mardi 9 décembre 2025

Pianistes endiablés à la Villa Rosa: Trilogie de Capri Partie III Chap 4



 Trilogie de Capri "La maison ensorcelée"

Partie III chapitre 4

A l'ombre des anciens dieux ou musique fiévreuse à la Villa Rosa

Une étrange fatalité semblait exiger que nous escaladions les belles "traverse" d'Anacapri presque insensibles à l' immatérielle sérénité de ces promenades entre Pins parasols, Citronniers et Cyprès sculptés sur le ciel d'un bleu n'appartenant guère à ce monde.

 Hélas, en ce soir arrivant, nous galopions au pas conseillé par Jack London afin de semer un ours furibond désireux de vous croquer pour son goûter. L'Homme- Mari vouait déjà cet ultime concert et la villa Rosa à tous les diablotins de Capri quand enfin  se présenta la confuse et désordonnée Piazza della Vittoria, éternellement constellée de groupes en mouvements, guidés par l'éternel Berger élevant son drapeau afin de rassurer ses brebis égarés.

Je suis contrite et essoufflée, si nos montres ne mentent pas, nous sommes déjà coupables d'un retard de dix minutes  au rendez-vous dûment précisé à la belle Flavia. Qu'est-elle en train de songer ?  Certainement, dit-elle à Salvo :"Je le savais, les Français sont incapables de tenir parole ! Ils m'ont oubliée ! Les voilà bien nos fameux amis,  quelle idée de m'inviter à les suivre à un concert  où ils ne se donneront même pas la peine de se présenter !"

Pourvu que notre ami indéfectible, notre sauveur Salvo proteste jusqu'à notre arrivée, encore une course haletante, les yeux brouillés, nous frôlons touristes et amoureux le nez collés aux vitrines des affriolantes boutiques de la via Capodimonte, et à force de lutter contre cette foule paresseuse, nous nous jetons pratiquement sur le seuil de nos amis. Il était temps !  Flavia, de rose parée de la tête aux pieds, pousse un soupir heureux, et Salvo a un sourire aussi large que la distance nous séparant des envolées de fleurs exotiques  enguirlandant  la Villa Rosa.

 "Dix minutes de retard, pardon!" dis- je d'une voix mourante, mais personne n'en a cure !

Je suis pardonnée, absoute et lancée à nouveau au triple galop, traînant l'Homme- Mari qui ne rêve que d'un banc n'importe où, la musique, fût- elle de Chopin, il s'en moque, du moins pour le moment .. 

"A ton avis, trouverons- nous un  simple bar  dans cette Villa somptueuse ? A-t-on pitié des malheureux invités assoiffés avant ces concerts de génies capriotes ?"

Flavia ralentit l'allure, nous apaise d'un geste et lève la main vers une façade  rose pâle sur laquelle s'arrondit une  verte frise à l'antique:

"Nous y sommes ! respirez ! Le bar est à gauche de l'escalier, et la salle de concert ouvre sur la terrasse, comme je me sens émue ! Je revois Salvo, un vrai garnement, et si fier d'habiter en face, nous faisant des grimaces, à nous les petites filles d'en bas, de la petite ville de Capri, si chic, mais si lointaine pour les les impertinents écoliers d'Anacapri ... A l'époque la rivalité féroce entre nos deux villages battait encore son plein, et on se battait au propre, pas seulement au figuré ! 

Mais Salvo a changé de ton dès qu'il m'a vue.. Il s'est rapproché, il a tout tenté afin de me donner une meilleure opinion des gens d'en haut, des Montagnards  qui se méfiaient de nous, les gens de la mer, et du commerce bien sûr ... Voyez-vous, je suis toujours cette petite fille admirative devant ce garçon qui était tellement vivant,  tellement drôle, tellement gentil et altruiste et vraiment capable de toutes les aventures. Il ignorait la peur et surtout celle d'être grondé pour une bêtise! 

Sa grand-mère venait l'attendre et parfois au bras du grand homme d'Anacapri, le propriétaire de la villa San Michele, le docteur Axel Munthe dont vous pensez avoir croisé le fantôme  dans son jardin avec nous tous, voici quelques années, un bien beau souvenir là- aussi ...

 En tout cas, Salvo éclatait de fierté ! mais, il restait coquin, j'avais la faiblesse de lui laisser jeter un coup d'oeil sur mes devoirs, et le maître se méfiait : "Cette copie de la demoiselle de Capri  est identique à celle du jeune homme d'Anacapri, que dois-je comprendre ?

Et toute la classe se tordait de rire ! "

Au grand désespoir de l'Homme- Mari, le charmant petit bar est clôt à cette heure vespérale vouée aux beaux concerts tirés sur le volet...Par les fenêtres voltigent sur les volutes des bougainvillées les airs fougueux annonçant le début du concert,  un bruit de voix, un grincement de chaises, une dame aimable saute au cou de Flavia, la félicite d'avoir traversé la rue  en l'honneur des lauréats de ce concours  de piano cette fois  et volubile, enjouée,  froufroutante et vibrante comme un colibri, nous installe sur les chaises les plus inconfortables de ce fol univers.

 Flavia soupire encore, mais d'ardente nostalgie, et l'Homme- Mari d'ardente tristesse, son siège est trop dur et sa soif le torture... 

Je lutte de mon côté afin de ne pas joindre mes soupirs aux leurs, j'éprouve une soif inextinguible, une nostalgie affolante, et personne ne doit s'en douter.

 En ce beau quartier bordé de Cyprès en majesté, de jardins ombreux, de portails aux volutes  exquises, se respire encore les délicates effluves des voyageuses qui dans le digne sillage du peintre Kopisch osèrent naviguer sur les eaux féériques de la Grotte d'Azur.  En fermant les yeux, je les revois monter ainsi que de froides étoiles sur les sentiers, les traverses, les belvédères frondeurs défiant le péril insensé des gouffres aux pentes boisées.

L'éclat de ces jours si lumineux scintille encore, à l'instar des amours d'autrefois dont la roche de Capri fait miroiter l'ardent souvenir. Une dure, une violente mélancolie me fustige comme une vague froide.

J'ai beau plaisanter, rire, m'attendrir à l'unisson de Flavia devant deux ravissantes petites filles fières de leurs prix et encore davantage d'arborer de tournoyantes robes blanches et roses, j'ai beau feindre l'admiration la plus ébahie en écoutant les airs fiévreux d'un  jeune virtuose répétant son morceau de bravoure, (une rapsodie hongroise de Liszt me chuchote l'Homme- Mari que ce déferlement enthousiaste enlève au septième ciel!) je ne suis déjà plus de cet Capri- là.

Mon âme entêtée fouille le passé, à la recherche de celui qu'elle a perdu et qui ne reviendra jamais, l'abîme des siècles nous sépare, et la Capri dont je me souviens a disparu. 

 Tout me le prouve au sein de cette belle Villa Rosa, si coquette et romanesque en son jardin oriental,  et une fois entre ses murs clairs, dépouillée de ses beautés anciennes, à l'exception bienheureuse d'un minuscule boudoir baroque, encore paré de l'atmosphère subtile et alanguie que lui avait insufflé son ancien créateur, un  excentrique étranger depuis si longtemps enchâssé dans les sables de l'oubli..

 Même l'école jadis installée en ses flancs doré n'a laissé aucun écho, aucun dessin maladroit, aucune déclaration amoureuse griffonnée d'une petite main tremblante, aucun  humble bureau  renfermant les précieux secrets d'un écolier rebelle...

Autant le Palazzo Cerio a maintenu, de toute la force de son élégance surannée, la suavité de ses vies antérieures, autant la somptueuse Villa Rosa d'Anacapri a égaré son coeur au cours de sa longue reprise en main par des architectes enclins au pragmatisme et à la sobriété utile.

La salle de concert ressemble à mille autres, ses murs sont blancs et distillent l'ennui, les douces présences de jadis trouveront- elles un apaisement en écoutant du haut des leurs balcons célestes, (le ciel est si proche à Capri)  les élans tempétueux de ces charmants génies, lauréats du fameux concours  instauré par les humanistes et dévouées soeurs Emilia et Elsa Gubitosi quand Capri se livrait aux plaisirs souriants de la Belle- Epoque ?

 Nous le saurons d'ici une minute nous promet la vaillante organisatrice ! Je reviens sur terre, et serre la main de l'Homme- Mari, allons, le poids des vies anciennes ne doit pas ternir la vie neuve que le destin nous offre dans son immense indulgence ...

Je suis honteuse d'être bouleversée, et ignore comment assembler mes visions disparates d'une époque lointaine . La verte présence de l'émeraude romaine, cette bague sans cesse perdue et retrouvée depuis mon larcin involontaire à la Brocante de la via Santa Chiara, me manque de façon irraisonnée .

Ce bijou tordu, cassé, frappé du sceau d'une histoire bizarre et interminable, était une preuve tangible d'un égarement amoureux survenu deux siècles auparavant, à Capri, je suis sûre au moins de cela. Le reste me rattrape, et m'échappe depuis notre premier voyage sur l'île.

 Le bavard, l'impertinent fantôme à la silhouette immatérielle, au visage flou caché sous son couvre-chef absurde,  l'évanescent personnage à la voix de métal, aura-t-il la bonne grâce de se rematérialiser encore, au moment le plus improbable ? Mon passé vacille à chacune de ses rares apparitions, un voile se lève puis retombe, et ma mémoire ressemble à un jardin soudain prisonnier de la nuit brusque de novembre. 

Pourquoi cet invincible désarroi, ce regret indistinct d'un furtif bonheur que ,sans doute, tout  autrefois menaçait ? Un bonheur qui trouva son refuge à Capri, au sein de ce minuscule domaine en ruines qui nous a ensorcelés,  un bonheur discret qui dansa sur le fil  des sentiers périlleux, d'é normes rocs arcboutés sur l'indomptable mer aux féroces vagues d'aigue-marine. 

Ce malaise me ronge lentement, je ne guérirai qu'en habitant au grand jour la maudite maison ensorcelée, je reviendrai à mon point de départ et serai enfin libérée ...De toutes mes forces, je supplie le promeneur inconnu de se montrer demain, bientôt, avant notre départ,  le hasard, qui d'ailleurs n'existe pas à Capri,  daignera- t- il  nous remettre ne face l'un de l'autre ?

L'organisatrice se tait, et un jeune homme brun et de belle humeur, s'installe, nous oublie, et se jette à coeur et corps perdus et retrouvés dans une tarentelle que Liszt inventa entre  Venise et Naples.

 Farouche, fougueux, sa  sombre chevelure agitée comme la crinière d'un cheval des mers, le jeune pianiste réveille la vie palpitante qui vous entraîne dans une ronde où l'on danse au-dessus de la mer, libre, joyeux et immortel !

Moi qui cherchais à ranimer le passé heureux, le voici qui monte comme les soleils rajeunis... Et la fidèle strophe, interrogeant l'incertaine destinée, de chanter  encore et toujours :

"Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,

Renaîtront- ils d'un gouffre interdit à nos sondes, 

Comme montent au ciel  les soleils rajeunis 

Après s'être lavés au fond des mers profondes ?

O serments! ô parfums! ô baisers infinis !"

La musique  vibre et épouse l'harmonie des mots chuchotés par mon étrange nostalgie.

Un autre jeune talent s'empare à son tour du beau piano luisant à l'immense étonnement de la belle Flavia: "Un chinois ! Nous avons un virtuose chinois à Anacapri !" 

La salle s'ébroue soudain sous la montée d'une houle charriant la plus indicible des tristesses, une âme en proie aux douleurs du dur amour, il ne me manquait que Chopin ! sur cette île vouée à la lumière,  voici que descend la nuit noire de l'âme... Le morceau sublime s'achève... Le silence devient étouffant ...

 Mais, telle une déesse de la revanche, se lève alors une jeune fille surgie des heures antiques de la Capri des pirates Grecs et des dieux endormis.

Le public se lève aussi, sous l'emprise de cette descendante d'Aspasie, l'étincelante compagne de Périclès .L'âme Grecque de Capri flamboie dès les premières notes d'un Ravel extravagant:" Une barque sur l'Océan", puis, la jeune fille, au beau nom d'Ellade, haute, fine, droite comme Athéna  et robuste comme Artémis,  se métamorphose en prêtresse qu'un dieu enthousiasme .

Ce n'est pas une aimable chaconne annoncée au programme ,c'est le Vésuve en fureur, c'est la pure passion de la vie qui s'abat sur nous ! C'est "Venus toute entière à sa proie attachée"!

