lundi 23 juin 2025

Croisière vers Positano: en passant l'archipel des Sirènes: "La maison ensorcelée" partie II Chap 31



 L'archipel des Galli ou le nid des Sirènes

"La maison ensorcelée" 

Roman à Capri

 Partie II Chapitre 31

"Positano ? Mais qu'allez-vous faire à Positano ? La mer est écumante, la houle vous donnera la nausée, vous contournerez surtout ces trois îles interdites des Galli, austères nids de mouettes et de pirates, lieux impraticables et de mauvaise réputation!

 L'archipel des Sirènes mangeuses d'hommes, rien à voir avec les nôtres, celles de Capri qui s'amusent des mortels, en toute douceur, elles font des plaisanteries, envoient des rêves, guident vers des maisons en ruines ou vous font la conversation sur la via Tiberio ... Ne prenez- pas cet air surpris et même offusqué ! Croyez-vous véritablement que les deux Patriciennes rencontrées en bas du palais de Tibère étaient de notre espèce ? Quelle naïveté! "

L'Homme- Mari et Fils Dernier sont chacun fort occupés; l'un à lire les nouvelles sur le seul exemplaire du "Monde" en vente libre sur l'île, soit dans un petit bureau de tabac situé juste en haut des marches de l'antique voie romaine qui jadis procurait aux voyageurs la joie ineffable d'une rude montée entre des fleurs sauvages et des jeunes filles au profil grec avant d'atteindre  essoufflés et les genoux tremblants, la piazzetta encore épargnée par le snobisme cosmopolite.

 L'autre a décidé de s'adonner au bonheur de la course à pied sur les escaliers menant à la Miglera, avant de s'élancer vers le précipice, en souhaitant que son fol enthousiasme ne l'incite à plonger au sein des flots d'un calme parfait ce soir . 

"Oui, dit Salvo en contemplant la mer depuis sa terrasse, (une des plus splendides de l'île),  ce soir, la mer est de lait, la houle apaisée, mais, demain, demain, le bateau tanguera,  je le sens !l La mer ne me ment jamais, elle cache son jeu, mais je la connais, vous verrez demain, le port de Positano n'existe  pratiquement pas, si l'entrée dans la crique minuscule est dangereuse, vous finirez votre croisière à Amalfi, ou pire à Salerne.Positano ? Qu'est-ce que Positano ? Vous me regardez, éberluée, cara amica, mais posez-vous cette question !

J'ai bien envie de vous répondre, aujourd'hui:  pas grand chose ! Une plage grise, des restaurants bruyants, et des hôtels interdits aux mortels ordinaires, quelques terrasses, un ruisseau dans un vallon, et des jardinets encore soignés pour les légumes si rares dans cette ville en hauteur, où l'on surplombe le balcon de son voisin tandis que celui du dessus vous observe jour et nuit.  Cent ans  plus tôt, ce nid de mouettes attirait tous les colporteurs d'Italie, maintenant,  les ruelles disparaissent jusqu'à former une  immense boutique de bêtises, de souvenirs fabriqués en masse, non, je n'exagère pas, ou si peu... 

Si vous avez la force de vous hisser sur les escaliers interminables, vous aurez la chance de  quelques artisans du corail, qui sait ? A l'époque de la Grande Grèce, et ensuite, ce fut vraiment un port renommé, avec des pêcheurs audacieux qui ne craignaient jamais d'aller toujours plus loin vers la Corse pour remonter des eaux le corail couleur de sang....

Hélas ! Cette gloire s'est évaporée comme l'air frais à l'aube en été, Positano est  devenu un grand bazar dénué d'imagination, parcouru de files de gens qui montent sans savoir pourquoi, et descendent vers la mer, au moins, là, ils n'ont plus à réfléchir, l'eau est  claire, à peine fraiche au printemps, et les serveurs des bars, en effervescence !

 Comment faire la comparaison avec Capri ou Sorrente ? Positano, c'est une colline  rocheuse, bien moins verdoyante et fleurie que notre île,  couverte de maisons, assez mignonnes, et de jolies couleurs, mais rapprochées à entendre le moindre soupir de son voisin, une boîte de sardines, et de nos jours, le rendez-vous d'une peuplade compacte de gens qui se croient des dieux ou des rois.

 Et des limousines ridicules, toujours noires, obstruant les venelles, et des Japonais hautains, et des Américains arrogants, et des gens  plus simples, qui photographient ces heureux du monde entre deux étalages de chapeaux et de sandales !

Ecco qua Positano ! Je suis déçu... pourquoi ne restez-vous tranquilles à profiter de la fraîcheur d'avril sur les sentiers du Monte-Solaro ?"

Je n'oserais jamais avouer à mon ami Salvo, notre sauveur, notre guide, depuis ce coup de foudre pour Capri, et c cette encombrante passion pour une maison en ruines qui nous nargue avec un bel enthousiasme, que son trait autoritaire décrivant la funeste destinée de Positano  pourrait évoquer Capri, soumise à l'amour intempestif  des voyageurs de la haute- saison... 

Ne s'entasse- t-on sur les rochers aiguisés tenant lieu de plages agréables ? Ou, ne jette- t- on ses économies par dessus la mer en se confiant naïvement aux  superbes et coûteux Bains payants ? Il nous est arrivé de tomber tête baissée dans ces pièges, et d'éprouver une courte honte ensuite ...

 Mais, ce temps est révolu ! Nous savons que les "calle" désertes et les bateaux en liberté  appartiennent à ceux qui se lèvent à l'aurore, et qu'un bain  presque solitaire, (vous croiserez toujours un aréopage d'Anglais adorant l'eau froide ou de Capriotes respirant après une longue journée laborieuse), au crépuscule ,dans l'eau pure de la crique du Faro vous semble une fontaine de jouvence;

 Ne nagez- vous,  vaguement troublé, entre le visible et l'invisible, l'humain et le divin,  vous qui affrontez l'eau fraîche et les écueils aigus, aux portes du palais des Sirènes,  ne rêvez-vous soudain d'effleurer les bras blancs  des Néréides aux yeux bleus ?

 Salvo, selon sa fâcheuse habitude, lit dans mes pensées, et soupire lugubrement, je redoute  souvent de lui taper sur le système nerveux, il est le seul Capriote de souche à détester que l'on évoque les domaines secrets de son île ...Rien n'ébranle son  robuste pragmatisme, du moins en apparence ...

"Je devine ce que vous avez dans la tête, carissima, toujours ces souvenirs antiques, ce fatras mythologique, cette fascination pour ce que l'on ne voit pas avec les yeux . Sortez- donc un peu de vos fantômes ! D'ailleurs, vous n'en croiserez aucun à Positano, sauf ceux des pirates Grecs qui vous intimeront l'ordre d'acheter leurs cargaisons de verroteries ..."

"Je n'y peux rien, Salvo, mio caro amico, l'Homme- Mari a un vieux rêve, voir Positano, sans doute la musique de ce mot qui évoque l'écume embrassant la roche, ou le parfum des "Heureuses du monde". 

Que sais-je ! Mon fils et moi, de notre côté, désirons ardemment passer au plus près des Îles Galli, ces citadelles minuscules, peuplées d'oiseaux, de tours de guet, de ruines romaines,  de Sirènes abandonnées, de Romaines fortunées, que sais- je, en tout cas,, un délice pour les lecteurs de l'Odyssée et les amateurs d'aventures maritime. Une croisière traditionnelle réserve parfois des surprises !

"Pour cela, je suis d'accord, l'équipage de la ligne régulière est formé de marins qui asticotent les passagers en leur fourrant des carafes de Limoncello sous le nez ! Et, si la mer s'enfle sous le vent, le capitaine s'éloignera de votre archipel aux Sirènes,  vous les adorez de loin, de près, ce ne sont que trois rochers façonnés par la nature comme trois bastions imprenables. Personne ne sait qui y vit,  des originaux fortunés, un amateur de solitude cloîtré dans la vieille tour ? 

 La maison romaine et une autre bâtie sur ses dépendances ont leurs légendes de souffre, nid de pirates criminels à toutes les époques, et, entre les deux guerres, je le crois sans en être certain, propriété exclusive d'un danseur  dont le nom ne me revient plus, un  audacieux architecte français  métamorphosa les ruines à sa façon... Peut-être l'île la plus vaste garde- t-elle une sépulture secrète, dans une grotte envahie par les vagues... Tant de rumeurs, de légendes, de mensonges  circulent autour de ces gros cailloux rébarbatifs.

Vous n'y accosterez jamais ! A moins d'en connaître un des propriétaires, mais je me demande si l'archipel n'est pas à vendre,  certainement à un prix qui exigerait que vous dénichiez la statue en or de Tibère,  ...  Contentez-vous d'en inventer le roman, les rêves n'exigent pas d'argent, c'est l'unique bienfait gratuit qui nous reste . Bonne chance en tout cas ! Vous me raconterez .."

Le lendemain, en dépit des prévisions de Salvo,, nul ne s'avisa de nous refuser les billets du  petit bateau dont l'équipage paisible et taciturne devait veiller sur nos précieuses personnes durant notre bouleversante Odyssée vers Positano. 

La mer ondule en courtes vagues de soie chatoyante, l'écume poudrée d'or accompagne notre sillage, le bateau creuse sa route mousseuse en coupant droit  du port de Marina Grande vers la première "cala" creusant la côte , juste en face de Capri, en surmontant des villes englouties aux rues pavées de mosaïques précieuses, des coffres d'émeraudes de la mer rouge, et des amphores cachetées encore emplies de vin amer. Le golfe de Naples dérobe tant d'invisibles périls,  tant de vestiges sublimes, de palais engloutis au sein de fosses si profondes que leur mystère demeure intangible, sa traversée se pare d'un reflet de l'inconnu, de la tentation des abysses, du fol désir de plonger vers les trésors perdus...

L'eau  claire et obscure à la fois en son coeur, fait naître retour de flammes, sentiments à la puissance jamais vaincus, tourbillons d'images confuses et  tragiques, on éclat n'appartient pas à notre prosaïsme. C'est une chanson née de la nuit des temps qui étourdit celui qui sait l'entendre sur le pont d'un petit bateau faisant la course vers les heures antiques; celles qui virent, à l'été 59 de notre ère, Agripine, arrière-petite fille d'Auguste, petite-nièce de Tibère,  impératrice à la force de sa ruse,  criminelle et manipulatrice de la plus belle eau, épouse attentionnée cuisinant un plat de champignons délicatement saupoudrés de foudroyant poison à son bègue d'époux l'empereur Claude,  mère de Néron par son premier mariage, conviée par son rejeton maudit son rejeton à Baïes, dans sa Villa féérique au pied du Vésuve, fuir à la nage après l'explosion de son navire,  avant de périr, frappée au ventre par les bires de son fils adoré... 

A peine plus tard, le golfe n'aida guère les malheureux Patriciens  à échapper à l'ire insensée du Volcan, et bien avant,  les eaux de cristal virent les pirates grecs hanter la côte en quête de belles captives, et les compagnons d'Ulysse ramer autour  de l'archipel aux Sirènes, sans  que les chants hypocrites  de ces femmes- oiseaux ne se tracent un chemin dans leurs oreilles bouchées de cire par les soins de leur Capitaine aux mille ruses. 

