Trilogie de Capri "La maison ensorcelée"
Partie III chapitre 4
A l'ombre des anciens dieux ou musique fiévreuse à la Villa Rosa
Une étrange fatalité semblait exiger que nous escaladions les belles "traverse" d'Anacapri presque insensibles à l' immatérielle sérénité de ces promenades entre Pins parasols, Citronniers et Cyprès sculptés sur le ciel d'un bleu n'appartenant guère à ce monde.
Hélas, en ce soir arrivant, nous galopions au pas conseillé par Jack London afin de semer un ours furibond désireux de vous croquer pour son goûter. L'Homme- Mari vouait déjà cet ultime concert et la villa Rosa à tous les diablotins de Capri quand enfin se présenta la confuse et désordonnée Piazza della Vittoria, éternellement constellée de groupes en mouvements, guidés par l'éternel Berger élevant son drapeau afin de rassurer ses brebis égarés.
Je suis contrite et essoufflée, si nos montres ne mentent pas, nous sommes déjà coupables d'un retard de dix minutes au rendez-vous dûment précisé à la belle Flavia. Qu'est-elle en train de songer ? Certainement, dit-elle à Salvo :"Je le savais, les Français sont incapables de tenir parole ! Ils m'ont oubliée ! Les voilà bien nos fameux amis, quelle idée de m'inviter à les suivre à un concert où ils ne se donneront même pas la peine de se présenter !"
Pourvu que notre ami indéfectible, notre sauveur Salvo proteste jusqu'à notre arrivée, encore une course haletante, les yeux brouillés, nous frôlons touristes et amoureux le nez collés aux vitrines des affriolantes boutiques de la via Capodimonte, et à force de lutter contre cette foule paresseuse, nous nous jetons pratiquement sur le seuil de nos amis. Il était temps ! Flavia, de rose parée de la tête aux pieds, pousse un soupir heureux, et Salvo a un sourire aussi large que la distance nous séparant des envolées de fleurs exotiques enguirlandant la Villa Rosa.
"Dix minutes de retard, pardon!" dis- je d'une voix mourante, mais personne n'en a cure !
Je suis pardonnée, absoute et lancée à nouveau au triple galop, traînant l'Homme- Mari qui ne rêve que d'un banc n'importe où, la musique, fût- elle de Chopin, il s'en moque, du moins pour le moment ..
"A ton avis, trouverons- nous un simple bar dans cette Villa somptueuse ? A-t-on pitié des malheureux invités assoiffés avant ces concerts de génies capriotes ?"
Flavia ralentit l'allure, nous apaise d'un geste et lève la main vers une façade rose pâle sur laquelle s'arrondit une verte frise à l'antique:
"Nous y sommes ! respirez ! Le bar est à gauche de l'escalier, et la salle de concert ouvre sur la terrasse, comme je me sens émue ! Je revois Salvo, un vrai garnement, et si fier d'habiter en face, nous faisant des grimaces, à nous les petites filles d'en bas, de la petite ville de Capri, si chic, mais si lointaine pour les les impertinents écoliers d'Anacapri ... A l'époque la rivalité féroce entre nos deux villages battait encore son plein, et on se battait au propre, pas seulement au figuré !
Mais Salvo a changé de ton dès qu'il m'a vue.. Il s'est rapproché, il a tout tenté afin de me donner une meilleure opinion des gens d'en haut, des Montagnards qui se méfiaient de nous, les gens de la mer, et du commerce bien sûr ... Voyez-vous, je suis toujours cette petite fille admirative devant ce garçon qui était tellement vivant, tellement drôle, tellement gentil et altruiste et vraiment capable de toutes les aventures. Il ignorait la peur et surtout celle d'être grondé pour une bêtise!
Sa grand-mère venait l'attendre et parfois au bras du grand homme d'Anacapri, le propriétaire de la villa San Michele, le docteur Axel Munthe dont vous pensez avoir croisé le fantôme dans son jardin avec nous tous, voici quelques années, un bien beau souvenir là- aussi ...
En tout cas, Salvo éclatait de fierté ! mais, il restait coquin, j'avais la faiblesse de lui laisser jeter un coup d'oeil sur mes devoirs, et le maître se méfiait : "Cette copie de la demoiselle de Capri est identique à celle du jeune homme d'Anacapri, que dois-je comprendre ?