Un grand vent de folie s'empare de nous !

Je refoule mes vagues à l'âme d'un autre siècle et applaudis à l'italienne, nous sommes tous en transes,  consolés et rajeunis, miracle de la musique un soir à Capri, à l'heure divine où les dieux chuchotent quelques confidences aux humbles mortels, sous la rose lueur jaillie des roches intangibles...

"Ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours !": peut-être un, poète mal-aimé qui avait nom Gérard de Nerval,  murmurait- il cette étrange promesse à une ravissante créature, en laissant glisser le crépuscule, un soir d'octobre à Capri ...

 A très bientôt!

 Avant la fin de cette étrange année ...

 Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse



Crépuscule de dieux à Capri
10 octobre 2025


jeudi 20 novembre 2025

Trilogie de Capri: la maison ensorcelée Partie III: Chap 3 Une maison avec vue n'a pas de prix

La maison ensorcelée ou Trilogie de Capri

Partie III Chapitre III

Maison avec vue et espoir de musique divine à la Villa Rosa

Cette fois, la maladie asséchait notre éternelle soif de la vie à Capri.
La toux emportait l'Homme- Mari dans des élans maussades, la fièvre me donnait le vertige menant droit à la déprime absolue. Salvo ne valait guère mieux que les amis français, lui si énergique, si réconfortant, sombrait comme un bateau tourmenté par les vents amers tourbillonnant sur le golfe en novembre .
Flavia avait promis de nous accompagner à une soirée musicale , mais serait-elle capable de mettre un pied devant l'autre sur les deux cent mètres la séparant de la Villa Rosa,  cette délicieuse maison romantique qui ce soir-là, serait vouée aux airs les plus délicieusement romantique, rendant  aux hauteurs d'Anacapri son âme vibrante, occultée par un bon siècle de tourisme tapageur ...
 Je passai la journée à grimper sur les traverses afin de nous sustenter en faisant les courses, puis , incapable de bouger, installée en plein soleil dans le jardin aux deux citronniers, 
Il était indispensable de s'adonner au farniente, c'était une question de survie, d'équilibre mental, surtout avec une pile de mouchoirs en papier posé contre une pyramide de livres vantant le passé glorieux, les mérites et  les amours des excentriques qui s'étaient pris de passion envers  l'île des dieux. 
 Je me sentais franchement terne et timide à côté de  ces grands audacieux, moi qui,  immobile et souffrante, ennuyée à l'avance du moindre mouvement, redoutait l'instant fatal où le rendez-vous de la Villa Rosa m'obligerait à faire bonne figure.  Et bien pire, à grimper vers la via Capodimonte, itinéraire facile et charmant mais qui me semblait une ascension épique dans mon triste état.
 L'Homme- Mari  s'était replié à l'autre bout du rez-de-jardin que nous avions l'insigne chance de louer, deux fois l'an, à une piquante, sémillante, virevoltante juriste native de Naples et véritablement Napolitaine de la tête aux pieds.
Antonio notre premier propriétaire, et ami sincère, nous aimait toujours, mais son appartement du haut, celui agrémenté d'une tourelle qui se donnait des airs de phare, abritait des locataires à l'année, notre ancien et tant- aimé paradis blanc nous narguait... Surtout le soir, quand des personnes inconnues, invisibles et pourtant très pesantes, allumaient les lampes du salon que avions orné avec un amour un peu intempestif de belles gravures du Capri d'autrefois ...
Mais, qui sait ? Antonio ne nous oubliait jamais et  à chacun de nos séjours, en revenant de Capri,nous devisions à Naples en sa compagnie, attablés devant un café bien noir et bien fort  et une corbeille de gâteaux suintant de sucre. 
Ce bon Samaritain insistait pour guetter notre bateau afin, dés notre traversée de la passerelle, de prendre soin de ses amis français qu'il ne cessait de considérer comme des porcelaines fragiles à mettre aussitôt en sécurité .
Nous cultivions ensemble cette habitude napolitaine de remplacer un mot échappé à notre vocabulaire par des gestes prouvant une ardeur très appréciée !
 Justement, il est temps que j'augmente mon niveau en italien, mes amis ont beau donner dans l'indulgence amusée, je ne suis lucide, je baragouine un italien fantaisiste, seuls des devoirs de vacances m'aideront à remédier à ce gros défaut. En soupirant et éternuant, j'ouvre un Assimil usé au point de perdre ses pages lambeaux sur la pelouse humide de rosée au coeur de la journée...  
Rien de surprenant à ce que nous soyons si faibles et si malades dans ce jardin perpétuellement  spongieux, alimenté sans doute par une source profonde et ignorée...
N'habitions- nous via Rio Caprile ? Ce nom indiquait la présence d'un torrent, peut-être ses vestiges formaient- ils un marécage juste en dessous de notre minuscule logis ?
Le bruit d'une pathétique quinte de toux en provenance de la pièce la plus éloignée, me fait comprendre que l'Homme- Mari serait d'accord avec ma belle intuition historique...
 soudain, un autre bruit  succède aux rauques gémissements de l'Homme- Mari, le portail en contre-bas grince, et le vacarme strident de la sonnette aggrave ma migraine ;
Qui ose déranger deux Français victimes d'un mal de saison ?
une tête brune surgit, des yeux perçants scintillent en contemplant la façade blanche et les fières colonnes de la loggia, voici  maintenant l'intégralité d'un visage bronzé affectant une moue impavide! 
Suit la moitié d'un corps replet, et enfin l'ensemble se présente au milieu du jardin: c'est assurément le Signor de M, un homme des plus curieux, un promeneur bavard qui connaît tout le monde de Marina Grande à la villa Lysis, et de Capri -village aux sentiers les plus rocailleux de la montagne d'Anacapri.
Horreur, un vague rendez-vous me revient à l'esprit ! 
 Obsédée par notre grippe, je l'avais purement et simplement relégué dans le grenier de ma mémoire...  La honte attise ma fièvre et déclenche une toux fort peu esthétique  Comment oublier  un rendez-vous avec un tel personnage ? Surtout faire comme si je l'attendais avec ravissement ! Le vexer serait périlleux ...
Le Signor de M fait partie des gens extravagants que je rencontre à chaque retour, et dans chaque coin d'Anacapri.
Je ne manque jamais  de les saluer, en manifestant l'enthousiasme requis par la coutume ancestrale recommandant de parler avec tout un chacun sur l'île divine. 
Cet art de la conversation  improvisée, vive et malicieuse s'ancre dans le roc depuis la conquête des corsaires Grecs, et elle reste un des charmes de l'île.
Un second personnage bizarre persiste à clamer que je suis la reine de France, et qu'il me présentera à d'autres princes ou rois heureux de vivre dans les maisons les plus décaties d'Anacapri. 
"Je parle un bon français car j'ai passé vingt ans aux Baumettes, à Marseille!" proclame-t-il tout guilleret, et je n'ai jamais eu le courage de lui demander s'il s'agissait du quartier ou de la prison ... 
Je n'oserai jamais ! 
Bien différent est le Signor di M, un aristocrate avenant mais sévère, toujours prêt à remettre les Anacapriotes sur le droit chemin,  tenue impeccable obligée pour chaque victime de son autorité bienveillante ! 
C'est assurément un personnage mythique  (et Dieu sait à quel point les mythes ont une extrême importance sur l'île !) que l'on croise à chaque heure du jour, la mine sombre, le regard  observateur, le sosie d'un sénateur de l'ancienne Rome, dont il a aussi la démarche majestueuse.
Il s'incline, et, en me considérant, toute sa personne indique un certain désarroi... Suis-je à ce point affreuse ? Cette grippe me rend hideuse, j'en suis la première affligée, il me semble  de peu de goût de souligner ma ressemblance avec une ruine ambulante ...
Non, la désapprobation évidente du digne Signor de M prend sa source ailleurs que dans ma piteuse apparence:
" Contessa,  si nous ne partons pas tout de suite, nous risquons  d'arriver dix minutes  en retard, c'est vraiment très grave,  jamais le propriétaire  ne nous pardonnera ce qu'il jugera un affront prémédité, je dois téléphoner,  auriez-vous l'obligeance de m'offrir un verre d'eau ? Davvero, cette Villa a quelque chose d'extraordinaire, non, pas celle que je désire vous montrer, celle où vous louez vos appartements la plus belle d'Anacapri, après bien sûr la Villa San Michele, la Villa Rosa, la Casa Rossa,  la Casa Caprile en restauration en ce moment mais les artisans économisent leurs forces, et la Villa de notre dentiste via Capodimonte.
 Quelle chance cela serait pour vous si vous souffriez  d'une violente rage de dents...
La Villa du vétérinaire est très intéressante également, mais vous laissez vos animaux en France,  allora mieux vaudrait vous plaindre d'un bon abcès, vous en profiteriez pour visiter cette demeure extraordinaire, ne voulez-faire un effort ? 
Cela n'est pas si compliqué de souffrir des dents!
 Une Villa aussi préservée, non, vous ne trouverez jamais l'équivalent, votre époux est-il revenu en France ? Je n'entends rien, à part peut-être un chien . Je vous demande pardon, j'ai confondu un éternuement avec un aboiement, l'erreur est humaine.
Encore malade ! Mais nous ne pouvons visiter sans lui, mon ami en serait blessé... Ah ! vous voilà,  caro amico, vous toussez, vous toussez beaucoup..."
 Le Signor de M ne déteste rien tant que les manquements à l'étiquette et à l'esthétique, la toux de l'Homme- Mari vaut à ce dernier un regard offusqué, une pareille toux ne saurait être que typiquement française ! Elle gâche l'air parfumé de Capri ... 
Ce désagrément nous épargnera- t-il l'ennui de la visite d'une maison décevante, décrite à l'instar d'un palais à peine décrépit par l'habile et rusé Signor de M ( descendant du dieu Hermés qui lui a transmis son inimitable talent de l'éloquence enjôleuse ) ?  
Hélas ! le piège se referme sur nos personnes trop épuisées pour protester.
 L'auguste Signor de M nous ordonne d'un geste courtois mais ferme de le suivre, et nous le suivons, le nez enfoui dans nos mouchoirs, et le dos cassé par les attaques de la toux.
 Impitoyable et hautain, notre mentor nous oblige à gravir un raidillon au-dessus de la vallée de Caprile, puis accepte de nous laisser souffler sur une via tranquille, longeant de beaux Cyprès  vert- émeraude, gardiens, de vastes et taciturnes domaines, encerclés de vigoureux murs dont le travail harmonieux ranime l'antiquité.
L' architecture de l'ancienne Rome se devine encore, c'est grâce à son génie que l'île garde sa puissance intangible; et pourtant Capri est Grecque par l'esprit, la désinvolture, la poésie de l'instant et de l'éternité ...
 Capri frissonne en laissant ses bosquets d'amples Pins Parasols soupirer sous la brise d'automne, Capri en octobre est un bateau ensorcelé qui cherche désespérément la mer ...
Si seulement notre bon Signor de M nous emmenait vers une ces Villas ravagées qui subsistent par la force de leurs pierres romaines au sein des vallons perdus !
 Mais, je suis toujours étonnée de sa détermination à nous présenter les pires maisons d'Anacapri, taudis insalubres, dénuées de la moindre commodité, ce qui importe peu, et d'élégance, ce qui est impardonnable. 
Hélas, trois fois hélas, une fois in situ, la même ritournelle chante à nos oreilles irritées: "Cette vue !  Regardes, voyez, comprenez, cette vue ! unique, prodigieuse, incomparable, comment exiger autre chose ?
 Le confort ne compte pas, l'exiguïté ? Un détail, l'état insalubre général ? Une peccadille ! Le soleil ne purifie-t-il l'humidité ? , surtout au dernier étage, vous dormirez sur le toit , un paradis , songez aux étoiles qui se pencheront vers votre matelas...
 L'escalier raide ? Basta ! Seriez-vous capricieuse, contessa  ou souffreriez- vous d'arthrose précoce ? Le jus des citrons de Capri vous serait salutaire en ce cas... 
Oui, vous ne disposerez que d'un toit et d'une chambre, mais l'eau peut se prendre en bas, dans la rue, et une cuisine est facile à organiser, voyez ce réchaud, et surtout cette vue ! 
Ischia, Procida, et les Pontines par beau temps, une vue grandiose, cela n'a pas de prix, enfin si, vous vous en doutez, bien sûr, un million, pour vous nous descendrons un peu, vous comprenez, vous êtes à Capri ..
L'endroit le plus coûteux, le plus demandé, le plus inouï, ne réagissez- pas de façon si brutale, vous allez me vexer..  
La vieille maison  derrière son portail rouillé, celle du vallon de Caprile ? Oui, je m'en souviens, comment ne pas s'en souvenir
de cette ruine pittoresque qui aurait appartenue à votre ancêtre, le héros  inconnu de l'époque de Murat ? 
Dai ! Elle vous filera sous le nez, les Enchères vous en priveront, votre imagination vous perdra, pourquoi vous entêter depuis si longtemps ? Tout le monde ici, à Anacapri, vous plaint beaucoup, de si aimables Français, et complétement fous, obsédés, anéantis, envoûtés par le souvenir d'un souvenir, le rêve d'un rêve, est-ce une malédiction typiquement française ? 
Ou cette folie n'appartient- elle qu'à vous ? Que dites-vous ? 
Les Sirènes ? Mais, carissima, les Sirènes, croyez-vous qu'elles raffolent des Français qui prennent leurs désirs pour des futures réalités ? Les Sirènes s'amusent à vous ensorceler, puis elles se divertissent en vous abandonnant sur une falaise, tristes et mélancoliques, comme si Capri elle-même vous rejetait ...
Moi, par contre, je ne vous lâche pas !
 Allora ? Que pensez-vous de cette vue ?" 
Cet refrain fastidieux nous échauffait assez vite l'humeur ! Toutefois, le Signor de M nous séduisait et nous amusait, sa prestance le plaçait au-delà des mortels ordinaires, et ses discours pompeux laissaient toujours la porte ouverte à l'espoir. 
La prochaine maison serait peut-être en harmonie avec sa description embellie ?
 D'ailleurs, grâce à ces marches éreintantes dans le sillage de l'ombrageux Signor de M, qui ne cessait de s'arrêter pour entamer des discussions incompréhensibles et véhémentes avec d'obscurs habitants d'Anacapri, ne finissions -nous par connaître les alentours aussi bien qu'un natif fier de compter Ulysse, Tibère ou Auguste dans la foule pittoresque de ses ancêtres ?
 Sans oublier Parthénope, Psinoé ou Aglaophone, Sirènes  moqueuses et parfois féroces....
Cet après- midi-là, fidèle à ses petites manies, le très hautain Signor de M nous tourne le dos pour apostropher  un vague ami qui lève aussitôt les mains vers le ciel poudré d'or pâle, et invoque les dieux de l'Olympe ou le cortège des Saints du Paradis à propos d'un sujet dont la gravité nous saute à la figure, toutefois, nous ne saisissons absolument goutte à sa cause profonde.
 Les deux compères s'expriment à la vitesse de la lumière, et de surcroît s'éloignent de nos oreilles curieuses, au risque de choir du haut d'un minuscule belvédère veillant sur la mer, en froufroutante robe violette à cette heure.
Or, le rendez-vous  approche à pas de géant, si nous ne courrons pas vers la maison prétendument mirobolante et mirifique, on nous accusera d'un retard volontaire, une atteinte à l'irrémédiable courtoisie capriote !
 Pire, nous ferons attendre ensuite notre amie Flavia!
 Là- encore,  nous sommes soumis à un rendez-vous d'une précision helvétique ; comment aurions-nous l'audace d'envahir un concert au sein de la gracieuse Villa Rosa, restaurée de frais, en bouleversant les fougueux et méritants jeunes pianistes  d'Anacapri ? Je ne peux l'imaginer en dépit de cette imagination délirante que déplore l'infernal Signor de M, grand bavard en service commandé !
Mais, voici le coupable qui quitte son ami, un sourire crispé accroché à ses lèvres maussades. D'un geste, il nous accable et sa voix stridente martèle ces mots qui m'offusqueraient si je n'étouffais de rire:
" Dai! nous avons perdu beaucoup trop de temps ! Il faut se dépêcher maintenant, le propriétaire vient d'envoyer un message, il n'est pas content ...
Sans se démonter, l'Homme- Mari désigne le chemin divisé en deux affluents:
"Eh bien, ouvrez la route, à gauche ou à droite ou devant ? Et fonçons !"
J'en profite pour insister sur mon rendez-vous à la Villa Rosa, ce qui manifestement agace le Signor de M, offusqué de mon angoisse irréaliste :
"Votre amie, je la connais, qui ne connait cette exquise famille, n'a qu'à traverser la via pour se rendre au concert, et d'ailleurs, nous ne sommes pas des Suisses, débarrassez- vous de cette peur d'arriver en retard, à l'occasion d'un événement mondain, amoureux ou frivole.
Par contre, s'il s'agit d'un rendez-vous immobilier, là, nous devons respecter l'heure établie ...
Les affaires dictent leur loi, voyez-vous ... 
L'heure indiquée sur une affiche ou un carton n'indique rien, à l'inverse, un rendez-vous donné de vive- voix ne doit souffrir d'aucun contre-temps, et vraiment vous me décevez, vous allez trop lentement... " 
Luttant afin de garder sang froid et humeur charmante, nous avançons à grandes enjambées,  et enfilons une corniche posée à l'instar d'un bijou scintillant entre le roc et un cortège de jardins disparates, le style des maisons laisse à désirer, on les devine construites à la va-vite, sans idéal particulier, le beau toit en coupole renversé ne se montre guère, les loggias se font rares et les colonnes sont remplacées par des poutres de fer.
Ce bizarre quartier ni ancien ni nouveau constitue une curiosité dans l'île, au pied des domaines secrets de la Migliera, et en surplomb des villas cossues  piquetant les vallons de la route du Faro.  
Lisant dans nos pensées, le Signor de M insiste sur la splendeur de l'horizon déjà rougi par le bain annoncé du soleil au sein de la mer tranquille, qui du violet vire au gris- perle irisé de pourpre.  L'homme d'affaires se métamorphose en poète et nous craignons un désastre...
Assis sur un muret grossier, rareté à Capri, un monsieur potelé boude au milieu d'un paysage d'une beauté n'appartenant guère à ce monde.
Le contraste est d'autant plus prenant que ce monsieur rébarbatif nous conspue dans un dialecte obscur mais parfaitement clair ! Le Signor de M essaie de prouver notre bonne foi, de montrer notre bonne mine, l'autre n'en a cure.
Je m'en réjouis , la maison juchée sur une fragile avancée juste en -dessous du muret ne me plaît pas, on dirait un couvre-pied fabriqué de plusieurs morceaux,  son jardin s'afflige d'une nudité regrettable, chose bizarre sur une île fleurie à outrance, j'ai une seule envie : fuir ! 
Bon prince, l'Homme- Mari tente d'amadouer le rude heureux propriétaire, en vain. Soudain, alertés par la grosse voix de ce malotru, encore une rareté, voici qu'une troupe nous entoure, ce sont les frères, cousins, fils, filles, enfin, cette maison déborde de propriétaires, tous persuadés que le Signor de M a capturé deux Français aux poches remplies de pièces d'or !
 Je tire l'Homme -Mari par la manche, mais, le Signor de M le tire de son côté !
 "Prenons cinq minutes, faisons semblant d'admirer la vue, et fuyons ! "
L'Homme- Mari a parlé et en bonne Femme -Epouse, j'obéis !
Le visage fermé et l'intonation blanche, le Signor de M redoutant un drame, nous explique que la maison est l'oeuvre des grands-parents, sans plan, sans modèle, ils ont réussi ce tour de force: édifier la maison la plus hideuse de toute la Campanie.
 La vue exceptionnelle ne se partage pas, toutefois, avoue le Signor de M, d'un ton de plus en plus embarrassé,  mais la maison oui, et encore davantage le jardin, et aussi le portail, et l'accès à ce dernier. Un futur acheteur devra ainsi convaincre chaque propriétaire d'une partie de lui céder cette dernière...
 En réalité, cette masure tient à la fois du casse-tête chinois et du hangar délabré, et tant pis pour sa vue!
  Signor de M a beau vanter la  sublime vue, il est le seul à la contempler !
Dix personnes hostiles sur nos talons, nous traversons des pièces encombrées, réussissons à ne pas trébucher, n'osons rien regarder de peur d'être indiscrets, esquissons quelques sourires et saluts et regagnons le chemin comme si une horde de lions reniflaient notre odeur.
"Vous n'aimez pas cette maison, déplore le Signor de M, quel dommage, j'avais réussi à faire baisser le prix d'ensemble, ensuite à vous de négocier les parties qui vous plaisent..., Moins d'un million, c'est très correct,  pensez à la vue ..."
Cette fois, la moutarde nous pique le nez !
 "Pas de vue ! nous détestons la vue, des arbres, pas de vue ! des fleurs, et une cabane, mais à nous... si cela n'existe pas ici, tant pis, nous ne chercherons plus... On peut être heureux sans maison à Capri, sans million, et sans vue, d'ailleurs l'appartement que nous louons n'a vu que sur son jardin de poupée...  La vue ? Mais vous la trouvez en sortant de chez vous, depuis chaque arrêt de bus, chaque banc, à chaque tournant, en haut de chaque escalier ! Il en faut si peu pour être heureux..."
La philosophie de l'Homme- Mari suscite la colère froide du Signor de M qui nous plante- là en battant l'air du soir d'une main indignée.
"La Villa Rosa a-t-elle une vue à propos?" 
Mon Dieu ! Flavia patiente déjà, vue ou pas vue, c'est tout vu, nous repartons à une allure olympique sur les traverse d'Anacapri, si nos poumons n'éclatent pas, si on ne nous interdit pas l'entrée au concert de la villa Rosa,  peut-être la fougueuse musique de Chopin nous apaisera- elle coeur et corps, avant que nous ne nous écroulions, ravagés aux pieds des jeunes et vaillants pianistes de l'île...