 Mais, le courageux petit bateau n'a cure de ces sortilèges du passé,  quelques paquets de mer, quelques cris d'effroi, et nous en finissons avec les  émois sans rudesse de la rapide traversée, nous laissons le golfe de Naples , et piquons vers le golfe de Salerne. 

La rude côte se déploie comme par enchantement, tendue de falaises lisses et brillantes,, de tours de guet, tremblantes au vent en surplomb des gouffres, de failles, de cheminées de roches mordorées, dignes des cyclopes, d'une interminable, étroite, et séduisante cala. Un îlot boisé se profile, puis l'entrée d'un  port  resserré, protégé d'énormes pans de falaises, un refuge paisible et ombreux,  Nerano, aimé des Napolitains, oublié des touristes ! Notre bateau s'essouffle, ralentit, comme saisi d'une frayeur ancestrale, que craint- t-il ? 

La mer grossit, son bleu clair s'assombrit, des étincelles vertes jaillissent de ses profondeurs, et l'horizon se ferme de trois îles aux formes puissantes, trois citadelles impavides, monstrueuses,  aux pics en lambeaux, comme tranchés par une épée gigantesque, suintant le drame  depuis les bizarres demeures dissimulées par d'épais bosquets. Un embarcadère se devine mais aucun signe de vie n'agite la morne impassibilité de ces énormes nids de mouettes ...

Les Galli enfin, l'archipel des Sirènes mangeuses de marins ! Les voir si proches, quel miracle, que j'aimerais y accoster ! Si nous supplions le Capitaine?"

Justement, l'équipage apparaît, au grand complet, aurait-il pitié de la romanesque amoureuse d'Ulysse que je ne redoute pas d'être ?Les marins chercheraient- ils à imiter le chant des sirènes ? Ou plutôt s'en moquent- ils ! Les voilà entonnant à pleine voix de tonitruants refrains napolitains , c'est à sauter du pont ! Una cacophonie insensée ! 

Pire, les plus impertinents nous mettent de copieuses carafes de Limoncello sous le nez !Serait-ce une dernière libation avant de subir le sort épouvantable que les Sirènes aux ailes de mouettes et aux têtes de femmes réservaient aux humbles voyageurs ?

Offusqués, Fils Dernier et l'Homme- Mari reculent devant ces offrandes intempestives, du Limoncello à cette heure matinale, que non pas, et les autres passagers déclinent d'un air gêné le liquide divin. Les marins boudent et se taisent pour laisser place à un ballet ivre de mouettes  hystériques qui  nous étourdissent de plaintes et lamentations oppressantes, le mythe prend vie, pour un peu, je jurerais que ces oiselles criardes sont surmontées d'une tête de  belle femme furieuse.

 Salvo a raison, d'ailleurs Salvo notre mentor capriote a toujours raison, j'invente  sans y penser une suite à l'Odyssée...Les îles s'effacent, vaincues, et derrière une falaise monumentale, une cascade bleue, rose, jaune, rouge scintille,  vision charmante qui se précise, entre deux robustes flancs montagneux, un bouquet de maison exquises se détache sur la roche, Positano !

 Le port est si rétréci qu'il ne mérite que le nom de plage , et cette dernière coule comme un large fleuve gris perle  au pied des rudes falaises. Le promontoire s'élève si haut qu'il semble atteindre le ciel pur, l'équipage ne se soucie guère de notre contemplation , nous sommes poussés sur le qui , et on nous prie de ne pas manquer le dernier bateau de l'après-midi, sinon, nous serons livrés corps et âme aux délices de Poisitano la nuit...  Or, j'ai déjà le mal de Capri, et une voix ironique murmure dans l'air  saturé de senteurs marines et de relents de cuisine napolitaine. 

" Positano ? Un village bruyant, résonnant des appels des marchands, une promenade au rythme des escaliers fleuris, des balcons posés sur l'abîme.

Et quoi encore ? Souvenez-vous du ruisseau surgissant de la montagne, et des vergers au fond de la gorge, à part cela, vous ne retrouverez rien, excepté votre nostalgie , cette maladie qui ne vous quitte jamais, dans ce siècle ou dans l'autre.

Nostalgie, nostos, le chant des compagnons d'Ulysse , notre chant ... "

Je me retourne, personne, mais je sais qui vient de parler.

Mon éternel fantôme a eu l'audace de me suivre à Positano !

"Nous y allons ? Le bateau nous laisse si peu de temps, il y a bien quelque chose à voir au-delà de ce fatras de boutiques et  de cette terrifiante procession de touristes !Grimpons ! Fuyons ! "

Fils Dernier a le sens de l'autorité, nous obéissons en parents bien élevés... Grimpons malgré le brûlant soleil qui confond soudain avril et juillet !

A bientôt pour la suite de cette croisière à Positano, 

 Nathalie-Alix de La Panouse

 Ou Lady Alix qui vous invente la seconde partie de son roman à Capri "La maison ensorcelée"



Positano sous le soleil d'avril
Crédit photo Enguerran de La Panouse





mardi 10 juin 2025

Patriciennes à Capri, via Tiberio ou bavardage au Paradis: "La maison ensorcelée" Partie II Chapitre 30

Les deux Patriciennes de la via Tiberio

Rencontre d'avril à Capri

La maison ensorcelée Partie II

 Chapitre 30

Je suis sur la via Tiberio, mais très haut, les ruines cyclopéennes du Palais impérial scrutent l'horizon au-dessus d'un bois épais. Mon fils s'est évanoui dans la vive clarté de ce début d'après-midi livré au soleil d'avril et à la magnificence d'une nature échevelée.  Je croyais ne rencontrer que la solitude, mais deux Dames sont venues voir de près cette voyageuse égarée corps et âme...

Les Patriciennes se taisent, étonnées et vaguement méfiantes, l'une est la mère, l'autre la fille chérie. Je les admire et n'ose piper mot ! Elles me tuent presque par une distinction purement immémoriale ... Hautaines, réservées, une mine altière sculpte encore leurs visages ciselés évoquant de beaux marbres romains ou grecs! Cette beauté harmonieuse, et un tantinet sévère, remonte aux beaux temps de la Villa Damecuta, l'extravagant manoir plongeant vers la grotte Bleue, ou sur  les affolantes terrasses du palais de Tibère, couronnant la montagne de ses remparts titanesques.

Comme j'aimerais que Fils Dernier voit la jeune fille subtilement brune, svelte et droite sur la voie antique, elle évoque le" palmier de Délos à la palme délicate" auquel Ulysse eut le bon goût de comparer Nausicaa afin de lui prouver qu'il n'était ni "un homme de basse naissance, ni de peu d'esprit".

Nous cueillons les fleurs de l'Antiquité sur le roc de Capri, c'est une tradition, une fatalité, une certitude, le monde grec; celui des Déesses aux bras blancs et des Dieux impassibles, côtoie les portables et les voyageurs me clamant à tout bout de chemin:

" Vous qui avez l'air de connaître le coin, cet endroit en vaut-il le coup ?"

 Ce à quoi je suis tentée de répondre d'un ton affable mais ferme :

 " Vous êtes à Capri, tout vaut la peine !"

Au bout de mes ressources courtoises, je tente de rassurer les méfiants qui cherchent l'extraordinaire sans le voir juste sous leur nez, tout" vaut le coup" à Capri ! Rocher énorme coupé de forêts sauvage, de montagnes inexpugnable, de failles impitoyables tombant dans les gouffres insondables, et, en récompense de tant de frayeur éprouvée sur les sentiers, de douces vallées de citronniers.

Rien n'est insignifiant en ce monde capriote où  la nature la plus vigoureuse, l'histoire la plus insensée, la beauté  la plus surprenante et la lumière la plus aveuglante, ont façonné ensemble une harmonie quasi musicale. 

.En ce beau début d'après-midi, sous un ciel  dont la pureté trouble l'esprit, le mien s'égare vers l'Odyssée, l'éternité, les amours d'un siècle déchu, et notre quête inutile d'une ruine à adorer. Dans ce vertige,  j'oublie ma raison d'être, ma lucidité de personne qui fut presque raisonnable dans une autre vie, mon Fils bien-aimé égaré sur les falaises,, et mon Homme- Mari laissé sur "una panchina" ombragée par un Pin Parasol !

Mais, les Patriciennes me couvent de sombres regards de plus en plus perplexes, il est temps que je me présente, et  surtout que je m'explique.

 Les Patriciennes m'écoutent religieusement leur confier pêle-mêle que je suis Française, ce dont elles ne doutaient pas, que mon mari se repose du côté de la Villa Lysis après notre visite au fantôme du sulfureux comte Fersen, que nous louons une maison à l'autre bout de l'île, tout en préférant en secret la via Tiberio et son atmosphère romaine, ce qu'elles approuvent d'un altier mouvement de tête...

 Un sourire se dessine sur leurs beaux visages quand j'ajoute  que mon prodigieux Fils Dernier voltige au péril de sa vie, en se prenant pour le héros mythique que fut "Orlando Furioso", sur les marches délabrées d'un escalier antique dominant un gouffre cher à Tibère, et que nous sommes descendants de quelques exilés qui vécurent heureux sur l'île à une époque où la vie était tout de même moins onéreuse..

"Orlando furioso, vraiment ?" dit la plus âgée une lueur allègre étincelant dans ses yeux qui du vert sombre virent au vert de mer. "Orlando furioso?" répète la plus jeune en scrutant le paysage aux fleurs jaunes et blanches flottant sous la brise d'avril.

 "Enfin, oui, il en a quelque chose, vous verrez, s'il nous rejoint, j'ignore où ce débris d'escalier a la bonne idée d'aboutir, peut-être en bas sur la cala interdite à cause des éboulements ? "

 Je me suis exprimée en appelant à la rescousse mon italien le moins fantaisiste je voudrais tant me hisser à la hauteur de ces Donne qui en imposeraient à Tibère lui-même par leur dignité souriante... Or, la réponse fuse en français, un beau français relevé de façon exquise par cette prononciation langoureuse si italienne qui transforme en roucoulement ondoyant notre langue à l'accent souvent sec, voire acide. 

 Mon Dieu, que le français est aimable quand il est prononcé par une Patricienne de Capri ou une rayonnante jeune fille Napolitaine ! Ensorcelée, j'ai peine à fixer mon attention,  puis je comprends ce que l'on essaie gentiment de m'expliquer.

"Le passage n'existe plus depuis au moins dix ans, sauf pour les mouettes, aucun alpiniste ne songerait à se balancer sur cette pente hérissée de pierres tranchantes,  mais, un autre  escalier plus secret serait apparu comme par enchantement: la roche cache tant de mystères! Votre fils , je sais bien où il marche maintenant, s'il est aussi robuste qu'Orlando, il  est en train de traverser notre jardin ...

 Nous habitons une maison  de famille taillée dans la montagne; une antique Villa ceinte d'arches romaines, un précieux vestige que les générations  reconstruisent sans se lasser, juste entre celle de Fersen et la Villa impériale. au fond de la petite vallée qui s'avance vers la mer ..."

