiller sur nos précieuses personnes durant notre bouleversante Odyssée vers Positano. 

La mer ondule en courtes vagues de soie chatoyante, l'écume poudrée d'or accompagne notre sillage, le bateau creuse sa route mousseuse en coupant droit  du port de Marina Grande vers la première "cala" creusant la côte , juste en face de Capri, en surmontant des villes englouties aux rues pavées de mosaïques précieuses, des coffres d'émeraudes de la mer rouge, et des amphores cachetées encore emplies de vin amer. Le golfe de Naples dérobe tant d'invisibles périls,  tant de vestiges sublimes, de palais engloutis au sein de fosses si profondes que leur mystère demeure intangible, sa traversée se pare d'un reflet de l'inconnu, de la tentation des abysses, du fol désir de plonger vers les trésors perdus...

L'eau  claire et obscure à la fois en son coeur, fait naître retour de flammes, sentiments à la puissance jamais vaincus, tourbillons d'images confuses et  tragiques, on éclat n'appartient pas à notre prosaïsme. C'est une chanson née de la nuit des temps qui étourdit celui qui sait l'entendre sur le pont d'un petit bateau faisant la course vers les heures antiques; celles qui virent, à l'été 59 de notre ère, Agripine, arrière-petite fille d'Auguste, petite-nièce de Tibère,  impératrice à la force de sa ruse,  criminelle et manipulatrice de la plus belle eau, épouse attentionnée cuisinant un plat de champignons délicatement saupoudrés de foudroyant poison à son bègue d'époux l'empereur Claude,  mère de Néron par son premier mariage, conviée par son rejeton maudit son rejeton à Baïes, dans sa Villa féérique au pied du Vésuve, fuir à la nage après l'explosion de son navire,  avant de périr, frappée au ventre par les bires de son fils adoré... 

A peine plus tard, le golfe n'aida guère les malheureux Patriciens  à échapper à l'ire insensée du Volcan, et bien avant,  les eaux de cristal virent les pirates grecs hanter la côte en quête de belles captives, et les compagnons d'Ulysse ramer autour  de l'archipel aux Sirènes, sans  que les chants hypocrites  de ces femmes- oiseaux ne se tracent un chemin dans leurs oreilles bouchées de cire par les soins de leur Capitaine aux mille ruses. 

 Mais, le courageux petit bateau n'a cure de ces sortilèges du passé,  quelques paquets de mer, quelques cris d'effroi, et nous en finissons avec les  émois sans rudesse de la rapide traversée, nous laissons le golfe de Naples , et piquons vers le golfe de Salerne. 

La rude côte se déploie comme par enchantement, tendue de falaises lisses et brillantes,, de tours de guet, tremblantes au vent en surplomb des gouffres, de failles, de cheminées de roches mordorées, dignes des cyclopes, d'une interminable, étroite, et séduisante cala. Un îlot boisé se profile, puis l'entrée d'un  port  resserré, protégé d'énormes pans de falaises, un refuge paisible et ombreux,  Nerano, aimé des Napolitains, oublié des touristes ! Notre bateau s'essouffle, ralentit, comme saisi d'une frayeur ancestrale, que craint- t-il ? 

La mer grossit, son bleu clair s'assombrit, des étincelles vertes jaillissent de ses profondeurs, et l'horizon se ferme de trois îles aux formes puissantes, trois citadelles impavides, monstrueuses,  aux pics en lambeaux, comme tranchés par une épée gigantesque, suintant le drame  depuis les bizarres demeures dissimulées par d'épais bosquets. Un embarcadère se devine mais aucun signe de vie n'agite la morne impassibilité de ces énormes nids de mouettes ...

Les Galli enfin, l'archipel des Sirènes mangeuses de marins ! Les voir si proches, quel miracle, que j'aimerais y accoster ! Si nous supplions le Capitaine?"

Justement, l'équipage apparaît, au grand complet, aurait-il pitié de la romanesque amoureuse d'Ulysse que je ne redoute pas d'être ?Les marins chercheraient- ils à imiter le chant des sirènes ? Ou plutôt s'en moquent- ils ! Les voilà entonnant à pleine voix de tonitruants refrains napolitains , c'est à sauter du pont ! Una cacophonie insensée ! 

Pire, les plus impertinents nous mettent de copieuses carafes de Limoncello sous le nez !Serait-ce une dernière libation avant de subir le sort épouvantable que les Sirènes aux ailes de mouettes et aux têtes de femmes réservaient aux humbles voyageurs ?