Et toute la classe se tordait de rire ! "
Au grand désespoir de l'Homme- Mari, le charmant petit bar est clôt à cette heure vespérale vouée aux beaux concerts tirés sur le volet...Par les fenêtres voltigent sur les volutes des bougainvillées les airs fougueux annonçant le début du concert, un bruit de voix, un grincement de chaises, une dame aimable saute au cou de Flavia, la félicite d'avoir traversé la rue en l'honneur des lauréats de ce concours de piano cette fois et volubile, enjouée, froufroutante et vibrante comme un colibri, nous installe sur les chaises les plus inconfortables de ce fol univers.
Flavia soupire encore, mais d'ardente nostalgie, et l'Homme- Mari d'ardente tristesse, son siège est trop dur et sa soif le torture...
Je lutte de mon côté afin de ne pas joindre mes soupirs aux leurs, j'éprouve une soif inextinguible, une nostalgie affolante, et personne ne doit s'en douter.
En ce beau quartier bordé de Cyprès en majesté, de jardins ombreux, de portails aux volutes exquises, se respire encore les délicates effluves des voyageuses qui dans le digne sillage du peintre Kopisch osèrent naviguer sur les eaux féériques de la Grotte d'Azur. En fermant les yeux, je les revois monter ainsi que de froides étoiles sur les sentiers, les traverses, les belvédères frondeurs défiant le péril insensé des gouffres aux pentes boisées.
L'éclat de ces jours si lumineux scintille encore, à l'instar des amours d'autrefois dont la roche de Capri fait miroiter l'ardent souvenir. Une dure, une violente mélancolie me fustige comme une vague froide.
J'ai beau plaisanter, rire, m'attendrir à l'unisson de Flavia devant deux ravissantes petites filles fières de leurs prix et encore davantage d'arborer de tournoyantes robes blanches et roses, j'ai beau feindre l'admiration la plus ébahie en écoutant les airs fiévreux d'un jeune virtuose répétant son morceau de bravoure, (une rapsodie hongroise de Liszt me chuchote l'Homme- Mari que ce déferlement enthousiaste enlève au septième ciel!) je ne suis déjà plus de cet Capri- là.
Mon âme entêtée fouille le passé, à la recherche de celui qu'elle a perdu et qui ne reviendra jamais, l'abîme des siècles nous sépare, et la Capri dont je me souviens a disparu.
Tout me le prouve au sein de cette belle Villa Rosa, si coquette et romanesque en son jardin oriental, et une fois entre ses murs clairs, dépouillée de ses beautés anciennes, à l'exception bienheureuse d'un minuscule boudoir baroque, encore paré de l'atmosphère subtile et alanguie que lui avait insufflé son ancien créateur, un excentrique étranger depuis si longtemps enchâssé dans les sables de l'oubli..
Même l'école jadis installée en ses flancs doré n'a laissé aucun écho, aucun dessin maladroit, aucune déclaration amoureuse griffonnée d'une petite main tremblante, aucun humble bureau renfermant les précieux secrets d'un écolier rebelle...
Autant le Palazzo Cerio a maintenu, de toute la force de son élégance surannée, la suavité de ses vies antérieures, autant la somptueuse Villa Rosa d'Anacapri a égaré son coeur au cours de sa longue reprise en main par des architectes enclins au pragmatisme et à la sobriété utile.
La salle de concert ressemble à mille autres, ses murs sont blancs et distillent l'ennui, les douces présences de jadis trouveront- elles un apaisement en écoutant du haut des leurs balcons célestes, (le ciel est si proche à Capri) les élans tempétueux de ces charmants génies, lauréats du fameux concours instauré par les humanistes et dévouées soeurs Emilia et Elsa Gubitosi quand Capri se livrait aux plaisirs souriants de la Belle- Epoque ?
Nous le saurons d'ici une minute nous promet la vaillante organisatrice ! Je reviens sur terre, et serre la main de l'Homme- Mari, allons, le poids des vies anciennes ne doit pas ternir la vie neuve que le destin nous offre dans son immense indulgence ...
Je suis honteuse d'être bouleversée, et ignore comment assembler mes visions disparates d'une époque lointaine . La verte présence de l'émeraude romaine, cette bague sans cesse perdue et retrouvée depuis mon larcin involontaire à la Brocante de la via Santa Chiara, me manque de façon irraisonnée .