Je ne respire plus de saisissement ! Ces Patriciennes inventées par mon imagination le sont pour de vrai, et de toute évidence, de génération en génération, depuis deux mille ans ! Et Fils Dernier qui n'arrive pas  alors que j'ai la chance inouïe de bavarder avec les héritières de ces suaves et piquantes Flavia, Drusilla, Terentia et Tulla qui babillaient drapées de blanc, couronnées de jasmin, et soudain s'inclinaient devant Tibère marchant solitaire et taciturne, du haut de ses remparts dressés à pic au-dessus des gouffres où rugit la mer écumante.

 La conversation s'entrechoque de propos véhéments, les "Donne" modernes et anciennes, bien dans leur époque,  et douées d'un tempérament volcanique sous une distinction hiératique, me confient leur indignation d'insulaires permanentes. Vivre sur l'île est une bataille, l'été il faut endurer les hordes de visiteurs à la journée entassés sur les bateaux cinglant vers Capri comme si leur  vie dépendait de deux ou trois heures de marche forcée sur les "traverse" brûlante. 

"Ils salissent tout, regardent tout, s'esclaffent ou ricanent, et avant de grimper vers l'entrée officielle la Villa Tiberio, ( l'autre traverse un bosquet, ah, vous le saviez), eh bien, ces gens curieux considèrent notre maison, notre jardin comme une attraction, si seulement ils pensaient à saluer, à dire quelques paroles gentilles, mais non, ils se contentent de se prendre en photo  ! Dai, remarquent- ils  l'intensité du paysage qui les entoure ? !Pourquoi nous envahissent- ils ? Par snobisme ? Pour dire d'un ton arrogant : 

"Oui, Capri, nous en avons fait le tour, rien de bien palpitant d'ailleurs !" 

"Et quoi encore ? Capri ne se donne pas à ces visiteurs hâtifs, elle leur joue même des farces, si, si, je vous le jure, je vous raconterai, dès que votre fils sera revenu de son escapade sur le pire escalier qui soit, non, ne tremblez- pas ! C'est un grand garçon, et il est certainement protégé par ceux que nous devinons dans l'ombre... Vous le savez, Capri est hantée ... Mais, les Anciens ne se trompent jamais, votre fils respecte l'île, sa sauvegarde lui est assurée."

Cette  magnifique" Donna "s'exprime avec une implacable suavité, la vérité coule de sa bouche, et ces paroles extravagantes sonnet à l'instar d'un discours plein de bon sens. Capri est hantée, tout le monde s'en rend compte très vite, et elle a ses favoris, dont Fils Dernier semble faire partie, pourquoi ? Aucune importance ! Je respire, soudain détendue ...

Et la conversation se jette dans un torrent plus actuel.

"Vous l'ignorez bien sûr, soupire la droite et belle jeune fille aux yeux de biche, le grand patron du Port de Naples, pourtant natif de Campanie, une fois immense fortune amassée en armant des flottes entières allant aux antipodes, néglige Capri au point de la priver des bateaux indispensables l'hiver. Nous sommes enfermés ! Un seul ferry par jour, ou deux, ou rien ! et quand la mer est trop en colère, nous restons à prier la Madone du bon Secours, celle de la Villa Tiberio, et aussi notre saint Patron, San Stefano, et celui du Port, San Costanzo, eux , ils s'efforcent de nous protéger ! Quel est le Saint Patron de votre village en France ? 

"San Michele ! Le vainqueur du dragon lève son glaive dans beaucoup d'endroits ... J'y vois un lien avec celui  veillant sur Anacapri.. et nous habitons une très vieille maison, nous aussi, peut-être construite sur une villa gallo-romaine, notre région fit partie de la Grande Grèce, ensuite de la Gaule Narbonnaise, ne serions-nous des cousines éloignées ?. Vous allez rire, mais mon fils travaille chez un armateur, il envoie lui aussi des bateaux sur toutes les mers du monde..."

La jeune fille se met à rire en effet, en pointant quelque chose juste derrière moi, je me retourne, c'est Fils Dernier, l'allure dégagée, la mine désinvolte, l'oeil brillant de celui qui a regardé les Dieux en face, ou du moins leur reflet sur la montagne...

"Orlando ! Bello..."

Qui a prononcé ces mots flatteurs ? Je ressens un vif orgueil tout en arborant le visage impassible d'une mère habituée à ce que ses enfants défient les gouffres capriotes  chaque jour que Dieu fait.

Fils Dernier salue d'un geste charmant les deux Patriciennes dont le regard s'adoucit considérablement.

"Mais d'où viens- tu ? Tu ne sembles pas fatigué alors que l'escalier montait sur une pente raide à s'évanouir !"

"Très amusant, très facile, j'ai couru car les marches s'effondraient presque sous mon poids, j'ai sauté presque dans le vide, me suis raccroché à un second escalier qui sortait d'une espèce de grotte, ensuite j'ai vu une piste à pic, elle m'a amené devant un muret romain qui une fois escaladé, m'a laissé dans un jardin parfait, juste sous les remparts de Tibère, je me demande qui a la chance d'habiter ce paradis ! Verger, potager, le Jardin du roi des Phéaciens, il ne manquait que Nausicaa, Capri est une aventure fabuleuse, à condition de s'éloigner des sentiers battus ...  Il faut la caresser comme un chat, à rebrousse-poil, c'est si vrai et si drôle, surtout pour les familiers des chats. Je n'invente rien, qui a écrit cela ? !"

"Notre ami, l'écrivain Cesare de Seta..." réplique avec une charmante modestie la plus âgée des "Donne".

La plus jeune, sa fille, ajoute d'une voix mutine:

" Le paradis, c'est le nôtre ..." 

Sa mère le désigne d'un geste gracieux, une flaque vert sombre cernée de pierres témoignant d'un très ancien travail, un mur d'orfèvre, un mur romain.

"Un café ?"

Toute rencontre voulue par le destin se termine ainsi à Capri !

Sous la glycine de la loggia, les parfums flottent et m'ôtent  définitivement le peu de lucidité qui me restait. Ce jardin déployant ses grâces autour d'une maison blanche au toit en berceau, a libéré ses effluves les plus capiteuses en l'honneur du beau temps. romarin, jasmin, fenouil, roses nacrées, et feuilles de citronniers, d'orangers, de myrte exhalent une mélodie qui font chavirer l'esprit et vibrer le coeur. J'entends Fils Dernier murmurer à la belle jeune Capriote qui le couve d'un regard amusé:

" Je préfère ce côte-ci de l'île, tellement raffiné, et cette façon de remonter les siècles, l'absence de routes bien sûr, et autre chose, une atmosphère si, comment dire ..."

"Spirituelle..." achève la belle jeune fille au prénom inconnu.

 "Vous cherchez en vain une maison si j'ai bien compris ? L'autre côté semble vous avoir rejeté, il vous reste donc un espoir chez nous. Vous  faut-il nécessairement des ruines ?"

Fils Dernier sursaute et manque renverser sa tasse, mes esprits me reviennent, et d'une même voix, nous supplions la Donna de ce jardin de paradis de nous en dire plus ...

"Non, une ruine ne nous tient pas à ce point au coeur, même si mon époux a la passion des choses effondrées, vous pensez à quelque chose d'habitable, mais rien de moderne, je vous en prie..."

" Votre séjour s'achève d'ici quelques jours, quand revenez- vous  ensuite sur l'île ? "

" Je n'en sais rien, mais le plus vite possible ! " 

Les "Donne" affichent une mine soucieuse, et nous calment gentiment. Elles ont une idée, une idée sérieuse, toutefois, les meilleures idées gagnent à être approfondies.

"Nous vous attendons, inutile de nous écrire, si vous devez revenir, vous reviendrez. A ce moment-là, cette maison qui n'est pas une ruine, tout en s'élevant sur des vestiges immémoriaux, voudra peut-être de vous. Capri décidera. Nous n'oublierons jamais cette rencontre."

"Comment oublier Orlando ?" chuchote la plus jeune.

Là-dessus, nous prenons congé, j'ai le sentiment absurde de quitter un monde pour un autre ...

"Pourquoi même les personnes les plus sympathiques  de l'île vous donnent-elles l'impression d'appartenir à une époque lointaine?" interroge Fils Dernier en écho.

"Capri est hantée... Nul ne peut échapper à cette fatalité."

"Pour une fois, je suis d'accord. Allons à Positano demain, cela nous remettra les idées en place !  Nous ne reverrons  jamais cette mère et sa fille..."

"Capri décidera, comme d'habitude" dis- je dans un soupir. 

A bientôt, pour la suite de ce roman-feuilleton à Capri, Naples, Positano, Sorrente et Amalfi,

Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix



Jardins  de paradis à Capri, avril 2025.
Crédit photo Vincent de la Panouse









lundi 26 mai 2025

Tibère et Fersen à Capri ou le vertige de la solitude: "La maison ensorcelée" partie II chap 29

A la recherche de l'escalier perdu de l'empereur Tibère

"La maison ensorcelée"  Partie II

 Chapitre 29

La tempête la plus furieuse a l'étrange don de rentrer ses griffes à l'aube, du moins sur le rocher de Capri enclin aux  fantasques humeurs, Capri est une prima donna, elle boude, elle plonge dans la brume, se fâche sur la mer et dans le ciel et reprend sa mine de Sirène impassibles ans que vous y compreniez goutte."  Ainsi disent les îliens qui supportent avec une superbe impavidité ses manies ondoyantes.

 Allègres et effrontés, d'invisibles oiseaux pépient entre les branches alourdies de fruits dodus de nos deux citronniers ruisselants de rosée nacrée.

 Clair est le temps, claire l'écharpe diaphane étreignant les pentes vertes et fauves du Monte Solaro, sur le toit, un aréopage de mouettes clame ses salutations ferventes au jour ensoleillé.

Fils Dernier alerté par les crachotements de la cafetière dans le lointain, contemple le riant spectacle d'un monde miniature débordant de promesses entre les colonnes trapues de notre opulente loggia, conçue jadis pour imiter l'Antique selon les canons de la Suisse. Notre galerie éclate ainsi de blancheur et amuse par sa robuste architecture dénuée de l'inimitable esprit grec.

Mais le café particulièrement redoutable est bien à la mode capriote, et notre humeur désinvolte encore davantage. Fils Dernier tente toutefois d'égaler l'acide jus des citrons, pressés en son honneur, en lançant quelques mots bien sentis sur la fraîcheur de l'air et le besoin de sommeil de tout être civilisé libéré du joug de son travail durant un rapide congé...En parents habitués à recevoir de charmantes avoinées de nos enfants, nous ne bronchons pas, et en guise de réponse, levons des yeux extasiés vers le ciel, ce qui déclenche un couplet exaspéré sur ces personnes d'un âge certain se laissant vivre au lieu de partir au plus vite en exploration historique.

"Je suis trop jeune pour méditer devant des citronniers sous prétexte qu'ils sont plantés dans un jardin de Capri, vous m'avez réveillé trop tôt.  Nous allons en profiter pour partir tout de suite, enfin, disons d'ici vingt minutes, les bus sont vides maintenant, profitons- en ; avec un peu de chance, nous traverserons le bourg de Capri avant que le funiculaire n'y déverse sa première épuisette de visiteurs excités. Ensuite, c'est tout simple,  prenons via Matermania, je me souviens d'un raidillon, menant via Tiberio, puis de vergers,  d'une kyrielle de potagers parfaits, de prairies, de bosquets, d'allées aux colonnes sublime entourées de glycine, de rosiers  énormes, et d'un chemin qui tournique vers le temple grec de ce fou de Fersen,  et d'un autre, juste en face, qui grimpe jusqu'au Palais ravagé de Tibère. eh bien ?