Offusqués, Fils Dernier et l'Homme- Mari reculent devant ces offrandes intempestives, du Limoncello à cette heure matinale, que non pas, et les autres passagers déclinent d'un air gêné le liquide divin. Les marins boudent et se taisent pour laisser place à un ballet ivre de mouettes  hystériques qui  nous étourdissent de plaintes et lamentations oppressantes, le mythe prend vie, pour un peu, je jurerais que ces oiselles criardes sont surmontées d'une tête de  belle femme furieuse.

 Salvo a raison, d'ailleurs Salvo notre mentor capriote a toujours raison, j'invente  sans y penser une suite à l'Odyssée...Les îles s'effacent, vaincues, et derrière une falaise monumentale, une cascade bleue, rose, jaune, rouge scintille,  vision charmante qui se précise, entre deux robustes flancs montagneux, un bouquet de maison exquises se détache sur la roche, Positano !

 Le port est si rétréci qu'il ne mérite que le nom de plage , et cette dernière coule comme un large fleuve gris perle  au pied des rudes falaises. Le promontoire s'élève si haut qu'il semble atteindre le ciel pur, l'équipage ne se soucie guère de notre contemplation , nous sommes poussés sur le qui , et on nous prie de ne pas manquer le dernier bateau de l'après-midi, sinon, nous serons livrés corps et âme aux délices de Poisitano la nuit...  Or, j'ai déjà le mal de Capri, et une voix ironique murmure dans l'air  saturé de senteurs marines et de relents de cuisine napolitaine. 

" Positano ? Un village bruyant, résonnant des appels des marchands, une promenade au rythme des escaliers fleuris, des balcons posés sur l'abîme.

Et quoi encore ? Souvenez-vous du ruisseau surgissant de la montagne, et des vergers au fond de la gorge, à part cela, vous ne retrouverez rien, excepté votre nostalgie , cette maladie qui ne vous quitte jamais, dans ce siècle ou dans l'autre.

Nostalgie, nostos, le chant des compagnons d'Ulysse , notre chant ... "

Je me retourne, personne, mais je sais qui vient de parler.

Mon éternel fantôme a eu l'audace de me suivre à Positano !

"Nous y allons ? Le bateau nous laisse si peu de temps, il y a bien quelque chose à voir au-delà de ce fatras de boutiques et  de cette terrifiante procession de touristes !Grimpons ! Fuyons ! "

Fils Dernier a le sens de l'autorité, nous obéissons en parents bien élevés... Grimpons malgré le brûlant soleil qui confond soudain avril et juillet !

A bientôt pour la suite de cette croisière à Positano, 

 Nathalie-Alix de La Panouse

 Ou Lady Alix qui vous invente la seconde partie de son roman à Capri "La maison ensorcelée"



Positano sous le soleil d'avril
Crédit photo Enguerran de La Panouse





mardi 10 juin 2025

Patriciennes à Capri, via Tiberio, ou l'art de bavarder au Paradis: "La maison ensorcelée" Partie II Chapitre 30

Les deux Patriciennes de la via Tiberio

Rencontre d'avril à Capri

La maison ensorcelée Partie II

 Chapitre 30

Je suis sur la via Tiberio, mais très haut, les ruines cyclopéennes du Palais impérial scrutent l'horizon au-dessus d'un bois épais. Mon fils s'est évanoui dans la vive clarté de ce début d'après-midi livré au soleil d'avril et à la magnificence d'une nature échevelée.  Je croyais ne rencontrer que la solitude, mais deux Dames sont venues voir de près cette voyageuse égarée corps et âme...

Les Patriciennes se taisent, étonnées et vaguement méfiantes, l'une est la mère, l'autre la fille chérie. Je les admire et n'ose piper mot ! Elles me tuent presque par une distinction purement immémoriale ... Hautaines, réservées, une mine altière sculpte encore leurs visages ciselés évoquant de beaux marbres romains ou grecs! Cette beauté harmonieuse, et un tantinet sévère, remonte aux beaux temps de la Villa Damecuta, l'extravagant manoir plongeant vers la grotte Bleue, ou sur  les affolantes terrasses du palais de Tibère, couronnant la montagne de ses remparts titanesques.

Comme j'aimerais que Fils Dernier voit la jeune fille subtilement brune, svelte et droite sur la voie antique, elle évoque le" palmier de Délos à la palme délicate" auquel Ulysse eut le bon goût de comparer Nausicaa afin de lui prouver qu'il n'était ni "un homme de basse naissance, ni de peu d'esprit".