A bientôt pour la suite de ces concerts en l'île,
 
 Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix

 Trilogie de Capri: La maison ensorcelée


                                              Une vue à contempler librement et gratuitement à Capri
                                                                        Crédit photo Vincent de La Panouse


samedi 8 novembre 2025

Trilogie de Capri "La maison ensorcelée" Partie III chap 2 : Parco Astarita ou Le jardin du Ciel



Le Parco Astarita ou le jardin des orages et des rêveurs

Trilogie de Capri "La maison ensorcelée"

Partie III chapitre II

Les violons fougueux des jeunes virtuoses du Palais Cerio avaient calmé nos doutes et raffermi notre énergie malmenée par l'épidémie de refroidissement, (mot élégant pour cacher les pluies d'éternuements le le nez coulant comme trois torrents de montagne au printemps), fustigeant la romantique île de Capri, de son petit port aux âpres cimes de ses montagnes.

Une journée à peine nous séparait du second enchantement, le concert de piano célébrant la victoire d'un aréopage de passionnés dans le beau salon de la villa Rosa d'Anacapri, à l'ombre de la Villa du bon docteur Axel Munthe.

 Cet ancien palais surgi des hauteurs du village grâce aux efforts et à la fortune d'un excentrique doué de bon goût, avait, après quelques vicissitudes, abrité l'école où nos amis, Salvo et Flavia, avaient reçu les flèches de Cupidon à un âge encore tendre...Désormais vouée à l'art sous toutes ses facettes, la maison à la façade rose pâle enguirlandée de frises fleuries bruissait d'un enthousiasme charmant.

Flavia, que notre fièvre mélomane divertissait beaucoup, avait  éprouvé la  charmante tentation de nous accompagner dans le sillage de ses souvenirs et sur le chemin de son adolescence. Elle n'irait pas bien loin d'ailleurs:  quasiment  en face de la belle maison où Salvo officiait devant ses comptoirs chargés de beaux objets en majolique et de coraux précieux, tandis que la belle jeune mariée, Giuglia, séduisait les promeneuses éclairées en leur présentant un assortiment de mode milanaise et capriote d'un raffinement exquis.

Mais ce programme soigneusement établi ne tiendrait ses promesses que le lendemain, et nous avions un temps clair, et la liberté de ceux qui profitent de leurs vacances au début de l'automne.

J'étais si déprimée à force de changer de mouchoir et de me nourrir du doliprane italien, que la nostalgie, ce fléau qui ne me quittait qu'à grand peine, me gâchait même la splendeur de la lumière dévalant les pentes d'or vert du Monte Solaro lavé par une averse nocturne. 