 Qu'attendez-vous ?  Fersen, Tibère,  le premier mangeur d'opium et l'autre, son aîné magistral, l'amoureux des étoiles le dégoûté de Rome, destins torturés, mais laissons- les en paix, il y a mieux, mon idée, c'est l'escalier dévalant sur la falaise depuis les pirates grecs,  je me suis promis d'y voltiger, si Tibère le faisait, pourquoi pas moi ?La vue doit être prodigieuse, et l'exploit franchement facile, juste un escalier taillé dans le roc, rien de plus ordinaire ici!"

Cette arrogance juvénile étonne et amuse l'Homme- Mari qui me laisse la dure obligation de modérer les élans enthousiastes de notre Fils Bien Aimé.

"En deux mille ans, il s'est effondré en partie, les amis qui se sont vantés de l'avoir descendu jusqu'à la crique, ont fini par me l'avouer, il ne resterait qu'une volée de marches accrochées à la roche, le reste est tombé dans la mer ou englouti sous les genêts, même les chèvres n'osent gravir ces vestiges; et j'ignore où ce maudit escalier se cache.  Aux dernières nouvelles, le parc de la Villa du malheureux poète Fersen en garderait une entrée. Or, j'ai très envie de revenir chez lui, j'ai la bizarre intuition qu'il s'en réjouira..."

Fils Dernier et l'Homme-  Mari  me considèrent avec une crainte discrète, je lis dans leurs yeux une  même solidarité masculine: quelles élucubrations ne vais-je inventer ?

La réalité dissipe ces divagations; à peine postés sur l'arrêt de la Piazza Caprile, un bus nous entraîne sur la route infernale chevauchant les gouffres jusqu'aux délices luxueux et futiles des venelles du bourg de Capri, autrefois farouchement haï des braves gens de la cité des nuages d'Anacapri.

Fils Dernier décide d'adopter son pas le plus martial, et sans la moindre pitié nous inflige une course haletante entre les échoppes insulaires, gorgées de victuailles paysannes, et de vêtements désuets, et les boutiques orgueilleuses suscitant la ferveur des touristes qui singent Audrey Hepburn dans "Breakfast at Tiffany": ne dévorent- ils  souvent de poisseux beignets napolitains, le nez collé contre les hiératiques vitrines regorgeant de joyaux dont l'extravagance éteint toute envie de s'en parer ?

L'humble maison où Gorki s'adonna à la suave politique du farniente, en régnant sur sa colonie  révolutionnaire de têtes pensantes russes, nous sert de boussole à chaque fois  que nous cherchons à émerger vers l'Est et la lumière, tant ce labyrinthe conçu pour égarer les pirates épuise les pauvres voyageurs inoffensifs ! 

Fils Dernier trace hardiment notre route, et se force à garder l'allure d'un brigand pourchassé par la police internationale, mais  nous n'endurons aucune bousculade en ces jours bénis de l'avant- saison, ce qui n'allège guère la pesante atmosphère de cet étrange coeur du bourg de Capri. où l'ombre se pose sur les cours mystérieuses en vous faisant perdre le fil de vos errances.  Miracle ! Sans y penser, sur les ailes du matin, nous voici courant à la poursuite de l'impitoyable fils Dernier, de la via Matermania à la via Moneta, puis  longeant un parc boisé interminable, gravissant  au hasard une pente ardue, et cheminant enfin entre deux rangées de Villas classiques, pourvues d'une beauté classique, de triomphants rosiers classiques, de blanches statues classiques. Le paysage est de mémoire grecque et d'esprit romain,  on ne voit plus que Cyprès et Pins parasols juchés sur des collines empierrées qui ouvrent sur la mer laiteuse. 

Sous un pin, nous guette une" panchina", un humble banc capriote.

 Les "Panchine" de l'île proposent une halte salutaire sur les belvédères les plus tragiques, les jardins les plus inattendus, au-dessus des gouffres les plus épouvantables, en surplomb des criques, ou au beau milieu des placettes. les tentantes et sympathiques "Panchine de l'île forment une collection hétéroclite invitant au farniente, à la rêverie, aux élans littéraires, aux déclarations amoureuses,  et celle -ci, placée entre deux itinéraires suggérant chacun un troublant domaine marqué par un passé bouleversant, incite à une profonde réflexion.

Que choisir ? Via Tiberio, le Palais meurtri et l'Antiquité glorieuse ? Via Lo Capo, et Fersen,  son destin en lambeaux, aux confins de l'île ...  

 A gauche, Villa Lysis, à droite, Villa Tiberio , deux solitaires affrontés, deux bâtisseurs du vide, deux fantômes planant dans l'air transparent de Capri. Cete fois, je désire laisser en paix le vieil et morne empereur dont l'âme se lamente du haut de sa citadelle cyclopéenne, peut-être m'a-t-il fait cet honneur de quelques farouches confidences, mais, cela ne m'a guère aidée à trouver une ruine sur l'île.

 Je ne lui en veux pas, comment oser en vouloir aux mânes d'un vieil et sombre empereur ?  

Cette journée appartient à son rival  de l'autre siècle, le second constructeur des falaises, audacieux et entêté, séduisant et repoussant, ce Jacques Fersen qui se parait du titre de comte, et dont la noblesse fut d'élever son temple dédié  à l'amour  malheureux,  à l'instar d'un oiseau blanc les ailes levées sur un frêle promontoire.  Ce temple, la Villa Lysis, en hommage à un éphèbe adorant Socrate, était une figure de proue aux mosaïques d'or que les Capriotes ont eu à coeur de sauver de la vétusté et de l'abandon tragique. Malgré ces travaux épiques, cette ténacité sans failles, la beauté éblouissante de la façade cernée d'un parc aux ramures épaisses, aux allées sombres menant vers l'abime le domaine nourrit une légende d'une âpre fatalité, inscrite front de cette Villa gracieuse et massive, décadente et raffinée: "Amori et dolori sacrum". 

L'amour épouse la douleur, du moins le croyait l'amer Jacques Fersen, tout en noyant sa maladie de vivre dans l'opium. Il en mourut une nuit de tempête à quarante-cinq ans, lassé de lui-même, de ses échecs littéraires, de ses amours inavouables et avouées à la Oscar Wilde, et de ses illusions capriotes. Ne le prenait- on  sur son île bien-aimée pour un renégat, un fou, un décadent ? Ne fut- il expulsé honteusement de son paradis de 1910 à 1913 ?  L'inconsolé et inconsolable Jacques, flanqué de son amant et double, le trop beau Nino, revint toutefois, mais acheva sa vie  en buvant du champagne saupoudré d'opium dans le vacarme d'une mer écumante, le 6 novembre 1923. 

La mélancolie absolue que prodiguaient salles et chambres dallées de marbre résonnant d'imperceptibles murmures, terrasses somptueuses et vides, bosquet touffu enraciné au-dessus de la clarté presque insoutenable du golfe de Naples, nous avait tant meurtri que nous nous étions juré de ne plus jamais y pénétrer.

Que faisons-nous là maintenant, sur ce sentier sauvage, longeant un vaste bois de chênes  d'où surgissent des chèvres rebelles, et un poney dodu, indifférent à nos avances amicales ? Personne, ce coin de l'île est déserté par les voyageurs en cette avant- saison, et nul îlien ne se montre à nous.

 Le concert des mouettes tournoyantes nous oppresse et agace, ne se taisent- elles donc jamais ! Ne croirait- on entendre des imprécations maudites ? 

Le domaine du pauvre comte Fersen nous échappera -t-il ?Allons-nous rebrousser chemin, chassés à l'instar de visiteurs indésirables, insensibles ? "

"Mais non, l'entrée est payante, la mairie de Capri n'a pas dépensé tout cet argent pour égarer les touristes, ouvrez les yeux au lieu de rêver, vous voyez la flèche tracée sur ce tronc ? Elle nous indique l'entrée de la Villa Lysis, l'oeuvre de l'opiomane Jacques Fersen."

Que le bon sens paysan de Fils Dernier est réconfortant ! Je sors de mes chimères et cherche le porte- feuille familial confié à ma garde perpétuelle. Moi qui redoutais tant de sombrer dans une affreuse mélancolie, je ressens une joie bizarre en retrouvant le jardin pareil à un flèche lancée sur la mer. 

Hiératique, la villa dont le marbre pur boit la lumière subtile filtrée par les grands arbres l'entourant de part et d'autre, et défie la pesanteur de tout l'élan de ses quatre colonnes blanches cerclées d'or.

L'escalier de marbre verdi, allongeant ses marches à la splendeur parfaitement étudiée ne nous intimide plus, nous le survolons presque comme si le maître de cette maison  extraordinaire se réjouissait à notre vue: des compatriotes !  Mieux: des amateurs de maisons incongrues, hantées, perchées sur les gouffres ou s'écroulant sur une prairie hirsute. Ne sommes-nous en France les habitants d'un manoir décati relevé à la force du poignet en surplomb d'une rivière exténuée ? Des amis, des complices, prêts à bavarder d'architecture avec celui qui se dérobe derrière les deux  courtoises, jolies et jeunes capriotes dévolues au service d'accueil.

On nous reconnait,  les jeunes filles babillent, s'amusent de notre romantisme si français paraît-il, et nous voici, à notre vive surprise, libres d'errer selon notre bon plaisir. Depuis son royaume d'En-Haut, l'éternellement jeune Jacques Fersen aurait-il  encore une certaine influence ? Flattés de cette confiance, méritée de toute évidence, nous  montons l'escalier à la rampe enguirlandée de feuilles de vigne, baissons la voix, respirons à peine et frappons à chaque porte, ignorant qui veille de l'autre côté ...

Je hâte l'allure en passant devant la fumerie d'opium, et me précipite au balcon. Voici au bout du port si insignifiant à cette hauteur,  la fantastique Villa des deux amies américaines de Fersen. Deux exilées s'adorant l'une l'autre, tout en vouant un culte à leur voisin si fortuné, si amoureux, si beau et si peu doué pour la simplicité du bonheur... Dépeintes avec une exquise ironie par Compton-Mackensie dans son roman "Le feu des vestales", mettant en scène le petit univers des riches esseulés de Capri cosmopolites, les fausses" soeurs" Wolcott-  Perry, ont gagné pour l'éternité une réputation enviable, celle d'inviter aux goûters les plus gourmands de leur cénacle formé de tristes et joyeux huluberlus des années folles. Peut-être hissent- elles d'ailleurs un invisible fanion sur l'une de leurs deux tourelles romanesques et tarabiscotées afin d'annoncer  à leur voisin par les airs, l'imminence de la fastueuse cérémonie du thé...