Nous cueillons les fleurs de l'Antiquité sur le roc de Capri, c'est une tradition, une fatalité, une certitude, le monde grec; celui des Déesses aux bras blancs et des Dieux impassibles, côtoie les portables et les voyageurs me clamant à tout bout de chemin:

" Vous qui avez l'air de connaître le coin, cet endroit en vaut-il le coup ?"

 Ce à quoi je suis tentée de répondre d'un ton affable mais ferme :

 " Vous êtes à Capri, tout vaut la peine !"

Au bout de mes ressources courtoises, je tente de rassurer les méfiants qui cherchent l'extraordinaire sans le voir juste sous leur nez, tout" vaut le coup" à Capri ! Rocher énorme coupé de forêts sauvage, de montagnes inexpugnable, de failles impitoyables tombant dans les gouffres insondables, et, en récompense de tant de frayeur éprouvée sur les sentiers, de douces vallées de citronniers.

Rien n'est insignifiant en ce monde capriote où  la nature la plus vigoureuse, l'histoire la plus insensée, la beauté  la plus surprenante et la lumière la plus aveuglante, ont façonné ensemble une harmonie quasi musicale. 

.En ce beau début d'après-midi, sous un ciel  dont la pureté trouble l'esprit, le mien s'égare vers l'Odyssée, l'éternité, les amours d'un siècle déchu, et notre quête inutile d'une ruine à adorer. Dans ce vertige,  j'oublie ma raison d'être, ma lucidité de personne qui fut presque raisonnable dans une autre vie, mon Fils bien-aimé égaré sur les falaises,, et mon Homme- Mari laissé sur "una panchina" ombragée par un Pin Parasol !

Mais, les Patriciennes me couvent de sombres regards de plus en plus perplexes, il est temps que je me présente, et  surtout que je m'explique.

 Les Patriciennes m'écoutent religieusement leur confier pêle-mêle que je suis Française, ce dont elles ne doutaient pas, que mon mari se repose du côté de la Villa Lysis après notre visite au fantôme du sulfureux comte Fersen, que nous louons une maison à l'autre bout de l'île, tout en préférant en secret la via Tiberio et son atmosphère romaine, ce qu'elles approuvent d'un altier mouvement de tête...

 Un sourire se dessine sur leurs beaux visages quand j'ajoute  que mon prodigieux Fils Dernier voltige au péril de sa vie, en se prenant pour le héros mythique que fut "Orlando Furioso", sur les marches délabrées d'un escalier antique dominant un gouffre cher à Tibère, et que nous sommes descendants de quelques exilés qui vécurent heureux sur l'île à une époque où la vie était tout de même moins onéreuse..

"Orlando furioso, vraiment ?" dit la plus âgée une lueur allègre étincelant dans ses yeux qui du vert sombre virent au vert de mer. "Orlando furioso?" répète la plus jeune en scrutant le paysage aux fleurs jaunes et blanches flottant sous la brise d'avril.

 "Enfin, oui, il en a quelque chose, vous verrez, s'il nous rejoint, j'ignore où ce débris d'escalier a la bonne idée d'aboutir, peut-être en bas sur la cala interdite à cause des éboulements ? "

 Je me suis exprimée en appelant à la rescousse mon italien le moins fantaisiste je voudrais tant me hisser à la hauteur de ces Donne qui en imposeraient à Tibère lui-même par leur dignité souriante... Or, la réponse fuse en français, un beau français relevé de façon exquise par cette prononciation langoureuse si italienne qui transforme en roucoulement ondoyant notre langue à l'accent souvent sec, voire acide. 

 Mon Dieu, que le français est aimable quand il est prononcé par une Patricienne de Capri ou une rayonnante jeune fille Napolitaine ! Ensorcelée, j'ai peine à fixer mon attention,  puis je comprends ce que l'on essaie gentiment de m'expliquer.

"Le passage n'existe plus depuis au moins dix ans, sauf pour les mouettes, aucun alpiniste ne songerait à se balancer sur cette pente hérissée de pierres tranchantes,  mais, un autre  escalier plus secret serait apparu comme par enchantement: la roche cache tant de mystères! Votre fils , je sais bien où il marche maintenant, s'il est aussi robuste qu'Orlando, il  est en train de traverser notre jardin ...

 Nous habitons une maison  de famille taillée dans la montagne; une antique Villa ceinte d'arches romaines, un précieux vestige que les générations  reconstruisent sans se lasser, juste entre celle de Fersen et la Villa impériale. au fond de la petite vallée qui s'avance vers la mer ..."