 Pourtant, ce matin, un mot flotte dans ma tête, quelque chose évoquant les étoiles et une histoire vraie à la mode de Capri, autant dire une légende sertie dans  la vérité. nous avons vu tant de sentiers, de belvédères, de jardins secrets et de bosquets abrupt, mais il manque un lieu singulier et ouvert , un parc légendaire et voué aux rêveurs, aux amoureux ou aux montagnards, le mot vague cesse de flotter et s'ancre en lettres de feu !

"Parco Astarita !"

"Pardon ?"

"Nous avons visité la Villa de ce malheureux exilé de Capri, ce mélancolique comte Jacques Fersen, Henri a tutoyé les gouffres sur l'escalier ravagé qui menait l'empereur Tibère à sa plage privée, et nous avons purement et simplement négligé de nous hisser sur les hauteurs du Paro Asatarita, de nous balancer sur ses passerelles oscillant dans le vide, de nous laisser enlever par la poésie la plus intense que Capri réserve à ses amants, c'est une honte ! Viens ! partons ! le ciel est pur, d'ailleurs, cela ne gâte rien, je me souviens d'un restaurant assez peu onéreux du côté de la Villa Moneta que nous adorons avec une remarquable ténacité ...Qu'en penses-tu ?"

L'Homme- Mari lève les yeux de son portable lui contant par le menu les péripéties de la crise politique secouant notre mère- patrie que nous avons reléguée pour une grosse semaine au rang des ennuyeux souvenirs. Capri est est notre port de prédilection, celui où nous faisons de belles et fugaces escales avant que la raison ne nous ordonne d'entendre sa voix sévère, l'Italie se dresse comme le palais de chair et de sang des beautés de ce monde, la France, qu'est-elle au juste pour nous ? 

Une terre d'enfance, la patrie de nos ancêtres, le sol où nous avons élevé nos enfants et affronté les rudesses du quotidien. Ce pays nous tentons  de l'aimer encore, sans grande conviction, mais avons-nous un autre choix ? Seuls les heureux du monde ne craignent de se résigner à l'exil...d'ailleurs, fuir signifierait abdiquer, se conduire en lâches...Serais-je en train de me noyer dans l'amertume la plus saumâtre ?

 La honte me fait éternuer de plus belle !

A quoi bon se lamenter ? Notre vrai pays est d'humeur fort sombre, un jour gouverné, un autre privé de gouvernail;  nous-mêmes subissons dans notre patrie d'adoption une grippe pénible, un seul remède s'impose : vivre l'instant !

 "Quitte à éternuer, éternuons sur la via Tiberio ! Ce restaurant , je crois m'en souvenir, n'y avions -nous déjeuné en compagnie d'Henri, toujours lui, le seul à accepter de déambuler le nez au vent sur les rochers de l'île, à condition d'être dûment sustenté par ses parents ?"

 L'Homme- Mari me prouve encore une fois à quel point les hommes gardent la mémoire de leur estomac... Et je rétorque indignée:

"Qu'importe la nourriture!  L'essentiel est de marcher vers ce fameux Parco Asatarita que l'on décrit partout comme un paradis surplombant les entassements de roches les plus extravagants, et, parsemé de bancs accrochés au-dessus des paysages du vertige... 

Un don splendide et touchant du généreux docteur  Mario Astarita qui ne se pouvait passer de contempler la mer aux nuances vibrantes et la course des nuages.Il paraît que même les puissants, les monstrueux rochers des Faraglioni vus de ces pyramides farouches se métamorphosent en îlots insignifiants .."

L'Homme- Mari ne semble guère convaincu, mais, la perspective d'un changement d'air et surtout celle d'un repas substantiel, le pousse à approuver mes envies intempestives de promenade en altitude, un mouchoir à la main et du doliprane en poche.

"Au moins, nous oublierons la crise politique, la dette, le déluge fiscal habituel et bientôt accru, la crise qui nous taraude depuis mille ans, et tout ce bizarre cortège de mesures variées accablant un pays qui n'est plus la douce France qu'en rêve. Mais, n'allons-nous traverser la Piazzetta avant de filer droit vers ton paradis perdu ? Alors, cela m'arrange terriblement, avec ces coupures d'électricité, je ne reçois plus de nouvelles, j'imagine le pire, or, nous trouverons "Le Monde" dans la minuscule boutique du seul vendeur de journaux étrangers de l'île, juste en haut des marches de l'ancienne voie romaine qui montait les voyageurs de ton mythique Grand Tour sur le dos de malheureux ânes, créatures soumises et patientes..."

Je soupire non pas en me représentant ces pittoresques ascensions, mais en luttant par avance contre l'influence désastreuse d'un  quotidien grave et pessimiste, qui de toute façon abondera en nouvelles déjà obsolètes...L'Homme- Mari aurait vraiment intérêt à se détendre... 

Notre retour au beau milieu des soucis arrivera bien assez tôt. Comment glisser vers la poésie de la via Matermania, de la via Moneta, de la via Tiberio, ces chemins de pierre et de fleurs,  ondoyant avec grâce entre murets ensevelis sous le jasmin, allées de colonnes antiques, jardins éblouissants, vergers soignés avec un amour infini, et portails mystérieux cachant à peine la splendeur des vallées paisibles étendues à pic sur la mer de cristal, si l'on brandit, en guise d'oriflamme, un quotidien s'évertuant à approfondir des nouvelles bien trop angoissantes pour ne pas nuire d'importance à notre  piteux état mental et physique ?

Le petit bus descendant vers Capri crachote, renifle, éternue à notre instar, il transporte une cargaison de Capriotes au nez cramoisi et aux joues écarlates, le fatal refroidissement malmène aussi les profils grecs des belles filles emmitouflées comme si octobre venait d'être englouti par un précoce janvier. 

Je guette à chaque virage la vue tourmentée sur le golfe de nacre et d'aigue-marine. L'écume blanchit à vue d'oeil, la houle imite le galop d'un pur-sang, et le ciel si clair se parsème de nuées gris- perle. Une tempête nous épierait- elle sournoisement ?

 Cet amer soupçon se dissipe une fois sous les arcades débouchant sur la place radieuse qui, dès leur sortie du funiculaire, jette les nouveaux- venus à la rencontre spectaculaire des intangibles falaises constellées de Pins, en surplomb de la somptueuse baie. 

Grandiose et  austère et hautaine, piquetée de maisons blanches et aériennes, de pelouses lustrées et de roches fauves, la beauté de ce point de vue pétrifie l'âme la moins sensible ...

Mais, l'Homme- Mari ne voit rien, n'entend rien, n'éprouve rien, son vendeur de journaux  se blottit juste à la traversée de la Piazzetta, autant dire que nous entamons une course vers ce sauveur, hélas, à peine entrés, il faut déchanter, le brave homme nous a reconnu et d'un geste dramatique montre l'emplacement vide, hélas,"Le monde" n'a pas eu la chance de prendre le bateau depuis quelques jours!

 Je revis et l'Homme- Mari boude, qu'importe !Déambuler  bientôt sur le vide, bleu, ou les gouffres verts, de passerelles en terrasses lancées au fait de l'île, le distraira des affres et désarrois de notre sinistre situation politique. Main dans la main, et nez rouge au vent, nous passons sans broncher devant l'humble maison qui abrita Gorki ravi de s'adonner au farniente, sous prétexte de se concentrer sur les élans révolutionnaires... 

La plaque en majolique rappelant son séjour  tumultueux constitue notre point de repère au coeur des venelles enchevêtrées de Capri- village! Rassérénés, nous filons au pas de grenadier vers la sublime promenade bordant toits en coupoles aplaties et terrasses débordantes de bougainvillées  qui à chaque fois ranime en nous le souvenir de notre première venue sur l'île ... 

Via Tiberio enfin, la Capri romaine renaît, l'atmosphère tourne à la noble grandeur, les façades s'embellissent de majesté tandis que le chemin se rétrécit ! 

A chaque instant, nous nous plaquons contre les murs, porches ou portails afin de ne pas gêner les minuscules véhicules autorisés, chats hautains et potelés, chiens maigres et intrépides,  ravissants écoliers en tabliers gris, agrippés à leurs cartables,  grands-mères en boucles d'oreilles d'or,  panier en main grands-pères moustachus au volant, jeunes parents, dignes et fiers, serrés comme des amoureux, artisans burinés, entassés à miracle et semant dans l'air les paroles d'une chanson d'amour napolitaine, tous nous frôlent en criant des "Grazie mille !" reconnaissants...

 Voici maintenant une école où bourdonnent des élèves studieux qui ignorent la chance sublime d'être en classe à Capri, des ruelles bondissant vers des vallées ombreuses et dorées, et une épicerie qui offre absolument tout ce qui permet de survivre aux habitants de ce quartier où l'odeur de l'Antiquité enivre le promeneur. J'ai très envie  d'y faire l'emplette de pain et de fromage en guise de repas, à l'instar d'un philosophe Grec invité par Auguste ou Tibère à disserter sur l'inutilité des biens de ce monde !

 Or, 'Homme- Mari refuse de suivre le noble exemple des gens détachés du goût des nourritures terrestres, le voici devant une porte en arcade, intrigué, puis, rassuré, soulagé et plein de gratitude à l'égard de sa Femme- Epouse :

"C'est bien ce restaurant d'il y a sept ans déjà... Tu avais raison, j'avais du mal à te croire, nous y avons vécu une charmante soirée, l'équipe s'est donné une peine infinie, pourquoi avoir attendu si longtemps ? Entrons, je n'en peux plus ! Je dois absolument prendre des forces avant de te suivre sur les cimes des falaises, en reviendrons- nous même sains et saufs? Regarde, je souffre, et toi, tu aurais besoin d'une cure de repos...tu es si pâle, l'ombre de toi-même..."

Ce rude jugement conjugal a le don de me plonger dans une violente affliction... Pour un peu, je planterais là mon Homme- Mari, comment l'obliger à traîner davantage, dans son sillage glorieux, une créature aussi décrépite que sa tendre moitié ? Heureusement,  on nous souhaite la bienvenue avec une telle chaleur, une si délicieuse compassion, que je laisse s'envoler mon humeur sinistre. Le patron en personne tient à nous installer au chaud, et s'écrie:

 " Il manque le ragazzo ! Je me souviens de vous trois, un beau soir de mai, nous aviez l'air si contents de manger chez nous, vous étiez affamés ! Surtout le ragazzo, sei anni fa ? Seite già ? Dio mio ! Stupendo ! ecco il menu.."

Je suis trop lasse, et à vrai dire, trop malade, pour dévorer les irrésistibles plats  typiquement capriotes de l'irrésistible menu, mais l'Homme- Mari charmé et flatté de cet accueil digne d'un haut personnage, mange pour deux et me promet un détour vers la via Moneta.

" Je sais que tu as toujours rendez-vous avec cette mélancolique villa Moneta, je te comprends, peu de maisons gardent autant leur mystère, leur côté grandes dames revenues des épreuves, mais son parc l'envahit de telle manière que je redoute un drame. Il suffirait d'un coup de vent pour qu'un tronc déraciné ne tombe sur un balcon ou pire une partie du toit... " 

"Par pitié, sois- optimiste, nous ne marchons pas à l'avance sur les débris des anciennes Villas de Capri! Au contraire, elles nous en imposent par leur magnificence hors du temps. Souvent, elles subsistent grâce à une nuée de propriétaires extrêmement  qui s'entêtent  et s'exténuent à restaurer et entretenir ces maisons excentriques, l'orgueil de Capri.  pense à celle dont nous sommes si fiers de louer une minuscule partie,  ses habitants acceptent tous les sacrifices pour lui conserver son allure...Je suis sûre que la Villa Moneta ne trahira jamais cet idéal..."

 Hélas, c'est la tristesse qui s'abat sur nous en ce début d'après-midi menacé par la sournoise emprise d'une tempête arrivant sur la pointe des nuages. Derrière l'énorme bouquet d'arbres séculaires garantissant sa sérénité, la Villa Moneta souffre et gémit: un vénérable Pin vient de fracasser une de ses romantiques terrasses.

Mon coeur pour un peu s'arrêterait de battre... Cette Villa, je l'ai vue en  rêve avant que sa façade à la splendeur orientales ne se lève par hasard, sur notre chemin, au bout de son allée de grosses et grises colonnes volées au Palais de Tibère. J'y suis venue dans une autre existence, et je m'en souviens, comme d'un air de musique, ou d'une  personne aimée, endormie dans les ténèbres de la mémoire.

Un bruit assourdissant ranime l'espoir défaillant : des artisans s'activent, tronçonneuses en main, la Villa ne subit aucun abandon, elle reste aimée et protégée, ne le mérite-t-elle au centuple ? Son passé épouse celui de ce siècle qui vit une cohorte de peintres, de poètes, d'écrivains récolter à foison l'inspiration divine sur les rocs d'or et de pourpre de l'île. 