"C'est bien beau de rêver, mais moi je viens de discuter avec les filles, assez mignonnes en passant, de la réception. Figurez-vous qu'elles n'ont jamais entendu parler de l'escalier par lequel Tibère descendait de son palais jusqu'à la crique, juste en bas de sa promenade, ce chemin de ronde qui était semé de bancs, de statues, et d'endroits idéaux pour scruter le ciel et découvrir des étoiles nouvelles. A  propos je suis d'accord, cet homme n'était pas l'assassin, le monstre, le tyran abominable qui fait trembler les visiteurs , ces mensonges servent à pimenter les légendes de Capri, Tibère était un homme pratique et sans doute assez bienveillant, il a construit des citernes, exigé que l'on couvre l'île de bois, de vignobles et de vergers. 

Les bienfaits des grands hommes sont rarement admis, il est plus facile de noircir la mémoire  d'un empereur que de lui rendre justice.

 En tout cas, Capri a une influence singulière sur les gens, elle vous oblige à philosopher quand vous cherchez les marches écroulées du plus vieil escalier qui existe sur l'île  avec la Scala Fenicia. Si nous allions prendre des photos dans le petit belvédère ? Avant que le vent ne se lève et ne l'emporte ! Un vrai nid de mouettes, c'est un prodige s'il n'a pas plongé d'un coup par une tempête d'hiver. 

 J'y pense, comment Fersen a-t-il eu l'envie de s'accrocher à un pareil endroit, un balcon stérile surplombant un des précipices les plus abrupts de Capri ? Il fallait avoir une imagination  exceptionnelle pour s'inventer en bâtisseur du vide et en jardinier du vertige..."

Après la séance de photos quasi obligatoire, comment ne pas se croire une nouvelle divinité quand le maître de maison a ordonné cent vingt- cinq ans auparavant que jaillisse en votre honneur futur un château à colonnes des entrailles  de Capri, nous franchissons le bosquet, un enchevêtrement de lianes, de Pins noirs, de fleurs à clochettes d'or cascadant à travers les myrtes violacés, jusqu'à sa pointe chutant au sein des flots, et trouvons un banc vétuste en guise de refuge. Ce n'est plus un parc, c'est l'incantation de l'île dans un tournoiement de parfums d'une suavité presque maléfique. Le parfum d'une Sirène aux ailes d'oiseau et tête de femme ?Ou la senteur des jours anciens à l'ombre du Vésuve ?

Justement, le monstre  cracheur de feu  semble sombrer dans une immense fontaine bleue, une suave et grandiose emprise de brume d'un bleu surnaturel  masquant la violence de cette montagne fatale, subissant sous nos yeux la plus hypocrite des métamorphoses... Et toujours les effluves entêtantes des jasmins rebelles, cette suprême odeur capriote.,.. 

Je me retourne et frémis, je n'ose confier mon trouble, puis la vision de deux hommes se jette sur le sentier presque obscur. L'un est très jeune, une sorte de vieil enfant triste, l'autre, plus rassis, désigne le paysage  étincelant au-delà des feuillages échevelés. Ses paroles flottent dans la lumière  puissante, adoucie par les pins frissonnants sous la  piquante brise d'avril.

J'entends, je suis la seule à entendre ces voix silencieuses, j'entends mais rien ne filtre, rien ne résonne, j'entends le passé me chuchoter un très lointain dialogue dont les modulations s'effacent presque aussitôt...Il faut que je traduise cet troublant message à Fils Dernier qui contemple à la fois le golfe radieux et son portable.

"Je te réponds maintenant, je ne me souvenais plus mais cela me revient, cela coule dans ma tête,  comme si on me confiait l'histoire depuis le début ..;"  

L'Homme- Mari nous a quittés afin d'explorer le parc, et de jouer au naturaliste convaincu, Fils Dernier est toujours obsédé par son escalier impérial. 

" Le fantôme de Tibère te soufflerait- il l'entrée de mon escalier mythique ?" 

Hélas non ! Et je suis navrée de ne conter qu'une histoire plus récente mais tissée de sortilèges capriotes.

"En 1904, un soir de printemps, le très riche et très indésirable baron, bientôt promu comte par la volonté capriote, Jacques Fersen se hissa jusque sur ce promontoire livré au vent  et à la solitude, en compagnie de l'écrivain inclassable et incassable,  Norman Douglas, excentrique comme un Ecossais, sombre comme un Byron, et lui aussi vivant dans le sillage d'Oscar Wilde pour ses amours interdites à l'époque.

Ses ouvrages confus, précieux, érudits à l'extrême, ne dissertent que sur le "Pays des Sirènes", sa célébrité lui permit de couler des jours assez divertissants sur l'île qui lui servait d'observatoire de l'espèce humaine en exil doré, puis, il finit oublié et on ne le lit plus que par hasard.

 Mais sait-on jamais ? "

"Oui, tant pis pour lui, et mon escalier ?"

"Pas encore ! si tu fais preuve de courtoisie envers ces âmes bavardes, elles t'en sauront gré!  Norman Douglas avait une prédilection envers les bois sauvages, les belvédères nus, les solitudes terrestres, il planta sa canne dans le roc et conseilla à Fersen d'acquérir cette parcelle inculte, ne serait-il le premier voisin  de Tibère ? Les arbres poussaient chétifs, ou ballottés à pic, le vent hurlait les soirs de tempête, l'eau manquait, qu'importait ?

  Douglas impavide, et prompt à dépenser l'argent d'autrui, conseilla au fringant jeune baron, ployant sous l'or de ses aciéries de Lorraine, de planter, à foison, de tirer l'eau de citernes robustes, d'imiter les Romains, de rivaliser avec Tibère, et d'ériger sa vie dans la pierre au-dessus du golfe. Fersen comprit que son destin s'inscrirait sur ce balcon farouche, à deux pas de l'antique escalier de Tibère que tu trouveras... D'ici deux minutes à mon avis !

 Cette fable est une réalité, sculptée dans le roc depuis  qu'Ulysse accosta en bas, trente siècles, pour Capri,  une bagatelle !"

L'Homme- Mari s'impatiente, Fils Dernier s'obstine à croire que je m'égare en divagations décadentes,  et du coup, perdant le fil reliant passé et présent, je leur  propose de revenir sur nos pas, vers le bourg de Capri, en gardant cette fois un train de sénateur. Mais en profitant d'abord de cette quiétude infinie tombant des arbres, et montant des audacieuses fleurs rouges entourant les murs du petit jardin. Cette fraîche exubérance illustre l'adieu à la mélancolie de ce domaine rendu à la grâce, et défendant à sa manière la mémoire tourmentée et la poésie jadis incomprise de son créateur.

 Nous déambulons pensifs, un mur de grosses pierres à la mode romaine se hérisse d'un énorme buisson épineux au sein duquel se discernent quelques vestiges moussus, Fils Dernier se jette presque sur cette ruine à la noblesse antique, cela va de soi,, écarte les épines, et clame sa joie: le plus écroulé des escaliers surgit de la broussaille, et Fils Dernier d'y bondir!

"A tout à l'heure, à l'entrée du Palais de Tibère, d'après la légende, ce escalier y conduit, sauf si je chute dans la mer au passage, ne vous inquiétez- pas, je sais nager, et cela ne semble pas si escarpé. "

 Là-dessus, il disparait sur ces débris d'escalier romain ou grec, en tout cas cachant d'épouvantables dangers...

"Je n'en peux plus, je vous attend sur le banc du carrefour, ne t'en fais pas pour lui, il a l'habitude des situations difficiles, rappelle- toi de ce qu'il endurait en Afrique. Capri veillera sur lui !"

 Sur ces rassurantes paroles, je me retrouve privée du père et du fils, seule sur la voie romain grimpant vers la masse cyclopéenne du dernier palais refuge  de l'empereur abhorré..

"Vous fréquentez tous les fantômes de Capri et, moi, ma chère, vous me reléguez au placard des objets inutiles, dirait-on .. .Regardez autour de vous, ne me voyez-vous pas ? Cette Villa Lysis dont le nom évoque un pâle amant de Socrate, quelle idée a eu ce Fersen, mais la musique du mot captive les esprits curieux, je vous le  lui concède, nous ne l'avons jamais vue dans sa gloire.

 Mais nous aimions, bien avant son bâtisseur, ce lieu solitaire, le parfum du genêt et la tentation du vide éprouvée depuis la pointe de ce roc. Pourquoi Fersen s'est-il amouraché de cette promenade des nostalgies ? Il y avait tant de promontoires moins sinistres le soir ! Allons, permettez que je vous accompagne, reprenons notre vieille habitude de deviser gaiement vers le palais de la solitude, la cyclopéenne Villa de ce Tibère que vous vous acharniez déjà à défendre, en maudissant Tacite, voici deux bons siècles, comme le temps passe..."

Mon encombrant fantôme, celui d'un passé  amoureux datant de ces deux bons  vieux siècles, hante toujours l'air de Capri, et me salue en envoyant danser son couvre-chef d'un temps révolu... 

Ne m'en débarrasserai- je  jamais ? Et quels périls affronte Fils Dernier ?

"Signora, vous êtes perdue ?"

Deux Patriciennes romaines habillées à la mode de Milan m'entourent, l'air plutôt angoissé, manifestement, elles craignent pour mon état mental. Il ne me manquait plus que cela !

A bientôt pour la suite de ce roman à Capri, 

 Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix


 


Parc de la Villa Lysis: le vertige de la solitude.
Crédit photo Vincent de La Panouse








lundi 12 mai 2025

Rencontres à Capri une nuit de tempête: "La maison ensorcelée" Chap 28 Partie II

Nouvel Ulysse  et nouvelles Sirènes au port de Capri

Roman à Capri  "La maison ensorcelée"

 Chapitre  28 Partie II


Nous venions de descendre  du dernier bus Anacapri- Marina grande, en lançant à la ronde force congratulations et remerciements énamourés. Ne quittions- nous, sains et saufs en dépit des virages frôlant les précipices, le bus de l'ardente amitié ?  L'itinéraire avait fait jaillir des  fontaines d'effusions à l'italienne, les Dames embarquées si tard,  et déversées tour à tour dans les arrêts les plus insolites du trajet périlleux, s'étaient éclipsées en manifestant un torrent de larmes émues, d' adieux sublimes, , et d'intarissables  promesses de se revoir le lendemain... Ce spectacle au fil des gouffres aurait pu s'intituler: "Voyage nocturne  à Capri" et ravir les amateurs éclairés de "Comédies à l'italienne" .

 Ces Dames tenaient leur rôle, héroïnes du dernier bus dévalant la route la plus effrayante du monde pour préparer la cena à leurs époux adorés ...  Quelle plus touchante preuve de l'amour conjugal ? 

Nous-mêmes offrions l'image du sincère dévouement parental,  les yeux rivés sur le portable de l'Homme- Mari, guettant le moindre signe émanant de notre passager maritime que nous imaginions   perdu au sein des flots.

 Un cri nous échappa en semant la curiosité des ultimes voyageuses, ces Français cherchaient- ils un hôtel  où dormir en pleine nuit ?  

Que non pas, s'ils bravaient l'horreur de cette route obscure que giflaient les rafales irascibles, c'était dans le seul et louable dessein d'attendre leur grand fils sur le quai !  Ah ? Par ce temps, descendre au port pour un grand garçon capable de se brouiller tout seul, vraiment, ces Français ! Quels  sentimentaux!