Je ne respire plus de saisissement ! Ces Patriciennes inventées par mon imagination le sont pour de vrai, et de toute évidence, de génération en génération, depuis deux mille ans ! Et Fils Dernier qui n'arrive pas  alors que j'ai la chance inouïe de bavarder avec les héritières de ces suaves et piquantes Flavia, Drusilla, Terentia et Tulla qui babillaient drapées de blanc, couronnées de jasmin, et soudain s'inclinaient devant Tibère marchant solitaire et taciturne, du haut de ses remparts dressés à pic au-dessus des gouffres où rugit la mer écumante.

 La conversation s'entrechoque de propos véhéments, les "Donne" modernes et anciennes, bien dans leur époque,  et douées d'un tempérament volcanique sous une distinction hiératique, me confient leur indignation d'insulaires permanentes. Vivre sur l'île est une bataille, l'été il faut endurer les hordes de visiteurs à la journée entassés sur les bateaux cinglant vers Capri comme si leur  vie dépendait de deux ou trois heures de marche forcée sur les "traverse" brûlante. 

"Ils salissent tout, regardent tout, s'esclaffent ou ricanent, et avant de grimper vers l'entrée officielle la Villa Tiberio, ( l'autre traverse un bosquet, ah, vous le saviez), eh bien, ces gens curieux considèrent notre maison, notre jardin comme une attraction, si seulement ils pensaient à saluer, à dire quelques paroles gentilles, mais non, ils se contentent de se prendre en photo  ! Dai, remarquent- ils  l'intensité du paysage qui les entoure ? !Pourquoi nous envahissent- ils ? Par snobisme ? Pour dire d'un ton arrogant : 

"Oui, Capri, nous en avons fait le tour, rien de bien palpitant d'ailleurs !" 

"Et quoi encore ? Capri ne se donne pas à ces visiteurs hâtifs, elle leur joue même des farces, si, si, je vous le jure, je vous raconterai, dès que votre fils sera revenu de son escapade sur le pire escalier qui soit, non, ne tremblez- pas ! C'est un grand garçon, et il est certainement protégé par ceux que nous devinons dans l'ombre... Vous le savez, Capri est hantée ... Mais, les Anciens ne se trompent jamais, votre fils respecte l'île, sa sauvegarde lui est assurée."

Cette  magnifique" Donna "s'exprime avec une implacable suavité, la vérité coule de sa bouche, et ces paroles extravagantes sonnet à l'instar d'un discours plein de bon sens. Capri est hantée, tout le monde s'en rend compte très vite, et elle a ses favoris, dont Fils Dernier semble faire partie, pourquoi ? Aucune importance ! Je respire, soudain détendue ...

Et la conversation se jette dans un torrent plus actuel.

"Vous l'ignorez bien sûr, soupire la droite et belle jeune fille aux yeux de biche, le grand patron du Port de Naples, pourtant natif de Campanie, une fois immense fortune amassée en armant des flottes entières allant aux antipodes, néglige Capri au point de la priver des bateaux indispensables l'hiver. Nous sommes enfermés ! Un seul ferry par jour, ou deux, ou rien ! et quand la mer est trop en colère, nous restons à prier la Madone du bon Secours, celle de la Villa Tiberio, et aussi notre saint Patron, San Stefano, et celui du Port, San Costanzo, eux , ils s'efforcent de nous protéger ! Quel est le Saint Patron de votre village en France ? 

"San Michele ! Le vainqueur du dragon lève son glaive dans beaucoup d'endroits ... J'y vois un lien avec celui  veillant sur Anacapri.. et nous habitons une très vieille maison, nous aussi, peut-être construite sur une villa gallo-romaine, notre région fit partie de la Grande Grèce, ensuite de la Gaule Narbonnaise, ne serions-nous des cousines éloignées ?. Vous allez rire, mais mon fils travaille chez un armateur, il envoie lui aussi des bateaux sur toutes les mers du monde..."

La jeune fille se met à rire en effet, en pointant quelque chose juste derrière moi, je me retourne, c'est Fils Dernier, l'allure dégagée, la mine désinvolte, l'oeil brillant de celui qui a regardé les Dieux en face, ou du moins leur reflet sur la montagne...

"Orlando ! Bello..."

Qui a prononcé ces mots flatteurs ? Je ressens un vif orgueil tout en arborant le visage impassible d'une mère habituée à ce que ses enfants défient les gouffres capriotes  chaque jour que Dieu fait.