Ne serait-ce la destinée des maisons très vastes, très belles et très anciennes de se hisser au rang de sanctuaires indispensables aux âmes sensibles, à ces êtres doués de l'intuition qui réveille les fantômes aimés ?

Silencieux, enfermés en des songes obscurs, l'allure lente, nous grimpons vers les montagnes sur la via empierrée. Insensiblement la pente s'accentue, le vent  aigre remue les guirlandes de bougainvillées, s'engouffre entre les ramures des bosquets, affole les glycines échappées des portails ajourés, et taquine les lianes parfumées enlaçant les pergolas. La masse rébarbative des ruines impériales se devine sur la cime du monte-Tiberio impassible face à la tempête qui nous guette, embusquée derrière les gris nuages dévorant le tendre bleu du ciel. 

Nous longeons un mur à la beauté antique, j'aperçois de l'autre côté des volées de marches creusant les aspérités du sol rocailleux:

"Nous y sommes!" 

A peine ces mots triomphants clamés, le chapeau de paille printanier de l'Homme- Mari file droit au-dessus du rempart et nous ouvre le chemin !  ce maudit couvre-chef manque de déclencher des catastrophes, notre galopade nous oblige à escalader un pont tendu sur le gouffre attaqué par la mer furieuse, puis, une passerelle, mais le chapeau recule vers les terrasses escarpées, un tour à gauche, une descente à droite, des buissons insolents nous égratignent. J'admire un geste audacieux de l'Homme-Mari, la main penchée sur le vide, et assiste au retour du léger chapeau sur le crâne de son maître.. 

Nos émotions s'apaisent sur un banc miraculeux qui propose une halte sereine au coeur du péril: les roches dessinent une étrange figure de proue à l'aplomb d'une pente impitoyable, les nuages tournoient, les vagues se poudrent d'écume et le vent hurle en frappant Pins et Chênes entrechoqués sur les flancs de la montagne.

 Nous ne bougeons plus, le regard plongé vers les vallons piquetés de colonnes blanches, image d'une harmonie parfaite, sur laquelle nulle rude tempête n'a prise.

 La rébellion des éléments augmente, et nous cherchons un refuge, mais ce Parco Astarita se révèle le domaine du dieu des vents, Eole à la barbe blanche: sans doute  ce patriarche débonnaire, qui tenta d'aider Ulysse jadis, incite- t-il ses six filles aux scintillants cheveux de neige, épouses de ses six fils, géants et goguenards, à nous étourdir de leurs chants d'amour et de mort...  Un souffle ravageur nous interdit de grimper vers les  fragiles sentiers perchés sur les falaises dont la vue se porte vers le golfe de Salerne. 

D'ailleurs une lourde porte ferme les promenades les plus acrobatiques, et la lumière nous aveugle avec une intensité de diamant. Le ciel vire au  pourpre, et l'Homme- Mari, dont le bon- sens m'étonnera toujours, m'engage à   revenir sur nos pas... Nous assistons à l'ouverture d'une tempête s'invitant sur un théâtre en plein air : la rauque colère de la mer affronte la farouche puissance du ciel, nous n'avons plus qu'à nous soumettre, à obéir aux dieux vidant une querelle dont le sens nous échappe, à laisser ce champs de bataille à ses soldats invisibles et à promettre au généreux Mario Astarita de revenir un jour plus clément rêver sur les bancs de son parc aérien... 

Bien entendu, à Capri, la malédiction habituelle nous frappe: le dernier mini-bus à destination d'Anacapri vient de s'élancer, et nous subissons de plein fouet la morsure de la bise. Bizarrement, cette balade agitée nous a réconfortés, rassérénés. Encore un sortilège de l'île, se soumettre à ses caprices, sans un gémissement, sans un reproche, c'est une affaire de franc-jeu...

Une heure plus tard, glacés et incapables de mettre un pas devant l'autre, nous entendons grincer notre petit portail. La nuit soyeuse d'octobre nous enveloppe de ses ombres argentines, les deux citronniers du  jardinet grelottent sous l'humide baiser du soir, et notre fol amour envers ce rocher dur et irascible reprend racine ... 

A quoi bon ? Nous ne posséderons rien excepté des rêves  et du doliprane, ici, et bien tant pis, Capri vaut bien un gros rhume et la ruine de ses espoirs! 

Demain, avant ce concert romantique sur les cimes d'Anacapri, j'errerai vers le belvédère de la Madone de la Migliera, la Madone blanche, au beau visage de jeune fille, souriant en son bosquet fleuri, j'écouterai la suave chanson des dames récitant leurs douces prières, je renouerai avec cette part spirituelle de l'île, avec peut-être mon éternel ami de jadis que je ne rencontre que sur ces âpres traverses îliennes, lui qui détient le secret de ma mémoire confuse, de mes vies antérieures peut-être

Tant de choses impossibles reprennent vie sur ce rocher battu des vents, hanté par les dieux et soumis à la Madone ...

Ne rêvons qu'au lendemain:

 "Agé de cent mille ans, j'aurai encore la force

De t'attendre, ô demain pressenti par l'espoir.

Le temps, vieillard souffrant de multiples entorses,

 Peut gémir: le matin est neuf, neuf est le soir."


Sur ces vers de Robert Desnos, je vous dis "A bientôt !"

 Nathalie-Alix de La Panouse 

ou Lady Alix 

Trilogie de Capri



Capri, Belvédère du Parco Astarita avant une tempête d'automne

Crédits photos Vincent de la Panouse octobre 2025

 





lundi 20 octobre 2025

Concert à Capri: l'âme de l'île sur un archet :Trilogie de Capri La maison ensorcelée Partie III Chap I



 Trilogie de Capri: La maison ensorcelée" Partie III

Chapitre premier

Musique au palais ou l'âme de Capri

Un coup de froid venait de frapper l'île de l'éternel été, et chacun, en haut des montagnes au sein du village paysan d' Anacapri, ou en bas, au coeur de la mondaine petite cité de Capri, toussait et se lamentait. Les pharmaciens seuls souriaient, mais les chiens aboyaient jour et nuit du fond de leurs jardins de citronniers, furieux d'être délaissés par des maîtres malades, les chats promenaient des regards hautains sur ces humains qu'un simple refroidissement rendait si piteux,  et les armoires se remplissaient de "compresse" et sirops parfaitement inutiles.

 Nous étions finalement de la partie, grelottants de fièvre et arborant un nez rouge tomate, cela nous réconfortait presque ! Et la tentation de nous embraquer pour Procida, le caillou des pêcheurs sur lequel l'égoïste Lamartine eût la méchanceté d'inventer une Graziella séduite et abandonnée, nous quitta en un simple éternuement. 

Après quelques semaines, nous étions de retour, encore sous l'émotion de ce mariage capriote qui avait  fait jaillir, à l'instar d'une fontaine  frémissante, l'âme grecque de ces habitants d'une île qui à l'apogée de sa gloire romaine s'enorgueillissait de parler la langue de Périclès.

Capri était le rocher d'Apragopolis, le doux séjour des rêveurs engourdis  par le soleil et y danser à perdre haleine le sirtaki des dieux m'avait enlevé loin des miasmes de la nostalgie, ce mal qui, sur l'île, me suivait comme un parfum entêtant au hasard des sentiers abrupts et des bosquets de Pins ployant vers les gouffres.

Or, la grande- Grèce se blottissait sous les brumes bleues de l'Antiquité. L'île des corsaires, des aventuriers, des empereurs, des princes et des rois, des bergers rusés et des plus belles filles du monde, le pays des Sirènes et des Atlantes, la terre de l'escalier aux marches taillées pour des éléphants, ce chemin de pierres aberrant,  élevé par des Phéniciens légendaires, s'enfonçait dans ses eaux de clair saphir.

 Le roc des mythes éternels  perdait sa réalité, à l'instar d'un amour que l'on tente de retenir sur le balcon tremblant de l'espoir inutile.

L'île avait pris un coup de froid et nous un coup de désamour .Qu'y cherchions- nous en fin de compte ? Une maison à l'histoire confuse qui nous échappait avec une obstination lassante ? Un refuge loin des tumultes d'un monde perpétuellement en rage ?une envie de relever un défi absurde, être propriétaire d'une ruine à Capri, voilà qui prouve un destin hors norme !

 Mais, nous n'éprouvions aucune vanité, et aucun vain sentimentalisme, la vérité était beaucoup plus simple : nous avions aimé à la folie une île qui ne nous aimait qu'avec une charmante parcimonie ..

Cela valait aussi pour ce bizarre fantôme au chapeau aplati qui s'ingéniait à me donner des rendez-vous datant de deux siècles, ou à semer la panique dans mon esprit en faisant apparaître et disparaître une bague romaine sertie d'une émeraude fendillée. Talisman douteux ou anneau de la destinée ?

Je ne voulais plus croiser les relents alarmants de cet obscur amour passé, épisode trop vague et trop douloureux à la fois pour séduire une personne ayant encore le goût de la vie .

Je ne voulais plus rien et surtout plus m'attacher encore et toujours à ce rocher solaire qui défait les siècles et les orages avec un dédain suprême.

Or Capri n'avait pas dit son dernier mot et elle nous envoya carrément une ambassadrice qui ne se doutait nullement de sa mission ..

Le soir marchait à pas de loup sous les feux roses et pourpres d'un soleil peu pressé de prendre son bain au sein de la mer laiteuse, nous avions vaguement compris qu'une visite allait bouleverser notre humeur morose de personnes fiévreuses et enrhumées au beau milieu de leurs rapides vacances .

 J'avais ouvert le petit portail ouvrant sur une ruelle qui aux temps antiques aurait charrié les eaux sans doute tranquilles d'un ruisseau, certains écrits l'attestaient, hélas, on ne pouvait mettre la main dessus !

Or, je croyais tout ce que tout ce qui sortait d'une bouche capriote , et me préparai en en écouter bien davantage. 

L'amie de Marina Piccola osa traverser la pelouse vers les deux malades, escortée d'une Madone glissant sur l'herbe, une Madone angélique et gracieuse qui aurait volé ses traits à la déesse du Printemps. C'était tout simplement la fille de notre amie, dans la fleur de l'âge et pareille à une apparition, créature blonde, évanescente et diaphane, évoquant à la fois l' Antea du Parmesan et  la Primavera de Botticelli.

 Envoûtés par cette beauté qui ne se doutait nullement de l'être, nous évitons nos doléances et vantons la douceur revigorante de l'air vespéral, et taisons notre ennui suscité par cette maudite grippe vous ôtant votre envie d'avoir envie.

'Aimez-vous vraiment Capri ?" interroge alors notre amie, jeune femme énergique, oeuvrant dans la communication insulaire, et habitant, fortune rarissime, juste en- dessous de la grotte des Pêcheurs, sur la baie de Marina Piccola. Cette impavide et ravissante îlienne comptait certainement quelques Sirènes dans son ascendance, surtout dans ce côté-là de l'île, abrités par les monstrueux Faraglioni, massives  tours naturelles émergeant des flots et domaine privé des princesses de la mer...

Cette question aussi abrupte qu'une falaise du côté du Parco Astarita, le jardin suspendu de la via Tiberio, me navre le coeur.

 Comment me soupçonner de désamour ? Et pourtant, la flèche va droit où il faut ..;

 "En réalité, je ne sais plus, je pense avoir tout vu, tout compris, je suis allée sur tant de sentiers, et j'ai parlé avec tant de gens ! Mais, Capri m'aime-t-elle moi ? Nous aime--elle encore ? Nous a-t-elle jamais aimés ? Se souviendra- t-elle de notre fugace passage si d'aventure nous n'y revenions plus ? 

Laura lit dans mes pensées malgré mes éternuements, ce don est d'ailleurs partagé par la plupart des Capriotes de souche, vous serez toujours transparent comme l'eau d'aigue-marine  pour un îlien déterminé.

"Cela n'est pas très grave, et j'ai une idée de médicament adapté.

 "L'Homme- Mari objecte que la table est couverte de doliprane italien et autres produits sérieux aptes à ranimer même un Français en détresse...

"Je ne parlais pas de votre raffreddore ! Quelle importance ? Nous l'avons tous et nous guérirons tous, non, je voulais dire votre désenchantement, votre désillusion, vos doutes, ici. Je ne faisais pas allusion à  vos impôts, ou à la crise politique de votre pays; de toute façon  nous souffrons des mêmes préoccupations, sans oublier le destin, les amours, le travail de vos enfants. Or, cette écume s'en reviendra à la mer, vos enfants sont grands, votre pays en a traversé de bien pire.