Ce bijou tordu, cassé, frappé du sceau d'une histoire bizarre et interminable, était une preuve tangible d'un égarement amoureux survenu deux siècles auparavant, à Capri, je suis sûre au moins de cela. Le reste me rattrape, et m'échappe depuis notre premier voyage sur l'île.
Le bavard, l'impertinent fantôme à la silhouette immatérielle, au visage flou caché sous son couvre-chef absurde, l'évanescent personnage à la voix de métal, aura-t-il la bonne grâce de se rematérialiser encore, au moment le plus improbable ? Mon passé vacille à chacune de ses rares apparitions, un voile se lève puis retombe, et ma mémoire ressemble à un jardin soudain prisonnier de la nuit brusque de novembre.
Pourquoi cet invincible désarroi, ce regret indistinct d'un furtif bonheur que ,sans doute, tout autrefois menaçait ? Un bonheur qui trouva son refuge à Capri, au sein de ce minuscule domaine en ruines qui nous a ensorcelés, un bonheur discret qui dansa sur le fil des sentiers périlleux, d'é normes rocs arcboutés sur l'indomptable mer aux féroces vagues d'aigue-marine.
Ce malaise me ronge lentement, je ne guérirai qu'en habitant au grand jour la maudite maison ensorcelée, je reviendrai à mon point de départ et serai enfin libérée ...De toutes mes forces, je supplie le promeneur inconnu de se montrer demain, bientôt, avant notre départ, le hasard, qui d'ailleurs n'existe pas à Capri, daignera- t- il nous remettre ne face l'un de l'autre ?
L'organisatrice se tait, et un jeune homme brun et de belle humeur, s'installe, nous oublie, et se jette à coeur et corps perdus et retrouvés dans une tarentelle que Liszt inventa entre Venise et Naples.
Farouche, fougueux, sa sombre chevelure agitée comme la crinière d'un cheval des mers, le jeune pianiste réveille la vie palpitante qui vous entraîne dans une ronde où l'on danse au-dessus de la mer, libre, joyeux et immortel !
Moi qui cherchais à ranimer le passé heureux, le voici qui monte comme les soleils rajeunis... Et la fidèle strophe, interrogeant l'incertaine destinée, de chanter encore et toujours :
"Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,
Renaîtront- ils d'un gouffre interdit à nos sondes,
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s'être lavés au fond des mers profondes ?
O serments! ô parfums! ô baisers infinis !"
La musique vibre et épouse l'harmonie des mots chuchotés par mon étrange nostalgie.
Un autre jeune talent s'empare à son tour du beau piano luisant à l'immense étonnement de la belle Flavia: "Un chinois ! Nous avons un virtuose chinois à Anacapri !"
La salle s'ébroue soudain sous la montée d'une houle charriant la plus indicible des tristesses, une âme en proie aux douleurs du dur amour, il ne me manquait que Chopin ! sur cette île vouée à la lumière, voici que descend la nuit noire de l'âme... Le morceau sublime s'achève... Le silence devient étouffant ...
Mais, telle une déesse de la revanche, se lève alors une jeune fille surgie des heures antiques de la Capri des pirates Grecs et des dieux endormis.
Le public se lève aussi, sous l'emprise de cette descendante d'Aspasie, l'étincelante compagne de Périclès .L'âme Grecque de Capri flamboie dès les premières notes d'un Ravel extravagant:" Une barque sur l'Océan", puis, la jeune fille, au beau nom d'Ellade, haute, fine, droite comme Athéna et robuste comme Artémis, se métamorphose en prêtresse qu'un dieu enthousiasme .
Ce n'est pas une aimable chaconne annoncée au programme ,c'est le Vésuve en fureur, c'est la pure passion de la vie qui s'abat sur nous ! C'est "Venus toute entière à sa proie attachée"!
Un grand vent de folie s'empare de nous !
Je refoule mes vagues à l'âme d'un autre siècle et applaudis à l'italienne, nous sommes tous en transes, consolés et rajeunis, miracle de la musique un soir à Capri, à l'heure divine où les dieux chuchotent quelques confidences aux humbles mortels, sous la rose lueur jaillie des roches intangibles...
"Ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours !": peut-être un, poète mal-aimé qui avait nom Gérard de Nerval, murmurait- il cette étrange promesse à une ravissante créature, en laissant glisser le crépuscule, un soir d'octobre à Capri ...
A très bientôt!
Avant la fin de cette étrange année ...
Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
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Crépuscule de dieux à Capri 10 octobre 2025 |