Comme si quelqu'un de sensé arrivait par le dernier bateau une nuit de tempête ! 

 Or, c'était bien le cas,  Fils Dernier venait de laisser un message impavide  sur notre portable : il venait de monter de justesse à bord du dernier bateau, et ce ferry fringant le bateau, chargé d'une poignée d'audacieux  piquait droit sur les falaises de Capri. En dépit de l'épaisse nuit privée d'étoiles, des vagues furieuses, de la brume suffocante, et du mal de mer gagnant ses compagnons de traversée,  Fils Dernier gardait l'espoir d'un bon repas dans le meilleur restaurant du Port.

 Cette injonction pressante nous saisit d'épouvante,  le port si désordonné, si joyeux, s'était métamorphosé en un lieu solitaire, obscur, humide, terriblement dénué de chaleur humaine et de douceur de vivre capriote.

"Si, miracle, regarde, au bout du quai, une lumière, entrons, et prenons ce que l'on voudra nous proposer, mon Dieu! des Sushis ! Pourquoi l'unique endroit ouvert en ce soir de tempête nous inflige-t-il des plats japonais ?"

Mais qu'importait le plat pourvu que nous éprouvions le réconfort d'une douce température entre des murs épais nous préservant de l'âpre vent et de la profonde mélancolie de ce port livré à sa maussade et  sombre solitude. 

Nous faisons ainsi une apparition fracassante dans la salle décorée de coquillages, les jeunes filles  repliées derrière le comptoir haussent de surprise leurs beaux sourcils noirs  lancés d'un trait magistral sur leur front de Patriciennes Romaines,  un cri s'élève depuis une table couverte d'un panier de fruits de mer. Ciel ! notre vue de parents pitoyables et tremblant de froid inspire- t- elle à ce point l'effroi d'honnêtes convives cosmopolites ? Or, le cri se précise, et forme mon prénom, c'est bien mon humble personne qu'une voix à l'accent un peu rauque clame devant la maigre assistance sidérée !

"Oui, c'est moi... Mon Dieu ! Stefanie ! "

L'Homme- Mari en suffoque presque d'étonnement, je balbutie quelques mots en mélangeant l'italien, l'anglais le français et l'allemand, et nous finissons notre entrée triomphale en nous effondrant sur la banquette, en face des prodigieux crabes que trois sirènes  contemplent avec plus d'admiration que de convoitise.

Stefanie, Capriote de coeur, Allemande de naissance, citoyenne du monde charmante et frémissante de vie au quotidien, surgit toujours à l'improviste. C'est un personnage plus qu'une personne; une vraie rescapée du grand Tour, et chacun de Capri à Anacapri, de Marina Grande à Marina Piccola, du Faro au monte-Solaro, s'accorde à proclamer qu'elle commande à la pluie  de cesser, et au beau temps  de scintiller, surtout au sein de  héritiers de nom et de coeur de l'ancienne société cosmopolite de l'île. 

 Ainsi, grâce à son énergie indéfectible, renaît sans cesse le vieux mythe des exilés de Capri..

 Cette étrange cohorte réunissait sur les belvédères insoutenables et les jardins de palmiers et de roses,  peintres accablés de chaleur, écrivains forcenés, révolutionnaires léthargiques, poètes désespérés, oisifs débordés, dépressifs superbes,  Russes, Allemands, Anglais, Suisses, parfois Français à l'instar du  follement beau et atrocement malade , comte de Fersen. 

De l'aube du romantisme aux rugissements de la première guerre mondiale, ce petit monde, acharné à s'inventer un  destin ou un refuge, hors du commun, édifiait ses Villas à l'antique en creusant les falaises, et s'invitait à goûter afin de se pâmer du haut de terrasses audacieuses, interdites aux mortels frileux, devant le Vésuve menaçant ou glorieux, les Faraglioni pompeux ou le golfe de Salerne, proche et lointain, si tentant et si impassible.  

Stefanie est peut-être une descendante des Sirènes. On le murmure sur  les bancs perchés au-dessus des gouffres hautains et terribles, des vallons touffus, des fauves falaises à pic d'où montent tant de voix immatérielles quand le soleil pourpre plonge au sein de la mer laiteuse. 

 Les voyageurs d'Allemagne, ses ancêtres, n'en furent- ils  les fervents adorateurs ? Ne charme- t-elle son prochain de son regard vert- bleu et de sa voix mêlant toutes les langues de la terre ? J'espérais la retrouver sur les sentiers aux pierres glissantes, ou les terrasses mondaines du divin rocher,  elle a lu dans mes pensées et, la rumeur publique lui a déjà appris la raison de notre présence devant sa corbeille de crevettes, crabes et coquillages.

"Ma fille!" présente-t-elle avec une  bien naturelle fierté. La jeune fille, fine et fuselée, chevelure sombre et visage aux traits ciselés à l'extrême, me lance un regard où tremble l'indécise nuance de la mer au matin sur les rocs brillants, une fille des Sirènes sans nulle hésitation!

 Par son père, n'appartient- elle à une ce ces lignées ininterrompues depuis trente siècles sur cet inexpugnable nid de pirates Grecs, de Patriciens romains,  de  pêcheurs capriotes avisés qui n'hésitèrent pas voici deux siècles à  attraper les vagues de la Grotte Bleue par l'écume afin d'attirer les voyageurs fortunés dans leurs filets ? L'Homme- Mari tombe immédiatement sous le charme, ce qui prouve que mon intuition a des chances d'être une vérité !

 "Et, voilà notre amie venue d'Australie qui découvre le mauvais temps à Capri ! Elle va découvrir aussi  votre fils,  celui qui connaît l'île, pas l'autre qui est le portrait du cavaliere français qui servit Napoléon, puis  habita cette maison en ruines qui va être vendue aux Enchères bientôt et fera fuir les gens doués de bon sens. un jardin d'herbes folles, et une villa décatie, une allée qui ne sert à rien, et pas de place pour une voiture ! Pas d'autorisation pour une piscine !  Aucune vue sur la mer, sauf si vous grimpez sur le toit dont la majolique se brise... Son prix baissera fatalement, pour la même somme, vous avez le choix, et même sur les pentes de Marina Piccola.

J'y pense, le ferry est en retard, non, ne vous levez- pas !  Votre fils, ne risque rien, ces bateaux sont équipés pour la grosse mer, toutefois, était-ce-ce prudent de l'inciter à embarquer quand le golfe s'enfle de tourbillons ? Tranquillisez- vous mes amis ! commandez plutôt un rizzotto, c'est la spécialité de Maria, elle est merveilleuse, tout le monde est merveilleux dans ce restaurant, et le plus merveilleux , c'est qu'il soit ouvert ce soir , juste pour nous ! Vous avez vu cet après-midi ? Je n'y croyais pas, tous les bars de la Piazzetta fermés! "

" Sauf un ..." 

"Bien sûr, celui de mon cher ami, si aimable, si dévoué à sa clientèle, et il vous a trouvé si sympathiques,  vraiment originaux, il faut que vous reveniez !"

Stefanie reprend à peine son souffle, je rassemble mon vocabulaire italien, fantaisiste, allemand, fort maigre, et anglais rachitique et tente de la suivre en jonglant avec idées, confidences, souvenirs, histoires de famille, potins de Capri, et de Naples, Simonetta, notre amie commune, la créatrice de bijoux à la mode de Pompéi, a changé de coiffure mais pas d'amoureux. nous poussons un soupir ! et Stefanie de reprendre la conversation à une allure absolument napolitaine. La voilà maintenant  déterminée à nous annonce une nouvelle destinée à calmer notre angoisse muette à l'égard de ce dernier bateau affrontant l'ire du golfe; Or comment cesser d'imaginer  Fils Dernier à la merci des flots enragés ?

  Mais Stefanie, Sirène confiante  en la bonté de son grand-père Poséidon, insiste, nous devons l'écouter, son grand ami, le propriétaire de la villa la plus secrète de la via Tiberio, l'heureux gentilhomme qui s'enorgueillit d'une allée veillée par un cortège de colonnes façonnées selon le voeu de Tibère, acceptera par amitié de nous laisser déambuler dans son parc épais comme une forêt vierge. c'est un privilège inouï, une faveur insigne !

Non il ne vous connait pas, mais il a tellement entendu dire des choses amusantes sur vous et votre manie de recevoir un appel au secours de chaque maison en ruines de Capri, une dans l'endroit le plus reculé, l'autre dans le plus fréquenté, une rose, une blanche, une au bord d'un gouffre, elle n'existe plus d'ailleurs, le Palace d'Anacapri l'a achetée, et pourquoi pas un rocher livré au soleil, celui qui vous a tant fasciné au large des Galli  durant votre croisière à Amalfi la pluvieuse ?Oui, j'ai écouté des échosde vos confidences, amenés de ci-de là, tout se sait à Capri !

Ah, vous les aimez sans oser le dire, ces  îles Galli, inaccessibles, hantées par les pirates, envahies de mouettes irascibles ! Ne rêvez plus, leurs habitants ne céderont jamais un caillou de leur  farouche archipel.

 Laissez- les mourir d'ennui sur leurs rochers arrogants, et oubliez, je vous en prie, ce mythe ridicule d'Ulysse attaché à son mat par ses compagnons aux oreilles bouchés de cire sur les rivages sinistres de ces pauvres petits récifs flottants.

 Jamais le héros de Troie, l'Homme aux mille ruses n'aurait eu la sottise de se laisser séduire par les voix enjôleuses de ces fausses Sirènes aux ailes déployées, aux becs avides de le dévorer, des volatiles plus que des oiseaux de mer ! Rien à voir avec nos Sirènes gracieuses, ondoyantes, et blanches comme l'écume, les filles des grottes aux teintes prodigieuses, les protectrices de l'invisible , celles qui jaillissent des Faraglioni les soirs pareils à celui-ci ... Les Sirènes  d'Homère habitent encore chez nous ! Vous n'en doutiez tout de même pas, mes amis ?" 

"Bonsoir !" Fils Dernier, sac au dos, mine impavide,  pull encore imprégné des senteurs marines, s'assoit sans façon et prie la plus ravissante de l'équipe de lui apporter n'importe quelle nourriture capable de lui faire reprendre goût à la terre ferme.

J'ai très envie de remercier les Sirènes de leur clémence, mais je me contente de crier de joie.

Cette fois, l'atmosphère un tantinet hantée, tourne à la fête improvisée, les verres se remplissent de vin blanc de Campanie, la patronne du restaurant nous régale d'un gâteau au citron, le meilleur de Capri, et toute la salle supplie Fils Dernier de raconter sa nouvelle Odyssée.

Le retour tient de l'acrobatie, notre groupe amical et pompette cherche en vain un taxi, mais, ô miracle, après le dernier bateau, le dernier bus illumine les ténèbres glacées, le chauffeur est un ami de Stefanie, et surtout un homme d'expérience que les manies des voyageurs ivres et joyeux n'étonnent guère. Bon prince, il nous appelle le dernier taxi acceptant de grimper vers Anacapri. Délivrés de la terreur d'avoir à remonter à pied la route la plus obscure, la plus dangereuse, la plus hantée de l'univers, nous remercions les Sirènes, les mânes d'Auguste, qui inventa l'art du farniente sur nos hauteurs sauvages,  celles de son neveu Tibère dont l'austère solitude capriote fut si  injustement malmenée par la postérité, et la Providence. qui montre parfois le bout de son nez aux âmes en détresse ! 