 Vous voulez vous détacher de l'île, mais serez-vous capables de vivre sans ce dur rocher , sans ces retours qui vous ramènent là où vous vous sentez enfin à l'abri, chez vous, libres et éternels ? Ce sentiment, c'est celui qui a incité tant de voyageurs à ne pas reprendre le bateau ...

 Ecoutez ! demain, Capri vous donne rendez-vous, un concert, quelque chose de très discret, loin de la foule déchaînée, se prépare en l'honneur des très jeunes lauréats d'un concours de violon, ne posez pas de questions ! Laissez la musique vous prendre par le coeur, rendez-vous demain au Palazzo Cerio, à 17 heures, vous serez peu nombreux, mais la musique vous sauvera du désenchantement ...

Je me sauve ! Ma fille doit pendre sa leçon de conduite, elle passera son permis à Naples, c'est la loi et plus facile que sur nos routes à-pic !"

La Madone et la magicienne s'évaporent avec la rosée du soir ... 

"Un concert ? Au point où nous en sommes, cela nous guérira peut-être ..;"

"Ou nous achèvera ! " dit l'Homme- Mari en se mouchant.

Et c'est ainsi que le lendemain, sous un soleil soudain brûlant, nous quittons à contre- coeur notre jardinet et ses deux citronniers vénérables pour descendre en- bas, autrement dit dans le village de Capri jadis haï par les bonnes gens d'en-haut.  Cette animosité séculaire séparant la cité des montagnards  et paysans de celle des marchands et aubergistes, aurait pris fin, mais est-ce vrai ? 

Ce n'est pas le moment de débuter une enquête sur ce sujet épineux entre tous !

En français disciplinés, rompus aux concerts, et désireux de prouver notre respectueuse courtoisie envers un aréopage de très jeunes talents capriotes, nous arrivons avec une bonne demi-heure d'avance sur la volée de marches menant à la porte massive d'un haut palais classique, à l'ombre de la Chiesa de San Stefano, patron du bourg mondain et bruissant de Capri.

Détail peu romanesque : nos poches et mon sac à main débordent de nouveaux remèdes miraculeux achetés à la pharmacie des Arcades. Notre fréquentation des apothicaires de l'île se poursuit à un rythme intense, ce qui m'agace terriblement !.

Mais que se passe-t-il encore ?

 Le hall affiche bien un beau portrait de la Signora Gubitosi, une Patricienne de la Belle -Epoque, bienfaitrice des jeunes passionnés de violon et piano-forte, la date est la bonne, l'heure sera exacte dans une vingtaine de minutes, par contre, l'escalier est vide, les couloirs déserts, et nul mortel ne hante  l'ancienne maison de l'ancienne famille la plus célèbre de l'ile, la dynastie Cerio:  l'un archéologue, l'autre maire, tous écrivains, artistes, mécènes, historiens, les Cerio, généreux et passionnés, furent au coeur, au centre, au vif de Capri pendant un bon siècle ... 

Il y eut les Médicis à Florence, il y eut les Cerio à Capri ...

En attendant, dans leur antique demeure, il n'y a personne !

Un pas retentit au-dessus, des voix , l'écho d'un violon que l'on accorde, et une dame fort étonnée de nous voir plantés dans le noble escalier envahi par la pénombre vespérale, nous prie de lui expliquer  quel forfait des Français, un mouchoir à la main, les visages exsangues et le nez rouge, se préparent à commettre dans la maison Cerio, Je montre la belle affiche, et d'un ton enroué, propose d'acheter nos billets pour ce "Concerto dei vincitori " du concours des nobles Emilia et Elsa Gubitosi.

Un éclair jaillit derrière les épaisses lunettes de la dame angoissée, ces Français sont juste des excentriques, mais semble-t-il inoffensifs, et même mélomanes.

" Les billets ? Pas de billets ! Entrez et patientez, vous avez beaucoup d'avance, personne ne commence à l'heure indiquée voyons, nous ne sommes pas en Suisse ! Les artistes joueront quand ils le sentiront, mais accommodez- vous..."

Nous nous accommodons sur de jolies chaises dorées et gardons un silence implacable. Rassurée, la dame inconnue nous abandonne à notre sort de mélomanes audacieux et impatients .Sur les murs pâles du salon de musique s'élèvent de hauts trumeaux aux miroirs patinés, couronnés de feuillages d'or. Ces belles glaces dépolies renvoient une image plaisante et émouvante de nos pauvres mines de Français éreintés par un rhume capriote, et j'avoue que ma sombre humeur vire au rose !

Ressembler à un monument en ruines et enrhumé ne vous rend pas la vie très agréable, me voilà presque réconfortée ...Le plafond est en arches à la mode capriote, la pièce austère, et seule une estrade  supportant un splendide piano luisant et lustré évoque un concert à venir ...

Une porte claque, et un jeune homme en blanc et noir , son violon vissé sous le cou s'installe sur l'estrade, et nous lance un regard moqueur. Un autre pas, lent, pesant, et voici que s'avance un homme  d'un âge certain, claudiquant vers le piano, le jeune violoniste dégringole vers lui, et le hisse devant le piano, tous deux se saluent, et sans tergiverser davantage, se lancent dans un morceau endiablé ...

Les murs reculent devant cette fougue, les  chaises se remplissent, une poignée de spectateurs prend place en bavardant, sans souci du duo fantastique,  un caniche enrubanné est installé comme le Saint- Sacrement sur les genoux d'une imposante notable cliquetante de bijoux, le beau monde se déverse ça et là, et les musiciens se lèvent et disparaissent, ce n'était qu'une répétition orageuse et superbe !

 L'organisatrice en chef est Napolitaine, le teint ambré, l'allure déterminée, le sourire resplendissant, elle entonne une sorte de péan de la victoire en l'honneur de ces vainqueurs, tous sublimes, et d'ailleurs, le premier va nous éblouir comme jamais, si, si, le voilà !

Ce virtuose sort d'un portrait d'un maître de la Renaissance Italienne, un Florentin plus qu'un Capriote, svelte, agile, la crinière rousse en bataille savante, il esquisse une courbette et entre en transes: son violon lui échappe des mains, ses yeux deviennent de braises, ses cheveux palpitent, Paganini revient du royaume des Ombres !

Nous sommes sous le choc! Le hardi violoniste tente de suivre les élans tumultueux de son archet ensorcelé, bondissant à la façon d'un fauve libre et lâché de sa prison ...

 Magicien, maître, esclave, ce jeune homme aux cheveux roux nous arrache à notre vaine désespérance.

Son violon surgit dans notre nuit, s'abat sur notre soif, serait-ce l'étoile montante de Capri ? 

Nous le croyons de tout notre coeur !

 Dix minutes plus tard, nous sommes éperdus d'admiration face à une frêle jeune fille au doux nom d'Iris, qui timide et menue, va élever la musique dans le firmament de sa passion de la vie.

 Mince à l'extrême, une longue tresse noire battant son fourreau noir, Iris empoigne son violon, et celui-ci tremble, sanglote, se tord, se noie, s'ébroue sur le fil insensé des grandes, des folles espérances de la jeune fille. Toute son âme meurt de douleur et exulte de ravissement. Une interrogation nous foudroie: le bonheur est-il de ce monde ?"Il trillo del diavolo "(Tartini) change la douce fée en lionne exigeant sa proie, la vie est un combat! Elle l'osera ! Puis Saint-Saëns nous fait chavirer de tendresse tant la fougue de la délicate  Iris exalte sa foi en l'avenir, de toute la force de son archet voltigeur ...

Mais, nous sommes à Capri où les Sirènes envoient leurs facéties, voilà que le petit caniche désire se mettre au diapason, et sa maîtresse, oubliant la ferveur de la belle musicienne, éclate de rire à l'instar de ses voisines brillantissimes ...

 Les spectateurs font une ovation à la sage et bouillante Iris, deux autres jeunes gens lui succèdent, pleins de fièvre et de bravoure, Chopin, Prokofiev, et une envolée vers les cieux de la passion...

Mais pourquoi sommes-nous si peu à soupirer, sourire, pleurer et reverdir ?

Les ancêtres  de ces jeunes îliens ont dû autrefois ravir les voyageuses en crinolines, entassées dans les esquifs pittoresques les menant sous la voute de la Grotte Bleue, leurs descendants nous font voguer sur les eaux musicales grâce à leur talent sobre, puissant, inflexible...

Récompenses et prix sont décernés sous un déluge d'applaudissements et d'aboiements du caniche tout content d'en avoir terminé avec cet étrange divertissement bruyant ..;

 On nous remarque, on nous remercie, mais qui sont ces Français ?

"Comment? Après-demain, à la Villa Rosa d'Anacapri, vous revenez ? Quel enthousiasme ! Vraiment, très rare, très flatteur !" Les artistes affectent une mine émue, et ce petit cercle s'évapore ...

Nous respirons les effluves parfumées des boutiques de luxe sur la Piazzetta, la multitude habituelle sirote un verre, bavarde, affiche la moue conquérante de ceux qui ont osé prendre un apéritif  en ce lieu insignifiant, mais sacré temple du snobisme international. 

 Ces voyageurs ignorent que Capri se moque d'eux, Capri leur échappe, Capri vient de nous révéler son coeur, son âme, et du coup, notre désamour a cessé ... Comment avons-nous pu croire que Capri nous abandonnerait ?

 Mais, nous irons tout de même entre deux pharmacies et trois éternuements, au concert de la Villa Rosa, serons-nous déçus cette fois ? 

  A bientôt, 

 pour la suite de cette Trilogie de Capri, 

 Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix

 Blog littéraire depuis dix ans ...

Un roman sur une amante de Talleyrand: "Les amants du Louvre"

 et ce roman à Capri  formant trilogie: "La  maison ensorcelée"



Jeune virtuose à Capri, palais Cerio, mercredi 7 octobre 2025
Crédit photo Vincent de La Panouse

Concours international Elsa et Emilia Gubitosi







 

 

samedi 4 octobre 2025

Bonheur fou et Fiat bleu ciel ou Mariage à Capri épisode III "La maison ensorcelée" Partie II chapitre 38



Le goût du bonheur dans une Fiat bleu ciel 

 Mariage à Capri épisode III 

Roman à Capri: "La maison ensorcelée", seconde partie

Un frémissement secoue les invités qui n'en croient pas leurs yeux.

 A l'entrée de la plus gracieuse église d'Anacapri, La petite Fiat bleu ciel, avec à son bord la jeune mariée tant attendue et son père fier comme Auguste en personne, s'apprête -t-elle à rouler vers l'autel nuptial ?

Rien n'est impossible à Capri surtout quand le bonheur est de la partie, et quel bonheur !

La joie sans bornes de ces nouveaux époux qui vécurent l'immense patience d'un cortège de longues fiançailles.. Toutefois, ce goût inné du bonheur que chaque habitant de l'île divine cultive avec une joyeuse désinvolture ne va pas jusqu'à pousser l'inconvenance dans ses ultimes limites, et notre cher ami Salvo est le premier à respecter ce qui doit l'être !

 Ainsi, la petite Fiat bleu azur reste sagement en vue sur le parvis de l'église ! Et c'est au bras de son père cachant mal son immense émotion que la plus exquise des mariées s'avance vers l'autel de son destin ...

La future épousée glisse à l'instar d'une fleur vivante oscillant sur sa longue et fine tige, son cou délicat surgit d'une corolle épanouie, son voile frissonne sous un chignon accentuant son profil pur,  son visage reflète le bonheur parfait et la sérénité souriante de celle qui fait confiance à l'amour et à la vie.

Le jeune promis napolitain n'en croit pas ses yeux, son jeune et beau témoin le soutient dans cet instant magnifique qui le voit tendre la main à sa fiancée plus belle que jamais !

L'assemblée trépigne de joie, et soupire d'attendrissement, ce couple fait fondre les coeurs ! Imposant, immense, et majestueux, le prêtre, au comble de la joie, souligne la  grandeur des vertus conjugales avec des mots si éloquents que nous les comprenons  d'instinct, mais son lyrisme enjoué s'achève par une sentence pour le moins extraordinaire: "L'amour est fatigant!"

La jeunesse proteste, du côté Napolitain, on refuse cette noble parole ! Les belles Capriotes se contentent d'une moue  et d'un sourcil relevé ... Qui vivra verra !