Fils Dernier salue d'un geste charmant les deux Patriciennes dont le regard s'adoucit considérablement.

"Mais d'où viens- tu ? Tu ne sembles pas fatigué alors que l'escalier montait sur une pente raide à s'évanouir !"

"Très amusant, très facile, j'ai couru car les marches s'effondraient presque sous mon poids, j'ai sauté presque dans le vide, me suis raccroché à un second escalier qui sortait d'une espèce de grotte, ensuite j'ai vu une piste à pic, elle m'a amené devant un muret romain qui une fois escaladé, m'a laissé dans un jardin parfait, juste sous les remparts de Tibère, je me demande qui a la chance d'habiter ce paradis ! Verger, potager, le Jardin du roi des Phéaciens, il ne manquait que Nausicaa, Capri est une aventure fabuleuse, à condition de s'éloigner des sentiers battus ...  Il faut la caresser comme un chat, à rebrousse-poil, c'est si vrai et si drôle, surtout pour les familiers des chats. Je n'invente rien, qui a écrit cela ? !"

"Notre ami, l'écrivain Cesare de Seta..." réplique avec une charmante modestie la plus âgée des "Donne".

La plus jeune, sa fille, ajoute d'une voix mutine:

" Le paradis, c'est le nôtre ..." 

Sa mère le désigne d'un geste gracieux, une flaque vert sombre cernée de pierres témoignant d'un très ancien travail, un mur d'orfèvre, un mur romain.

"Un café ?"

Toute rencontre voulue par le destin se termine ainsi à Capri !

Sous la glycine de la loggia, les parfums flottent et m'ôtent  définitivement le peu de lucidité qui me restait. Ce jardin déployant ses grâces autour d'une maison blanche au toit en berceau, a libéré ses effluves les plus capiteuses en l'honneur du beau temps. romarin, jasmin, fenouil, roses nacrées, et feuilles de citronniers, d'orangers, de myrte exhalent une mélodie qui font chavirer l'esprit et vibrer le coeur. J'entends Fils Dernier murmurer à la belle jeune Capriote qui le couve d'un regard amusé:

" Je préfère ce côte-ci de l'île, tellement raffiné, et cette façon de remonter les siècles, l'absence de routes bien sûr, et autre chose, une atmosphère si, comment dire ..."

"Spirituelle..." achève la belle jeune fille au prénom inconnu.

 "Vous cherchez en vain une maison si j'ai bien compris ? L'autre côté semble vous avoir rejeté, il vous reste donc un espoir chez nous. Vous  faut-il nécessairement des ruines ?"

Fils Dernier sursaute et manque renverser sa tasse, mes esprits me reviennent, et d'une même voix, nous supplions la Donna de ce jardin de paradis de nous en dire plus ...

"Non, une ruine ne nous tient pas à ce point au coeur, même si mon époux a la passion des choses effondrées, vous pensez à quelque chose d'habitable, mais rien de moderne, je vous en prie..."

" Votre séjour s'achève d'ici quelques jours, quand revenez- vous  ensuite sur l'île ? "

" Je n'en sais rien, mais le plus vite possible ! " 

Les "Donne" affichent une mine soucieuse, et nous calment gentiment. Elles ont une idée, une idée sérieuse, toutefois, les meilleures idées gagnent à être approfondies.

"Nous vous attendons, inutile de nous écrire, si vous devez revenir, vous reviendrez. A ce moment-là, cette maison qui n'est pas une ruine, tout en s'élevant sur des vestiges immémoriaux, voudra peut-être de vous. Capri décidera. Nous n'oublierons jamais cette rencontre."

"Comment oublier Orlando ?" chuchote la plus jeune.

Là-dessus, nous prenons congé, j'ai le sentiment absurde de quitter un monde pour un autre ...

"Pourquoi même les personnes les plus sympathiques  de l'île vous donnent-elles l'impression d'appartenir à une époque lointaine?" interroge Fils Dernier en écho.

"Capri est hantée... Nul ne peut échapper à cette fatalité."

"Pour une fois, je suis d'accord. Allons à Positano demain, cela nous remettra les idées en place !  Nous ne reverrons  jamais cette mère et sa fille..."

"Capri décidera, comme d'habitude" dis- je dans un soupir. 

A bientôt, pour la suite de ce roman-feuilleton à Capri, Naples, Positano, Sorrente et Amalfi,

Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix



Jardins  de paradis à Capri, avril 2025.
Crédit photo Vincent de la Panouse