Stefanie, sa fille, son amie s'évanouissent dans les venelles blanches du bourg. Malgré les promesses et les embrassades, je sais que seul un caprice capriote nous réunira à nouveau ! Mais, pourquoi cette image de marches de pierre s'écroulant au bord d'un précipice ? Cette vision a surgi dès les jeunes femmes englouties par la brume soyeuse...

Le portail grince, les citronniers sont deux divinités d'or et la loggia arrache un compliment à Fils Dernier sensible à cette grandeur décadente.

" Je vous donne rendez-vous demain dehors pour le petit-déjeuner,  il fera moins froid que dedans ! c'est incroyable,  vous avez vraiment l'art de louer des maisons glacées ! Cela ne nous change pas de chez nous  ..." dit-t- il ensuite, désabusé, en inspectant les pièces parcourues d'un air salubre ...

Puis, il ajoute gentiment; " Cela vous irait-il d'aller demain à la recherche de cet escalier de Tibère que vous cherchez depuis si longtemps ?

 Du côté de la Villa de ce poète à moitié fou, le mangeur d'opium ? Au moins, cela nous réchaufferait !"

 En parents soumis, nous approuvons cette injonction cachant un ordre courtois.

Je n'en suis pas mécontente, contrairement à l'Homme- Mari qui aurait largement préféré s'adonner à une sieste. sous les citronniers. Pourquoi  cet escalier mythique s'empare- t- il de nos pensées, serait-ce un tour de Capri ? On m'a vanté cette descente folle qui amenait jadis Tibère vers sa plage de rochers favorite, certains de nos amis prétendent y avoir organisé des cortèges à la mode antique, flambeaux en main, dois-je ajouter foi à ces amusantes vantardises ?

 Et si le redoutable  escalier avait  définitivement chu dans la mer lors des  dernières tempêtes ...

"La Villa Lysis en tout cas mérite la longue promenade sous le soleil  qui nous donnera l'impression de nous métamorphoser en voyageurs intrépides et endurants de l'autre siècle ! 

Pourvu que les mânes du poète disparu, ce Jacques Fersen qui sut mourir de son propre ennui mortel, se soient enfin calmées, cette maison respirait une mélancolie si puissante voici quatre ans qu'elle en gâtait le paysage le plus extravagant de l'île..."

A bientôt, 

Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix



Port de Capri dans le lointain un peu avant  la tombée de la nuit

                                                        Avril 2025, crédit photo Vincent de La Panouse  




lundi 28 avril 2025

Avant-saison à Capri: tempête, fraîcheur et Villas excentriques: "La maison ensorcelée" Partie II chap 27



     L'autre côté de Capri : Montagne impériale et Villas excentriques

A la recherche du romantisme éternel sur les sentiers parfumés

"Je ne comprends rien à cette histoire, dit Salvo, une vente aux enchères ne vous empêche pas de l'acheter cette ruine qui vous plaît tant ? Au contraire, maintenant, la chance vous rattrape, saisissez- là au lieu de vous lamenter!"