 Or, les personnes ayant vécu un long chemin ensemble se regardent et approuvent ...Le consentement est demandé, le consentement est donné! La ferveur atteint son paroxysme, pleurs, applaudissements , concert de louanges, les mains éclatent, le concert des violons s'emballe, la liesse manque déborder comme un torrent d'avril, et la statue de San Antonio, protecteur d'Anacapri, semble s'animer et bénir ce couple que le Saint prend avec un vif bonheur sous son aile...

Le prêtre reprend son discours, mais change de ton, le voilà grave,  quasi officiel, presque ennuyeux, nous sommes désorientés, que se passe-t-il ? Le prêtre dont nous admirions l'étincelant brio, est maintenant fort appliqué à nous lire laborieusement un texte qui n'en finit plus...Un texte qui ne semble pas très catholique ...

Et pour cause !

 "C'est le code civil, j'en suis sûr !" murmure l'Homme- Mari abasourdi.

Nous avons le privilège d'écouter les articles de loi régissant les mariages civils, au sein d'une église et de la bouche du prêtre de la Paroisse, encore une surprise à l'italienne...

Le pensum prend fin, l'assistance, mouvante et excitée, s'empresse de froufrouter, rire, sangloter, chuchoter ou piétiner vers la sortie tandis que nos époux et leurs témoins disparaissent vers la sacristie, mariage italien ou non, les registres ne sauraient être oubliés. Emus et un peu perdus, nous voici soudain les mains remplies de pétales de roses, un cercle d'amateurs passionnés s'agglutine devant la Fiat bleu ciel que son  impassible chauffeur en grande tenue s'acharne à protéger de cette manifestation de légitime curiosité. une rumeur galope, la petite machine céleste aurait eu Sophia Loren, reine de Naples , comme marraine !

Sous un ouragan de pétales de roses, et un tonnerre d'acclamations, les jeunes époux se hasardent vers leur carrosse azuré, mais la foule  leur réclame un baiser, puis deux, puis trois, la foule reste insatiable, ce spectacle amoureux lui arrache des bénédictions toujours renouvelées !

 Les époux posent, sourient et grimpent à bord de la petite Fiat bleu ciel qui s'enfuit vers un horizon que nous souhaitons tous limpide et bleu, comme le ciel aujourd'hui sur Capri...

Mais qu'allons-nous devenir pendant que la petite Fiat céleste caracole sur les promontoires hasardeux au risque de précipiter dans un gouffre le couple audacieux ?

Nous voilà désoeuvrés, abandonnés, la jeunesse Napolitaine s'enfourne dans un bar, les beautés Capriotes s'évanouissent comme des mouettes au fil des ruelles, sans doute vont-elles se repoudrer, se rafraîchir, parfaire un visage parfait et rajuster une robe impeccable ! 

Cette fois, nous suivrons ce mouvement de fuite, et ignorerons l'heure inscrite sur le faire-part. Nous venons de le comprendre, il est de bon aloi d'oser un retard assez conséquent, sans pour autant frôler l'impertinence. C'est d'un pas extrêmement lent que nous cheminons vers les citronniers plantureux sous lesquels la fête s'épanouira, bercée par les feux du soleil couchant.

Or, serions-nous marqués du sceau de la fatalité ? Serait-ce une plaisanterie des moqueuses Sirènes ou d'un dieu immortel blotti dans l'ombre vespérale ? 

En dépit de notre prodigieux retard, nous nous retrouvons en pleine solitude ! Si l'on excepte un essaim de serveurs trop affairés pour prêter attention  à ce couple égaré...toutefois, deux magnifiques arches de fleurs immaculées prouvent qu'une soirée de mariage se tiendra bientôt, des bouquets  non moins exubérants parsèment les tables,, un buffet copieux prend forme, allons, tous ces détails sont encourageants, mais cela ne suffit guère à nous encourager, en réalité, nous mourons d'envie de nous éclipser... Mais, les divinités capriotes de l'amour matrimonial nous prennent en pitié. Comme par enchantement, le très aimable fils de Salvo nous empêche de filer à l'anglaise !

Nous ne sommes pas du tout en avance, ce sont les autres qui sont en retard!

Cette délicatesse a le don de nous ranimer considérablement ! et nous serrons dans nos bras la superbe épouse, drapée dans un frou-frou de soie jaune d'or de ce courtois jeune homme, et leur  blond chérubin  d'un an à peine, levant sans peur ses grands yeux impérieux: l'orgueil de la famille !

Salvo manifestement sur un nuage emboîte le pas à un premier arrivage d'invités très distingués,  et nous nous témoigne aussitôt la sollicitude réservée à des personnes fragiles, offrons- nous à ce point un aspect défraîchi ? Les invités, familles îliennes et du continent jacassent à coeur-joie, font un sort au champagne, et nous font l'honneur de ne pas sourciller en entendant notre italien capricieux, au contraire, notre présence amuse, attendrit presque: des Français timides et sentimentaux qui plus est amoureux de Capri comme à l'époque du grand Tour, cela existe encore ?

Les bavardages, ponctués de gestes d'une vibrante ferveur, se poursuivent pendant que les facéties des jeunes Napolitains augmentent de plus belle,  le jeune époux à peine revenu de ses itinéraires du vertige, manque célébrer son mariage au fond de la piscine, sa jeune épouse obtient sa grâce de justesse! le dîner nous prend par surprise, et son déroulement somptueux, plats capriotes et ballet échevelé des jeunes camerieri,  rythmé de chants, de danses, s' embellit encore de la déclaration d'amour chantée par le jeune marié en dialecte Napolitain, sa voix de velours suscite de nouveaux sanglots et une approbation unanime, il a fait son devoir ! 

Le père de la mariée, notre ami Salvo, en profite pour lui reprendre un long moment sa fille  bientôt perdue, en l'entraînant dans une tendre valse où se chuchotent de belles confidences avouant l'amour infini d'un père pour sa fille adorée...L'amour est dans l'air , mais aussi l'affection et l'amitié, et très vite les nourritures terrestres sont oubliées au profit des danses infernales!

 Je suis emmenée dans une ronde, puis un sirtaki endiablé, qui  rajeunit, reverdit, et ranime l'âme grecque  de l'île...La fête vire au tourbillon, même l'Homme- Mari est emporté de force, et se laisse faire,  heureux comme un adolescent.

Sur ce flot de spontanéité joyeuse, arrive une immense tour en sucre blanc que les mariés découpent  en riant, une lumière subtile, poudrée d'or et de poussière de lune, nimbe le jardin de citronniers,  la nuit capriote, à l'instar de la nuit grecque n'est pas la nuit, "c'est seulement l'absence du jour", ainsi que le murmurait le vicomte de Chateaubriand...

Le plus beau des mariages s'achève dans un soupir de bonheur ...et nous repartons, veillé par la masse hautaine du Monte-Solaro, gardien de tant de fêtes, de tant de drames, gardien de l'invisible passerelle capriote qui  relie encore entre le monde antique au nôtre ...

Mon éternel fantôme, celui qui a tenté de hanter mes jours sur l'ile se manifestera- t- il désormais ?

Une étrange nostalgie me poursuit malgré la joie simple de ce mariage parfait.

D'où vient ce lien qui m'attache à une île toujours secrète au-delà de sa fausse réputation de paradis perverti ? Qui me donnera la clef d'une histoire perdue ? 

Quant à cette maudite maison en ruines blottie au coeur de la vallée la plus mystérieuse de l'île, quel espoir gardons- nous d'y entrer un jour avec un sourire de propriétaires ? Notre rêve nous a emportés trop loin, la réalité ne nous prendra pas au sérieux ...A moins d'un hasard miraculeux, mais le hasard n'existe pas à Capri.

Je commence en à avoir assez de cet attachement un peu absurde, parfois, il est bon de s'éloigner afin de mieux revenir; et si nous allions à l'aventure vers Procida ou la lointaine Ventotene ?

"Pourquoi pas , rétorque l'Homme- Mari, du fond de son charmant état d'invité à un mariage à l'italienne bien arrosé.

Fin de la seconde partie du roman capriote: "La maison ensorcelée"

A bientôt pur la suite de ces péripéties capriotes, 

dans le cadre du roman "La maison ensorcelée" ou Trilogie de Capri

  première et seconde partie, 

et désormais troisième partie

 Nathalie- Alix de La Panouse

 ou Lady Alix



L'art de vivre à Capri, sur les rochers du Faro septembre 2025
                                                            Crédit photo Vincent de La Panouse






lundi 22 septembre 2025

Mariage à Capri: Surprises et savoir-vivre! épisode II "La maison ensorcelée" partie II chap 37

Surprises et savoir-vivre ou un mariage à Capri

Episode II 

"La maison ensorcelée" Roman à Capri

 Seconde partie Chapitre 37

 L'art de bien recevoir se cultive de façon exquise sur l'ensorcelante île des Sirènes, toutefois, certaines aimables personnes poussent ce délicieux savoir-vivre à l'extrême, ce qui déclenche chez les invités payants la sensation surprenante de retomber en enfance .

Ainsi, notre très généreuse logeuse décida que notre bonne mine titillait ses talents de pâtissière émérite. Injonction nous fut donnée de nous lever à une heure fort matinale, de la rejoindre dans sa salle à manger, d'admirer sa décoration raffinée alternant les tons  bleus et blancs à la mode capriote, sa cheminée rehaussée de l'azur le plus profond, sa nappe en soie du plus tendre turquoise, de respecter  l'ordre drastique des couverts et petites assiettes, et de nous gaver de gâteaux à étouffer un berger affamé. L'Homme- Mari, désarçonné par cette pyramide de recommandations, se trompa avec un charmant naturel, allant jusqu'à confondre l'assiette à douceurs et celle préposée à sa grappe de raisin quotidienne, la cuillère à confiture et celle servant à remuer le sucre dans une tasse si fragile qu'elle n'apparut qu'une fois ... Nous étions de tels ours ! ou des Français si désinvoltes !

Je m'évertuai à badiner, à plaisanter, mais notre logeuse ouvrait de grands yeux face à des fautes de goût d'autant plus impardonnables qu'elles nous échappaient purement et simplement ! N'avions-nous tous deux poussé l'inconvenance jusqu'à déposer, l'Homme- Mari un humble morceau de beurre enveloppé de papier, et moi le faire-part du mariage, sans pitié envers la nappe précieuse ?  N'avions-nous osé avouer  en souriant que la recette des sublimes brioches de notre hôtesse s'éloignait de celles emplissant les boulangeries de notre pays ? 

Mais, comment prouver notre gratitude à une bonne dame, capable se se lever à l'aube afin de nous étourdir de douceurs parfumées au citron ? La réponse ne tarda guère... Les dernières bouchées avalées,  et en dépit de notre avalanche de compliments,  nous fûmes priés de déguerpir au plus vite, le ménage n'allait pas tarder, n'avions-nous repris des forces ?

Allons ! qu'attendions- nous pour arpenter  les venelles d'Anacapri et admirer le soleil luisant sur la mer depuis la Migliera dont nous venions étourdiment  de chanter les merveilles ?

Une marche dans l'air parfumé, voilà ce qui nous préparerait à ce fameux mariage dont tout Anacapri bruissait ! Miracle de l'atmosphère capriote, au lieu de regimber, nous obéissons, dociles et disciplinés comme de charmants écoliers. Que ne ferait-on pour satisfaire une dame  si occupée ? 

Notre maîtresse de maison a bien d'autres soucis qu'une invitation à un beau mariage à Capri ! Honte à nous, oisifs et flâneurs !

 Le jardin est long comme un jour de pluie. Sa pelouse à l'anglaise, parfaitement arrosée, et taillée aux ciseaux, sans doute selon le voeu des anciens propriétaires britanniques qui la cultivaient  avec un soin prodigieux, en souvenir de leur  patrie abandonnée au profit des merveilles de Capri. Autour de nous, haies touffues  et buisson robustes libèrent les effluves d'un tourbillon de pétales bleues ; une vraie mélodie en bleu majeur encerclant la villa massive dont les arches altières cachent les secrets de notre hôtesse.

 Au sein de maison vaste et majestueuse, on nous a gratifié d'une pièce qui fut certainement un placard dans des temps plus cossus... Qu'importe ! Il nous fallait un toit et du silence afin de nous montrer dignement à ces noces d'aujourd'hui, nous sommes comblés ! Enfin, presque ...

"Oui, dit l'Homme- Mari, toi, tu te contentes d'un rien pourvu que tu sois à Capri, moi, j'aurai préféré une chambre où l'on puisse respirer, as-tu remarqué que la fenêtre avait disparue ? La porte ne suffit pas à laisser l'air entrer, si jamais je venais à suffoquer, j'irais dormir sur la pelouse, mais, cela va scandaliser la bonne dame !"

"Tu seras privé de gâteaux  et mis au piquet !"

 Nous arpentons au hasard la via Filietto, étroite, serpentine, étirée devant des hauts murs à l'austérité adoucie de glycine soyeuse. Il est encore bien tôt, le soleil darde ses rayons avec une intense délectation sur les roches levées autour  du village. Ces remparts forgés par les Titans, rougissent sous la lumière qui coule en ruissellements  pourpre, fauve et vert sur les pentes des montagnes. Pourtant, l'ombre veille au fil des recoins encombrés de pots de lauriers- roses de ce labyrinthe humide, pareil à un gros ruisseau éparpillé en de multiples affluents !

 Le Monte-Solaro  libéré de ses brumes, nargue le ciel et monte une garde farouche sur la paix du bourg. A peine englués dans les venelles, nous croisons un ami  qui surgit de la fraîcheur matinale. Exclamations, embrassades, comment, nous déjà ? Ah ! le mariage ! Non, hélas, il n'a pas eu l'honneur d'être convié à ces noces qui se préparent à vive allure, on s'active du côté de l'église, on  y monte des colonnes, des arches, des  guirlandes  de roses et d'orchidées, et l'effervescence grimpe, à l'instar des fleurs merveilleuses....

"Mais, cari amici, demain  au petit bar, devant la Casa Rossa, vous me raconterez tout, si vous êtes levés bien sûr !  vous danserez tellement, comment se lever ensuite ? Ah ? Votre logeuse exige que vous preniez vos brioches à une heure si matinale ? Mais cette dame ne sait-elle que l'on se divertit trop à des noces capriotes pour sortir tôt de son lit le lendemain ? Comme je vous plains !  Ah ! Cette dame est Napolitaine, ces Napolitains ! Dansez en tout cas, pendant un mariage  de chez nous, l'amour, l'affection  dansent ensemble." 

J'ai très envie de méditer sur ces paroles  chantantes, mais la venelle me fait perdre la tête, et nous voilà perdus  entre deux porches intimidants, perdus à deux pas de l'église, à trois pas de la casa Rossa, à cinq de la via Giuseppe Orlandi, rue en principe  piétonne,  vouée aux lentes errances des touristes,  et aux bavardages des gens du cru  qui semblent y poursuivre  une  tumultueuse conversation perpétuellement recommencée.

 L'Homme- Mari est perplexe, un sortilège nous force à repasser plusieurs fois devant le même portail, la même courette, le même mur sur lequel se prélasse le même chat ironique, un beau chat de Capri, hautain et rouquin. Je lutte pour ne pas céder à la mélancolie, je songe à ce chat blanc au regard d'aigue-marine envolé vers une autre vie dans mes bras, voici si peu de temps, et sur cette île où les félins de compagnie goûtent aux charmes  éternels du paradis terrestre...

Cette maudite via Filietto devient terriblement oppressante,  pourtant, l'espoir jaillit, un détail me revient, le salut est proche  si nous refusons la tentation de tourner encore et encore: "Filons tout droit ! " L'Homme- Mari accepte, faute de mieux et  nous sortons du labyrinthe, un flot de lumière vive nous accable, nous avançons sur la place favorite des promeneurs du soir,  et butons presque sur la statue  en bronze verdi de la chèvre tenace et hardie montant sur son échelle, symbole d'Anacapri, la montagnarde obstinée. On nous a vu, et des appels fusent !

 Impossible d'avancer !  A chaque pas, jaillit un flot de paroles, de prières de "tout raconter" et de "Danser",  je m'aventure à promettre de façon inconsidérée un récit détaillé de ce mariage de l'année à une kyrielle de gens qui m'implorent de revenir le lendemain, de la fruitière de la place au Palazzo bleu, à la dame du magasin de plantes et d'aliments pour chiens et chats, nous pleurons d'ailleurs ensemble sur nos animaux envolés,  sans oublier la jeune fille de la jolie boutique à une seconde de l'église, qui profite de la tentation de l'Homme- Mari envers  un polo bleu azur, pour me supplier de décrire ma robe de fête,  alarmée de cette modestie , elle exige que je rallonge au moins ma voilette. Ai-je un collier de perles de famille ? Ah ! Combien de rangs ?deux seulement, quel dommage, mais lui aussi ce collier, vous pourriez le rallonger ... non ?"

 "Un mariage à Capri, cara signora, c'est un mariage extraordinaire, tout le monde va verser des larmes,  votre coiffure doit surprendre, vos bijoux étinceler, toutes les invitées vont briller, j'ai de la chance, le cortège passera juste devant mon magasin, mais, venez chercher un second polo demain,  je vous ferai une réduction, et vous me raconterez la soirée ..."

A l'autre bout de la rue piétonne, un bosquet de citronniers fait l'attrait d'un haut lieu de festivité, un endroit à la renommée cosmopolite où nous sommes priés afin d'entourer les jeunes époux de notre affection, à l'heure où le soleil  rouge piquera droit au sein de la mer de lait. Poussés par la plus élémentaire curiosité, nous allons aux nouvelles, en cheminant  avec une nonchalance trop affectée pour être sincère, arborant la mine la plus indifférente, et scrutant le moindre mouvement , le plus infime bavardage. Or, rien ! Le silence absolu règne sur ce lieu voué aux fêtes les plus élégantes !

 Un horrible doute nous serre le coeur, nous serrions- nous trompés  de jour ? 

"Mais non ! ' s'amuse franchement Arturo, notre ami écrivain sensible et créateur des lunettes les plus poétiques qui soient jamais sortis de l'imagination capriote.

" Vous savez, ici, les horaires ne signifient pas grand chose, le mariage aura bien lieu, le reste ? Vous verrez bien ! On ne parle que  de cette fête, cela prouve qu'elle vous attend, et de notre balcon dominant le bosquet de citronniers, nous vous observerons en cachette ! Venez dîner demain soir, vous nous raconterez, pensez que la musique nous empêchera de dormir, heureusement, notre petite ne revient à l'école que dans quinze jours, bien plus tard que chez vous, pauvres petits Français !

 Allora ?  nous sommes tellement heureux de vous montrer notre premier foyer, nous avons enfin trouvé notre appartement, et nos racines en même temps, vous visiterez notre toit, on y assiste aux plus beaux couchers de soleil du village , à huit heures, non, rien, votre présence est une cadeau .. Et, j'y songe, la maison abandonnée en bas, celle de votre ancêtre, aucune nouvelle ?

 Vous savez qu'elle menace de s'effondrer ? Je suis désolé, vous aviez encore un espoir ... Tout peut arriver, vous êtes à Capri!"

 L'enthousiasme de notre plus ancien ami d'Anacapri ne nous gagne guère cette fois. Mais, cette folle histoire d'une cabane à Capri ne doit pas amoindrir notre fierté de marier notre belle nièce de coeur dans  moins d'une heure !

Une musique argentine résonne dans l'air réchauffé par un soleil complice.

 "Mon Dieu! Les cloches sonnent déjà ! Au secours ! "

Nos tenues à la française endossées, notre belle simplicité affichée, ma voilette maigrelette se balançant sur mon front inquiet, nous nous hâtons à travers les rues désertes, le souffle court et le rouge aux joues, comme si une escouade de Carabiniers moustachus menaçait notre liberté de Français invités à un mariage à Capri.

La ravissante placette sur laquelle s'élève à l'instar d'un éventail gracieux l'église de Santa Sofia n'est peuplée que d'un vol de pigeons insolents. Le soleil frappe les deux colonnes de roses immaculées  entourant la porte fermée. Les cloches cristallines ont cessées leur tintement harmonieux, pourquoi ce silence, ce vide ? Le soupçon éprouvé ce matin m'étreint à nouveau ... Soudain l'heure inscrite sur le faire-part tinte majestueusement ... Personne ne surgit pour autant ! Serions-nous les seuls invités à respecter outrageusement  l'heure imprimée ? Quelle faute de goût ! Devrions-nous rebrousser chemin et cacher notre honte ?

 Non, il fait vraiment trop chaud !

"Entrons à l'abri, nous verrons bien quelque chose de rassurant, les musiciens accordant leurs violons, d'autres invités étourdis, d'habitude en France, si vous arrivez à l'heure, toute l'assistance vous lance un regard courroucé, et là, nous allons passer pour fous !"

L'église bruisse doucement, sur l'autel, une fontaine de roses déverse son parfum, trois personnes en tenues négligées agitent les mains afin de rythmer de passionnantes confidences, on nous scrute sans grande sympathie,  mais à notre immense soulagement, une jeune fille  s'efforce de déployer sur l'allée principale un chemin de papier blanc, c'est très bon signe ! Toutefois, la quiétude l'emporte sur  la fièvre et l'agitation ... 

Derrière nous une dame caresse son chien en priant la Madone, un léger vacarme filtre sous la porte refermée... Une autre jeune fille aux yeux impérieux répand de mignons carnets sur les bancs, nous sommes sauvés, ce sont les livrets du mariage ! L'écho montant du dehors se précise, la porte est secouée comme par un vent furieux, et déferle une vague  puissante de jeunes gens  en sombres costumes cousus sur leurs corps, chaussures à l'éclat de miroir, chevelures luisantes dans le cou, barbes de trois jours, et lunettes noires du plus farouche effet.

Nous n'avons pas une seconde pour nous remettre de cette vision sidérante,  voilà que dans ce sillage typiquement Napolitain, tournoie maintenant  un opulent bouquet de jeunes filles en robes jaune, verte, rouge, rose,  dont les talons d'une altitude extrême froissent le tapis de papier . Les regards sont de braise ou d'eau de mer, les chevelures se balancent sur de puissantes hanches, les décolletés ont franchi les limites du risqué ...  Or, nous sommes en Italie du sud, la ferveur n'est pas un vain mot ou un sentiment ignoré, l'aréopage de jeunes séducteurs à la napolitaine se signe, le nuage de jeunes beautés capriotes s'agenouille, et nous prions pour le bonheur de ces mariés qui ne se montrent pas !

Un murmure respectueux  bourdonne, c'est le prêtre de la paroisse, un géant débonnaire à la bonté chevillée au corps qui gagne la sacristie en distribuant des paroles bienveillantes, les musiciens disparaissent à sa suite,  et un cortège distingué envahit les bancs. 

Le mariage à l'italienne va commencer !

Une clameur  couvre presque le tintement des cloches vigoureuses, la porte s'ouvre à grand fracas, les invités  rayonnent de joie, le prêtre tend les mains, et le jeune marié le regard noyé d'émotion  s'avance, une main dans celle de sa mère en larmes, l'autre dans celle de sa grand-mère plus réservée...

 La traversée de l'église prend l'allure d'un voyage  initiatique, l'assistance tente de garder calme et sérieux, les jeunes capriotes envoient des baisers, les jeunes Napolitains des gestes d'encouragement, le témoin vient donner l'accolade à ce fiancé sur le point de s'exiler par amour à Capri. 

Que Naples sera vide sans lui !Quelle épreuve pour sa mère ! Que ses amis seront déchirés !

L'amour est un maître redoutable ! Bienveillant et patient,  le prêtre arbore un large sourire en dépit des sanglots maternels... La mère de la mariée s'installe avec une touchante dignité  au bras de son fils, très élégant et serein, sa jeune épouse à la mode de Milan arrache un cri d'admiration, sa robe impossible à porter sauf par elle, une envolée de satin jaune d'or, chatoie comme un rayon de soleil, sa beauté mutine et classique trouble les esprits pourtant habitués aux visages parfaits partout répandus sur l'île des Sirènes.

 L'église frissonne d'impatience joyeuse, les chants sont entonnés avec fougue, les cloches s'obstinent à annoncer la mariée qui se fait désirer ...

Viendra-t-elle ? Des applaudissements éclatent en fanfare sur la placette sans couvrir un grondement de moteur, le jeune fiancé pleure de joie, la mariée et son père sont au rendez-vous !

"Dans une Fiat bleu ciel !  ils ne vont pas entrer en voiture dans l'église ? "

A très bientôt pour la suite de ce mariage à Capri !

 Nathalie-Alix ou Lady Alix de la Panouse

 

                                              Un escalier à Anacapri montant vers le paradis...
                                                             crédit photo Vincent de La Panouse, septembre 2025