Nous venions de remonter la Migliera du bas, la partie la moins sauvage de cette lente déambulation passant à la manière d'un chemin de ronde au- dessus des jardins d'Anacapri, et d'atteindre enfin la via Capodimonte où notre ami Salvo gouverne son monde, à quelques pas de l'antique Pont-Levis levé jadis sur la Scala Fenicia; cet escalier monumental chutant vertigineusement vers le bourg de Capri, (village futile et mondain, haï, il n'y a pas si longtemps encore, par les Anacapriotes respectables et laborieux).
Salvo avait bien d'autres soucis que les états- d'âme  égoïstes de ses amis Français, une maladie grave frappait la mère de son premier petit-fils, et nous compatissions à ces tourments injustes de tout notre coeur. Heureusement,  Giulia, sa fille bien-aimée tenait ferme le gouvernail, et montrait l'avenir avec un optimisme qui pour l'instant n'avait, hélas, aucune prise sur son digne père.
Flavia veillait sur l'orgueil de la famille éprouvée, un solide bambin qui déjà empruntait ses traits à son grand-père, mais Flavia observait scrupuleusement sa mission fort loin de Capri, dans une ville célèbre que Salvo détestait.
  "Ces gens du Nord ! Aucune courtoisie! Flavia a bien de la patience ... Bon, vous êtes gentils de tenter de nous réconforter, l'opération, si le chirurgien accepte de cesser sa grève, eh oui, votre manie française nous contamine l'opération donc, si elle réussit, (oui, elle réussira, moi aussi je le crois, vous avez raison), sauvera la  jeune mère, et la famille retrouvera la paix, prions et espérons. Pensons à vous, votre vie n'est pas en péril, et votre fils dernier arrive ! Nous serons contents de le revoir, cela me distraira, il raconte encore plus de choses amusantes que vous, cara amica, allons, tant pis si la maison abandonnée vous glisse entre les doigts! 
 Que dites-vous ? Ah! celle-là  aussi vous ne l'avez jamais oubliée ?  La maison  avec vue sur mon jardin ! Vraiment ?  Un nouvel amour chasse vite l'ancien pour les Français ! Vous vous entêtez à adorer les maisons les plus anciennes et les plus ravagées d'Anacapri ! Je vous comprends, la maison rose que vous me désignez à chaque fois que nous bavardons du haut de ma terrasse, vaut largement celle qui vous échappera, ou non, aux enchères. Quel délicieux petit palais d'autant plus qu'il est entièrement délabré, un horrible,  vraiment, voilà tout ce dont vous raffolez: un épouvantable champ de bataille, à croire que les soldats de votre ancêtre qui délivra Capri en 1808 aient campé sur les tapis...
 Pardonnez -moi de plaisanter, cela m'aide à ne plus penser aux soucis: allons,  votre merveilleux Zio, l'antenato de votre belle légende de famille, était certainement un bon gentilhomme, comment en douter quand on voit sa descendante ?
 Maintenant, assez bavardé, vous devez agir, prendre cette nouvelle idée de maison en main. Ecoutez- moi bien tous les deux: je connais l'homme qui vous éclairera, c'est un ami d'enfance, il dirige un café sur la Piazzetta, enfin, je ne vous envoie pas dans un lieu de perdition !
 Oui, vous détestez la Piazzetta, ce théâtre du snobisme international, mais mon ami en profite pour faire vivre sa famille, et comme c'est un garçon courageux, il est ouvert avant les autres en ce moment. Lui vous expliquera ce que j'ignore, qui doit hériter de cette maison si délabrée, ou qui désire la vendre ...
 Une famille qui se dispute... Une histoire classique... Méfiez-vous, même en jurant que vous venez de ma part, si ce vieux palais rose est à vendre, vous aurez droit au prix des étrangers. Prudence, mes amis, changez- vous les idées, et revenez vite nous voir.  Prions tous pour que de bonnes nouvelles arrivent vite..."
Après des accolades  ferventes, et une pluie de voeux aussi sincères qu'affectueux comment ne pas se sentir émus jusqu'au fond du coeur en évoquant la santé de la jeune mère ?) nous nous faufilons derrière un portail afin de considérer ce fameux vieux palais vétuste.
 Sa façade effritée sous ses volutes gracieuses, nous consolera- t-elle un jour de la perte de la maison décatie peuplant nos espoirs capriotes et mes rêves d'enfant depuis notre premier séjour sur l'île ? quelle mauvaise humeur chronique nous pousse- t- elle d'ailleurs à baisser pavillon ? 
Salvo ne se trompe pas, la vente aux enchères peut se retourner en notre faveur, imaginons ainsi que nul ne daigne acheter notre bien-aimé taudis romantique au prix sans doute ahurissant qui sera proposé  ?
D'ici encore quelques années, peut-être le destin nous remettra-t-il en face ... Qu'importe ! La quête d'une  autre maison brandissant son romantisme délabré  sous le ciel follement bleu et irrésistiblement lumineux de l'île, nous consolera  avant le retour en France et aux lassantes réalités.  J'ai honte de mon défaitisme puéril, toutefois, je n'ose m'avouer ce qui me torture :   cette certitude odieuse d'être rejetée par les êtres immatériels qui ont eu l'outrecuidance de me guider vers ce domaine pour mieux m'en claquer la porte au nez. 
Mon habituel fantôme coiffé de son bizarre couvre-chef n'a point eu l'audace de se me surprendre;  ou  me préparerait- il un tour de sa façon ? 
Notre lien, tissé de la confusion des souvenirs d'une époque anéantie par la griffe du temps, existe-t-il encore ? Pourquoi périrait- il en ce monde clos de Capri où le passé n'a aucune intention de périr ?  Dans quel gouffre sombrera notre attirance embellie de la certitude de son incertitude ? Cet ancien  jeu de l'amour et de l'amertume se dénouerait- il cette fois pour l'éternité ? 
Nul malicieux hasard ne me mènerait- il plus jamais vers un jardin, un parc, un bosquet, un belvédère du vertige où nos silhouettes se découpèrent sur le miroir prodigieux des  falaises d'or vert ?
Ces sombres pensées s'entrechoquèrent dans les chaos du mini-bus roulant sans crainte d'érafler son prochain  vers le bourg d'en- bas, ce village de Capri honni des Anacapriotes, et adulé par le tourisme curieux de ses boutiques somptueuses, pourtant démunies de l'incomparable beauté de sa vues sur le golfe, le port,  les montagnes fauves et hautaines, et les parcs touffus autour de leurs pergolas, cernant les Villas élevées jadis par la colonie d'excentriques qui décidèrent de jeter l'ancre de leur vie sur  le divin rocher.
A notre vif  étonnement, le doux silence qui étendait son emprise sur Anacapri  étouffait en cet après-midi de fraîcheur l'habituel tapage montant des venelles. 
Un flot de lueurs roses dansait depuis les pointes, les Punte incisives, épées de roches arrogantes levées vers les nuages fragiles, mais la brume fuyait le golfe , le Vésuve planait dans une symphonie  bleue, et la terrasse accueillant de sa tranquille majesté la masse des voyageurs sortant de "l'épuisette" du Funiculaire  resplendissait, vide et sereine, délivrée de son encombrante multitude hurlante. 
L'incomparable beauté du paysage taillé dans le roc fauve, la mer de cristal et les bosquets vert- émeraude ne s'offrait qu'à nos yeux , une gratitude infinie nous ranima corps et âme, Capri voulait bien de nous ...
"Ayons confiance, dis- je à l'homme- Mari qui semblait proche du vertige.
" Tu as raison, c'est prodigieux, presque trop ! On se croirait en décembre ! C'est un peu bouleversant, même si pour une fois nous marchons sans recevoir des coups de sacs à dos  et de parapluie ! " 
"Mon Dieu, dis- je en écho, les bars de la Piazzetta sont fermés ! Une guerre serait-elle déclarée contre l'Italie ?"
"Rassure- toi, à ta gauche, en face de l'église, je vois  un cameriere qui met en place des tables,  peut-être connait- il l'ami de Salvo."
Le sémillant jeune homme ne se fait pas prier, un appel, un remuement de chaises, et voici le rire sarcastique du complice d'enfance de notre Salvo, invariable sauveur des êtres enclins à un  vain espoir.
J'essaie de raconter le plus naturellement du monde que nous désirons non moins naturellement acheter au prix le moins exagéré un palais vieux rose naturellement délabré envers lequel nous éprouvons un attachement fervent et absolument naturel. En homme habitué à écouter les bavardages d'une kyrielle de voyageurs  pittoresques et de pittoresques snobs,  gaiement  serrés comme des sardines en boîte sur sa terrasse minuscule, le gentil Signore, monarque  incontesté de la Piazzetta,  n'hésite pas un instant à dévoiler ses intentions; la maison exquise il ne la vendra jamais, elle n'est pas encore tout à fait la sienne,  juste un arrangement familial à inventer, une peccadille ! 
Ce qui compte, c'est que le destin lui a réservé depuis toujours le privilège d'en devenir le seigneur... 
Avec un brio agaçant, le roi sans couronne de la placette la plus étroite et la plus excentrique de ce fol univers, loue notre bon goût, et se gausse de nos élans impulsifs, tout en nous accablant d'hommages, et de  radieux souvenirs  à l'intention de Salvo ...
Nous voilà finalement chassés de la Piazzetta à l'instar d'Adam et d'Eve du jardin du Paradis!
 Heureusement, le portable bon prince nous annonce que Fils Dernier déferlant vers Naples à bord du train rapide de Milan, nous consolera de sa présence aimante le soir-même, à condition que son train ne lui impose aucun fâcheux retard. 
De la gare de Naples, dix minutes suffisent en principe pour bondir sur le pont de "l'ultima nave" ou dernier Ferry!  Mes craintes se renforcent en scrutant le ciel pur et clément qui a la coquetterie de se parer d'immatérielles mousselines brumeuses, un grain serait-il à redouter en fin de journée ? 
La météo capriote mérite la palme du caprice, Fils Dernier serait-il frappé d'une malédiction? Ses traversées du golfe  l'obligeraient presque à revivre les errements tumultueux d'Ulysse cramponné à son radeau de fortune... 
Mon imagination m'enlève trop loin, le brave Ferry surmonte les coups de vent avec une indéfectible maestria, et les trains Italiens n'accusent certainement pas les retards des Français.  
Rien n'est plus traître qu'une venelle conçue  jadis afin d'égarer les pirates amateurs des belles filles de Capri, nous tournons, retournons, revenons en arrière pour revenir au point de départ et finissons par nous échapper de ce dédale humide où des échoppes voisinent avec d'affriolantes boutiques frappées du sceau du luxe cosmopolite. Nous remontons à une allure puérile, respirant l'air vif et courant presque de soulagement, vers la via Matermania. 
Du côté des jardins de la Chartreuse aux arcades légendaires, l'extravagant  portail de la villa Hélios évoque une histoire de famille, aussi fantasque que touchante.  
Ces hauts murs à la mode romaine gardent l'ancienne propriété d'une arrière- arrière-grand-tante, comtesse ou baronne de Salis comme la postérité le préférera, (l'île adorant décerner des titres par affection ou élégance à l'italienne) qui fit don de son domaine miniature à la paroisse de Capri.
 Ce geste de bonté incarne un sublime oubli de soi, assez rare au sein de la société égocentrique et farfelue des résidents venus d'horizons lointains, Russes, Anglais, Américains, Allemands, bâtissant à tour de bras,  ordonnant et inventant un Capri incarnant leur paradis personnel qui se dérobait dans un éclat de soleil et une cascade de brumes bleues.
Sauf pour Axel Munthe, bienfaiteur invariable devant l'éternel, amant invétéré de Capri depuis ses 25 ans. Toutefois, bien avant son inaltérable bonne volonté, une poignée de personnages altruistes, venus par hasard et refusant ensuite  de prendre le bateau  du retour, pour dix ans, vingt ans ou le reste de leur vie, eurent l'étrange idée de croire que les gens de l'île valaient autant que la vue sur le Vésuve. 
 Barbara de Salis mit un matin de soleil et de vent sa haute silhouette à l'ombre d'un bosquet de Pins dont les ramures se balançaient vers une vallée de citronniers et de vignes au flanc d'une vallée coulant vers la mer laiteuse.
 L'austère  célibataire anglo-suisse habituée à un destin de fervent ennui et de dignité rigoureuse, se vit soudain à l'instar d'une divinité de bonté, acclamée pour son insignifiant don de friandises par une humble et vibrante troupe d'enfants misérables, qui la présentèrent à un aréopage de jeunes filles sages brillant de tout l'éclat de leur beauté soignée en dépit de leurs pauvres robes.
Sa dame de compagnie tenta de l'inciter à fuir, ce fut elle que Barbara chassa du bout de son ombrelle, et la main dans la main du plus chétif bambin, elle entra chez un fermier  qui abandonna sa pioche, baisa le bas de sa robe, et  s'ingénia à la traiter en déesse surgie de l'Olympe. 
Le terrible envoûtement capriote la saisit, elle acheta le jardin, la ferme, le verger, les vignes et les chèvres de son hôte, envoya paître son ancienne existence et réclama un architecte capable de lui bâtir une villa à l'antique dotée du confort de la Belle- Epoque.
Mais, ce ne furent pas des heureux du monde qui goutèrent au luxe prodigieux de ses salles de bain, et de sa cuisine scintillante de  carreaux de majolique et de casseroles lustrées. Barbara invita d'abord les enfants affamés à goûter, les jeunes filles  à apprendre l'art culinaire et la façon de tenir une grande maison, les mères épuisées à se reposer sur les fauteuils anglais, les pères ,offrant leurs bras, à planter un merveilleux jardin exotique.
Cette grande dame privée  par un sort injuste des joies et tourments de l'amour découvrit la Foi catholique,  et se voua sans contrainte ni regrets aux "malheureux et aux malades", ouvrant les portes de sa majestueuse Villa à la paroisse de Capri. 
Cette vie de roman vécue s'enracine dans l'histoire de l'île et se transforme en se perpétuant: la Villa engloutie dans les prestiges parfumés de son parc aux essences précieuses, continue sa vocation sous la forme d'une  exceptionnelle maison de repos...
Nous n'y sommes absolument pour rien, mais une fierté absurde nous fait relever la tête !
comme nous aurions aimé connaître cette femme impossible et attachante, dont l'âme soupire encore sous les Palmiers élancés, les les Cyprès de velours sombre, les Pins aux mouvants parasols, de son domaine enchanté.
"Mais quel dommage !" soupire l'Homme- Mari, si nous avions seulement cent vingt ans de moins , nous aurions pu lui donner des conseils d'embellissement pour son parc, et un peu d'affection dont elle paraît avoir tant manquée, et en récompense, elle nous aurait proposé son hospitalité, j'en suis bouleversé, nous venons trop tard sur l'île.."
Ce défaitisme un tantinet décadent m'inquiète, il est urgent d'échapper à cette nostalgie inutile !
"Il n'est jamais trop tard ! Le ciel garde son calme , profitons- en, voici le raidillon menant à la via Tiberio, gravissons -le et poursuivons l'esprit vide notre balade de l'autre côté de l'île, via Moneta longeons l'allée des colonnes, épions le parc secret par-dessus son mur, et cheminons comme tout Capriote qui se respecte, avec une courtoise discrétion et une amabilité jamais prise en défaut. Si nous entrions dans la chapelle di San Michele? notre prière volerait vers nos amis éprouvés... "
 Au sommet d'une butte fleurie, la chapelle San Michele s'arrondit à l'instar d'un gros coquillage résonnant des sortilèges marins. 
Une Madone pensive, malgré ses splendides atours, berce son enfant, surnaturelle, la paix de son visage accompagne le pèlerin en mal d'espérance et d'amour...
Sur notre sentier, pavé de pierres blanches, dévoré d'herbes sauvages,  dominant de loin la mer  soulevée de vagues à la nerveuse ardeur,  on se croise, se salue, nous lançons nos politesses en italien, et on nous répond en français. 
" Et si nous nous étions trompés ? Peut-être appartenons- nous à ce côté de l'île, plus romain, plus raffiné, qu'en penses-tu ?"
L'Homme-Mari noie cet élan romantique en me récitant les prix de l'immobilier de ce côté romain; l'Antiquité coûte décidément très cher ! La villa du comte Fersen, de mélancolique mémoire, aurait été parfaite à l'état de ruine avancée, il y a environ vingt ans, mais la ville de s'en est doutée et l'a dûment restaurée afin de l'ouvrir aux amateurs d'excentricités exquises...
Que nous reste-t-il à espérer ? Le songe d'un soir d'avril entre les pelouses vertes et les fleurs à clochettes jaunes dévalant les pentes abruptes...
Toute l'île n'est-elle notre maison rêvée ?
Une longue allée nous fige devant ses glycines enchevêtrées, liées, enlacées, formant une voûte vers une fontaine à bouche béante, masque divin, Bacchus de marbre volé aux Dieux...
Le vert paysage de vergers aux citrons luisants s'étend jusqu'à la montagne d'où Tibère scrutait les étoiles, rythmé de colonnes tendues sur la mer laiteuse, une mer qui vole au ciel son or rose, c'est l'heure de la Passegiatta, du retour à la maison, ici nulle voiture n'a le droit, ni la place, de troubler la quiétude quasi antique. Seuls de petits véhicules circulent, plus remplis que des Arches de Noé miniatures,  nous nous collons contre les murets, les portes robustes, et recevons des louanges, même les caniches embarqués dans les remorques trépidantes nous gratifient de salutations rauques !
Derrière nous trottinent les passants traînant leurs charriots à provisions,  une voix nous appelle devant un étalage de fromages et d'oranges, mais nous refusons ce nouveau chant des sirènes et filons vers le bourg de Capri; un taxi vite, foin des économies, le temps de grimper à notre nid de mouettes d'Anacapri, de nous munir de manteaux, l'air pique ce soir, et  de courir après l'unique bus daignant descendre au port désert. 
L'angoisse m'empêche de respirer, nous n'avons aucune nouvelle de Fils Dernier, sera-t-il au rendez-vous sur le quai ?
 Le Monte-Solaro disparaît sous une armée d'impitoyables nuées grisâtres, signe que la tempête rassemble ses forces, le dernier bateau franchira- t-il le golfe ce soir ?
"Allons, un peu de courage, pense que demain nous avons prévu de visiter le parc de ce poète décadent, ce malheureux Fersen qui ne trouva jamais le bonheur dans sa villa Lysis, quel individu bizarre, souffrir d'ennui dans le plus bel endroit du monde !"
Sur ces paroles réconfortantes de l'Homme- Mari, nous remercions avec effusion le chauffeur du dernier bus qui accepte de nous mener là où aucun voyageur n'aurait ce soir l'idée d'aller: au port balayé d'âpres vents et privé du moindre abri  afin de quérir un fils qui risque fort de ne jamais arriver...

A bientôt !

 Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse


                                                                            
                                                        Allée d'avril à Capri, du côte de la Villa Jovis et de  la Villa Lysis 
Crédits photos  réservés Vincent de La Panouse